Capitulum Quinquagesimum Tertium
1674
Alors qu'Elster et Friedrich revenaient de la représentation du soir d'Atys en devisant sur l'immense succès que la pièce avait eu, ils furent surpris par l'inhabituelle agitation qui régnait dans la maison. À peine la porte poussée, une servante affolée se précipita vers eux : « Jeune Maître, jeune Maître, débita-t-elle d'une traite, il faut absolument que vous veniez ! Madame Theodora est dans un bien triste et piteux état. Elle a le teint livide, comme un linge, et ses draps sont tachés du sang qu'elle crache par intermittence. Nous avons tout essayé, mais rien n'y fait, elle est dans sa chambre ». Les deux emboîtèrent le pas à la vieille servante qui, sur ses frêles jambes, avança aussi vite qu'elle put, s'engagea dans l'escalier, et en s'aidant de la rampe, en gravit les degrés jusqu'à l'étage.
Là, la comtesse gisait sur son lit, une paire d'oreillers disposés sous sa tête. Lorsqu'elle les entendit entrer, elle salua son petit frère et sa belle-sœur, mais le sourire qu'elle leur adressa ne parvint pas à dissimuler la souffrance sous-jacente. En effet, son expression, bien que sincère et se voulant apaisante, était celle d'une personne au supplice. Ils se précipitèrent à son chevet.
« Je suis désolée de vous avoir préoccupés, ce n'est rien, tenta-t-elle de les rassurer, vous connaissez Jeanne : elle s'inquiète au moindre petit quelque chose. J'ai simplement été sujette à quelques vertiges. Une bonne nuit de repos et je serai à nouveau sur pieds ».
Ils n'eurent pas le cœur à contredire ces quelques mots, mais aucun d'eux n'était assez naïf pour les croire, et tous deux avaient conscience de l'état de santé réel de leur amie. Son teint cireux, accentué par la flamme de la chandelle sur sa table de chevet, n'était en rien pour faire taire leur angoisse.
Le jeune homme s'assit au bord du lit, prit la main de son aînée entre ses doigts, et caressa doucement sa paume qui se révéla glacée. Posant le dos de son autre main sur son front, il s'aperçut qu'il était également d'une température anormalement basse. Il déglutit en tentant de ne pas laisser paraître son inquiétude, en vain. Theodora soupira, et voyant que personne n'était dupe, laissa tomber le masque.
« Je sais que c'est difficile à accepter, mais je n'en ai plus pour longtemps à vivre. Cependant, je peux d'ores et déjà vous remercier tous les deux pour les années de bonheur que vous m'avez apportées. Chaque instant à vos côtés était un véritable bonheur, et je ne regrette pas ce que fut mon existence. Merci pour tout. Petit frère, il va falloir que tu sois fort : n'ayant pas d'enfant, tu es le suivant dans l'ordre de succession, tu devras bientôt assumer seul la charge de chef de notre famille. Je sais que tu ne le veux pas, mais je suis sûre que tu seras à la hauteur, j'ai confiance en toi, j'ai toujours cru en toi. Je suis heureuse que vous soyez avec moi pour mes derniers instants ».
Elle fut interrompue par une brusque quinte de toux et dut se pencher sur le côté pour attraper une petite cuvette en métal, qui se constella de gouttelettes écarlates. Avec effroi ils ouïrent un bruit plus fort émerger de la cage thoracique de la comtesse qui cracha cette fois-ci un énorme caillot de sang. Le chanteur déglutit, retenant ses larmes à grand peine. Puis, d'une voix devenue quasiment rauque à force de tousser, elle les regarda tour à tour, et leur demanda avec un sourire qui, de toute évidence, lui était douloureux : « Kleiner Bruder, Elsterchen, est-ce que vous voulez bien chanter pour moi, pour apporter un peu de lumière à mes ultimes instants ? J'aimerais tant vous écouter une dernière fois avant de m'en aller...
— Non, ce n'est pas possible ! hurla son jeune frère, les poings serrés et la mâchoire crispée de colère, tu vas vivre, je le sais, quelques jours de repos et tu te porteras comme un charme ! Nous avons encore tant de choses à éprouver ensemble, tu ne peux pas partir ainsi, je ne veux pas...
— Si, je le peux, et malheureusement, je n'en ai pas envie non plus, mais c'est ce que je vais faire. On ne peut pas réécrire ce qui a été, et en l'occurrence, on ne peut pas changer ce qui sera, cependant je t'en prie, tu peux décider la manière dont je vivrai ce départ, et j'ai besoin que mon petit frère soit avec moi, est-ce que tu comprends ?
— Oui..., répondit-il avec une voix cassée par les larmes qui nouaient sa gorge, je l'entends. Qu'est-ce que tu veux que nous te chantions ?
— Le duo de l'Incoronazione di Poppea, je sais que vous le chantez magnifiquement bien, Elster et toi. C'est un de mes préférés parce qu'il y a toujours quelque chose en plus, une étincelle différente dans votre regard lorsque vous l'interprétez.
Ainsi, luttant contre ses émotions, Friedrich tenta de prendre quelques profondes respirations afin de calmer les battements de son cœur, et de faire refluer les larmes. Dans une certaine mesure, il y parvint, et lorsqu'il rouvrit les yeux, son regard était teinté d'une résolution nouvelle : celle d'exaucer du mieux qu'il pouvait le souhait, ou plutôt la dernière volonté de sa sœur chérie. Il se tourna vers sa bien-aimée, et après s'être assuré qu'elle le suivait, commença à battre la mesure lentement pour donner le tempo, puis la laissa commencer.
Elster fut la première à donner vie aux notes : sa voix, à présent entraînée, résonnait avec grâce dans la pièce, et appelait celle de Friedrich qui lui répondit. Elles se mêlaient, et les motifs musicaux s'offraient alternativement aux oreilles de Theodora, dont le sourire était en cet instant la seule raison de chanter des deux jeunes gens. Il chantait, ainsi que Néron le faisait, non seulement pour déclarer son amour à Poppée, mais aussi pour exhorter les flammes qui ravageaient la cité de Rome de s'apaiser, ne fussent que quelques instants, et Poppée lui répondait avec toute la ferveur dont elle était capable, avec au fond du cœur une pensée pour celle à qui cet air était destiné, celle qui constituait alors leur seul, mais enthousiaste public, une âme qu'ils tentaient désespérément de retenir au bord du précipice à l'aide de leurs notes, sans se rendre compte qu'ils en accompagnaient au contraire la chute.
Lorsque les dernières notes résonnèrent dans la chambre, la jeune noble leur adressa un dernier sourire, et murmura : « Merci infiniment, merci à vous deux, pour tout. Je vous aime » avant de fermer les yeux. « À présent, j'aimerais me reposer, si vous n'y voyez pas d'inconvénient. Puissiez-vous également trouver le repos ».
Alors, machinalement, comme ayant reçu un coup de massue, Friedrich se rendit dans le salon, suivi par Elster, qui s'assit au clavecin pour jouer un Confiteor. Celui-ci chanta en même temps, comme ultime prière pour recommander l'âme de sa sœur à Dieu, s'il y en avait un pour l'écouter. Leur nuit fut agitée et envahie par les mauvais rêves, et ils implorèrent inconsciemment le Ciel qu'ils ne fussent prémonitoires. Le lendemain, la sentence de l'aube s'abattit ainsi qu'un couperet : elle était morte. Ni les inhalations ni l'administration d'huiles balsamiques n'avaient empêché la Faucheuse de venir prélever son dernier andain pendant la nuit. Le Père Maxence lui-même vint lui donner l'extrême-onction.
Quelques jours plus tard, dans la même chapelle qui avait vu la célébration de leur union, les bancs étaient occupés par une foule plus clairsemée et vêtue de noir. Bien que le moment fût au recueillement, certains nobles, placés dans les derniers rangs, près de l'entrée, laissèrent échapper quelques bruits de conversation, alors même qu'ils essayaient d'être discrets sans y parvenir, — et encore, il n'était pas sûr qu'ils essayassent réellement de l'être.
Jouées par les grandes orgues qui, pour l'occasion, n'avaient tiré que les jeux aux timbres les plus doux, les premières notes du Requiem composé par Friedrich résonnèrent. Le tempo, éminemment lent, laissait entendre les accords mineurs de l'Introït, alors que le cercueil entrait par l'allée centrale pour être déposé devant l'autel sur deux trépieds. Le voir de ses propres yeux fut comme un choc pour lui qui n'arrivait pas à croire à sa mort. Il ne parvenait pas à écouter le prêtre, l'esprit trop embrumé pour avoir quelque pensée rationnelle que ce fût. Elster, qui pleurait en silence à ses côtés, serra sa main pour lui manifester son soutien, et lui signifier qu'il n'était pas seul dans l'épreuve, ce dont il lui sut très gré. Au moment de bénir le cercueil, le manche en métal du maillet lui rappela fortement la main de sa sœur aînée, juste avant qu'elle ne rende l'âme : il espéra qu'elle était heureuse, à présent, au moment de tracer la croix à l'eau bénite.
Enfin, lorsque le corps, enfermé dans sa sylvaine prison, fut emporté jusqu'au cimetière, il fut en tête du cortège, avançant sans réellement contrôler l'action de ses pieds. L'assemblée qui le suivait, entonnait les premières notes du chant In paradisum. Les grilles du cimetière lui parurent éminemment sinistres, impression accentuée par le gris du ciel et de la pluie qui commençait à en tomber. Là, le caveau des Von Amsel, un petit bâtiment de pierres blanches au toit couvert d'ardoises, à l'allure intermédiaire entre une église et une maison, se dressait, avec les emblèmes et la devise de la famille gravés sur le devant. La porte métallique s'ouvrit dans un grincement, comme si les morts protestaient contre l'ouverture de leur dernière demeure.
Au moment où le cercueil y fut déposé aux côtés de leurs parents, Friedrich maudit chacune des pierres de ce bâtiment qui lui avait volé sa sœur. Ensuite, bien que non-croyant, il entra et s'agenouilla à même le sol devant un crucifix et une statuette de la Vierge Marie, pour prier pendant de longues minutes, afin de recommander l'âme de son aînée, sans se soucier du reste de la procession qui attendait toujours dehors malgré les trombes d'eau crachées par les nuages. Lorsqu'il ressortit enfin, une grande partie des gens était partie, notamment les nobliaux des derniers rangs, ceux qui, même par hypocrite politesse, n'avaient pas eu le cœur d'affronter un peu de pluie. À ceux qui lui faisaient face, il adressa un remerciement muet, avant de prendre la parole pour un dernier hommage.
Après que se furent succédé nombre de personnes qui prononcèrent à l'attention de la défunte ore quelque mot ore quelque grand discours, dont la sincérité pouvait être fortement mise en doute dépendamment des raisons de leur venue sur les lieux — et d'aucuns n'avaient même pas besoin de se forcer à pleurer au vu du temps radieux —, le cercueil en bois précieux fut arraché aux regards derrière les lourdes portes qui se refermaient, comme condamnant sa propriétaire à un exil éternel. L'homme dont les orbes verts se teintèrent d'un voile de tristesse, désormais Comte d'Ansèle se rendit pourtant compte que la plus vaste solitude en cet instant était la sienne. Deux silhouettes vêtues de noir vinrent se placer à ses côtés : dans le regard de son épouse, il lut une détermination surprenante en de telles circonstances, mais la force contenue qu'il sentit dans la manière de lui prendre la main donna plus de puissance à son soutien. Il baissa les yeux vers une petite tête blonde au regard cuivré. Bon Dieu ce qu'elle pouvait ressembler à sa mère... et à Theodora. Celle-ci le considérait avec tendresse, non pas en quête de réconfort, mais dans le dessein d'en donner : son sourire faisait naître deux fossettes, incongrues dans un tel cadre, mais qui lui apportèrent du baume au cœur. Que sa fille, dévastée par la disparition de sa tante, prenne l'initiative de refouler ses propres émotions pour lui témoigner un peu d'affection le toucha au plus profond de son cœur.
Ils restèrent longtemps ensemble, sous la pluie, leurs larmes et leur chagrin se mêlant à la pluie qui tombait. Pendant ce temps-là, les quelques personnes encore présentes partirent, en silence, pour respecter le recueillement de cette famille. Il se laissa effleurer par des images, des souvenirs de sa sœur lorsqu'elle était encore parmi eux : chacun des instants gravés dans sa mémoire était teinté de joie. Rasséréné par la présence de personnes aimées, il se tourna vers elles et murmura : « Rentrons à la maison, non pas pleurer sa mort, mais célébrer sa vie. Elle qui a pavé notre chemin de joie et de rire, c'est ce qu'elle aurait voulu.
— Et elle n'aurait pas voulu non plus que nous mourions de froid parce que nous sommes trempés ! », renchérit Apolline. L'intervention de la jeune fille, quelque incongrue qu'elle pût passer dans un tel contexte, apporta au cœur de chacun un peu du baume qui lui manquait.
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