Capitulum Quadragesimum Sextum

1656

Un beau matin, en accordant un peu plus d'attention qu'à l'accoutumée aux portraits accrochés aux murs, dont certains représentaient les plus éminents membres de la lignée, et ce jusqu'à l'aïeul d'on ne savait plus quel degré qui avait servi sous le règne de Frédéric 1er de Hohenstaufen — on raconte même que c'était de là que venait le prénom du jeune diplomate, ses parents étant très admiratifs de cet ancêtre —, le baron et la baronne se décidèrent à faire réaliser le leur. Il s'agissait là d'une étape symbolique de l'entrée d'Elster dans la famille, et comme leur situation financière le permettait amplement, ils ne virent pas de raison particulière de repousser l'échéance. Ils réfléchirent longuement à la possibilité de poser ensemble ou séparément, et leur choix final se porta sur des portraits séparés, qu'ils pourraient, au besoin, accrocher l'un à côté de l'autre. Choisie sur les conseils de Theodora, l'artiste qui les réaliserait était une jeune portraitiste répondant au doux prénom d'Eozenn, élève de Guillaume Perrier, le frère cadet de François Perrier, l'ancien maître de Le Brun. Celui-là, bien que de bien moindre notoriété était tout aussi apte à lui prodiguer l'enseignement dont elle avait besoin pour devenir une peintresse de talent. La jeune artiste travaillait dans un atelier en ville, mais se déplaçait tous les jours chez les von Amsel pour réaliser ses croquis, et apprendre à les connaître, étape fondamentale afin de réaliser le portrait le plus ressemblant possible.

Selon une suggestion de sa désormais belle-sœur, le portrait d'Elster fut réalisé par une journée ensoleillée : fort heureusement pour elle, elle n'eut à rester immobile que le temps pour l'artiste de réaliser quelques croquis, et de prendre quelques notes préparatoires. Il n'était ainsi nul besoin de risquer une douloureuse crampe ou une exposition trop longue à la morsure du soleil.

Ainsi, dans un coin du jardin expressément choisi pour rendre hommage à l'occasion et à son teint, la jeune femme se tenait debout, dos à un mur couvert de plantes grimpantes aux feuilles d'un vert intense qui, par endroits laissaient le mur sous-jacent apparent avec çà et là l'une ou l'autre petite fleur blanche. Il y avait également à sa droite de hautes fleurs à longue tige rigide surmontée d'une corolle de multiples pétales allant de l'orangé jusqu'au rose. L'une d'elles reposait dans sa main droite, ses doigts fins et délicats enroulés autour de la tige afin de ne pas l'abîmer et pour la mettre en valeur. Quelques rayons faisaient également briller l'alliance en argent qu'elle portait à l'annulaire. Ses cheveux coiffés en arrière en délicieuse queue de cheval haute, prenaient au soleil une teinte cuivrée, et tout en dégageant ses oreilles au lobe exquis, laissaient son visage aux traits fins s'illuminer dans la lumière de l'après-midi. Ses fins sourcils formaient une ligne au-dessus de ses paupières closes, lesquelles empêchaient alors de voir ses prunelles couleur noisette, ou plutôt chocolat qui, par moments, se teintaient d'ambre et de miel. Vêtue non pas des robes traditionnelles de la noblesse, elle portait une simple tunique longue d'un blanc immaculé, seulement ceint d'un ruban d'un bleu profond et royal. Les manches s'arrêtaient à mi-longueur et dévoilaient ses avant-bras. Le col, relativement échancré, laissait apparaître la silhouette de ses clavicules et une partie de la musculature de son cou. Et fait assez rare pour être souligné, ses lèvres fines étaient couvertes d'écarlate. Elle semblait une Muse au milieu d'un jardin paradisiaque, surprise par quelque visiteur silencieux dans sa méditation. À quoi pouvait-elle penser ? Nul ne le savait.

Après avoir essayé plusieurs poses, celle-ci était celle qui mettait le mieux la jeune femme en valeur. La jeune peintresse se montra fort attentionnée, gardant toujours un œil sur son modèle, à des fins non seulement pratiques liées à la réalisation de l'ouvrage, mais également par souci pour sa personne : régulièrement, la dessinatrice interrompait la course de son crayon sur la feuille pour s'assurer qu'elle allait bien. Ainsi, poser se révéla beaucoup moins pénible que prévu, loin des séances interminables qu'elle avait imaginées, où elle eût été contrainte de passer des heures, sans avoir le droit de bouger de ne fût-ce l'ombre d'un d'un orteil, soupirant en se languissant qu'un vieil homme aigri et perruqué daignât choisir ses couleurs, et ce sans la moindre assurance qu'il possédât la moitié du talent qu'il comptait de cheveux naturels sur sa tête. Il n'en fut pourtant rien. L'artiste passa beaucoup de temps avec elle pour la rassurer sur sa beauté, et s'empressait de souligner avec une candide bienveillance les efforts faits pour endosser le difficile rôle de modèle, tâche dont elle s'acquittait pourtant avec un certain brio. Ces quelques mots, pour une demoiselle peu familière des portraits et des mœurs de l'aristocratie en général, était une véritable délivrance.

Quelques jours plus tard, elle eut l'agréable surprise de voir la jeune artiste sur le pas de la porte, portant sous le bras une énorme liasse de feuillets couverts de croquis. Éprouvant quelques difficultés à choisir celui qu'elle préférait pour la réalisation de son portrait, elle demanda de l'aide à tous les membres de la famille, qui unanimement désignèrent celui où la lumière du Soleil, presque déclinant, lui rendait le plus hommage.

Quant à Friedrich, il eût aimé poser en costume de scène, mais s'il ne voulait risquer de dévoiler son identité secrète, il se devait de rester discret. Il résolut donc de porter un pantalon et des chaussures noires assorties, ainsi qu'une chemise blanche. Seul un ruban de couleur rouge dans ses cheveux bouclés apportait une touche de gaieté à l'ensemble. Relativement peu inspiré, qu'il s'agît de l'endroit adéquat ou de la pose à adopter, il en essaya plusieurs, demandant conseil à Elster, à Theodora, et même au Père Maxence : son incapacité à se décider obligea toute la petite troupe à le suivre dans toute la propriété afin de décider à sa place. Ainsi, il essaya debout devant son bureau de travail, devant les immenses rayonnages en feignant de feuilleter un livre à la belle couverture reliée de cuir, dans le jardin à la même place que son épouse, dans le couloir accoudé à une commode à côté d'une statue représentant un penseur de la Grèce Antique. Rien ne convenait. Après des débats enflammés, l'avis général se porta sur le montrer assis au clavecin, clin d'œil à sa passion et à ses talents de musicien. Il eût aimé être représenté sur la scène du Théâtre Royal, mais la difficulté d'accéder à ce caprice sans déranger tout l'orchestre le fit renoncer. Ainsi, la méthode fut la même que pour son épouse, la jeune Eozenn se contenta, dans un premier temps, de ne réaliser que des croquis et de couvrir des pages entières de notes afin d'être sûre de réaliser le meilleur portrait possible. Lorsqu'elle les interrogea sur la taille souhaitée, ils convinrent d'un format intermédiaire qui permettrait de retrouver la finesse de traits et les détails sans qu'il fût trop volumineux et impossible à accrocher au mur. Détail d'importance, ils n'avaient pas non plus le même culte de la personnalité ni le même souci du prestige que leurs prédécesseurs. Après avoir recueilli toutes les informations dont elle avait besoin pour son travail, la jeune peintresse repartit à son atelier pour s'atteler à la peinture.

Une fois les portraits achevés, elle les leur apporta, emballés dans du papier grossier, mais qui constituait une protection efficace contre les intempéries, ainsi que les éventuels chocs. Lorsqu'elle les leur présenta, ceux-ci s'extasièrent sincèrement sur la rapidité et surtout sur la qualité du travail réalisé par la jeune femme. Celle-ci comptait quelques printemps de moins qu'eux, mais possédait déjà un style affirmé. Après l'avoir couverte de compliments, ils payèrent l'intégralité de la somme due. Elle s'apprêtait à partir, lorsqu'Elster l'interpella : « Damoiselle Eozenn ? C'est la première fois que je vois autant de talent chez une personne, en termes de peinture, et d'autant plus chez une femme, pour qui il doit être difficile de trouver une place dans un monde composé d'hommes. J'admire la richesse de votre technique, parfaitement maîtrisée. Auriez-vous l'extrême gentillesse de m'enseigner une partie de votre savoir ? Je vous paierai bien.

— Madame la baronne, commença la jeune fille gênée, vous n'êtes pas sérieuse, il m'est impossible de vous enseigner quoi que ce soit, je ne suis malheureusement qu'au début de mon apprentissage avec Maître Perrier. Son décès, il y a maintenant huit ans de cela, m'a contrainte à interrompre ma formation et à me rendre chez son frère, ce qui explique une différence flagrante de technique que vous remarquerez peut-être sur votre portrait. Par surcroît, ce n'est pas forcément un style qui plaît à la cour.

— Ce n'est pas ce qui plaît à la cour qui nous intéresse, mais ce qui nous plaît à nous. Et nous serions vivement intéressés par apprendre votre art. Je vous en prie !

Et c'est ainsi qu'après moult hésitations, la jeune fille devint la professeure d'Elster, qui eut l'occasion d'apprendre pléthores de connaissances sur le dessin. Guidée par une aussi aimable préceptrice, elle se passionna pour les arts plastiques, à tel point qu'une pièce de la maison fut reconvertie en atelier de peinture. Elle apprit tout d'abord le croquis au crayon, à dessiner des formes simples, à respecter les proportions, puis à organiser les différents éléments des paysages, les règles de la perspective, comment reproduire l'effet de relief sur une simple feuille. Elle s'exerça à tracer des meubles simples tels que des tables ou des chaises, puis plus complexes, des armoires, des lits, et ensuite s'essaya aux visages, aux corps humains et animaux. Elle s'entraîna également à reproduire une esquisse, à coucher ce qu'elle observait sur le papier : on la voyait ainsi régulièrement avec sa feuille, son crayon, et sa planche à dessin, à croquer le réel avec une précision qui grandit au fil de la pratique. Puis elle tenta de dessiner les édifices, de représenter la maison, son intérieur, le jardin, les fontaines du parc, le château, la chapelle, les personnes qu'elle voyait se promener, etc. Bien malgré eux, Friedrich et Theodora furent mis à rude contribution comme critiques et comme modèles parce que l'artiste en herbe était gênée de demander aux domestiques de poser pour elle, désagrément sans commune mesure avec son piètre niveau qui, selon elle, ne justifiait pas d'immobiliser d'honnêtes domestiques pendant des heures et pour un résultat bien aléatoire, ou du moins bien trop à ses yeux.

Une fois qu'elle fut capable de réaliser un dessin selon un schéma bien précis, elle apprit le fusain, la mine de plomb, avant de s'atteler à la peinture à proprement parler, et découvrit le mélange des couleurs, ainsi que la différence du support : on ne peignait pas de la même manière une fresque, un tableau, ou un panneau de bois. Elle se passionna pour cette discipline, à tel point qu'on ne la voyait pas souvent, constamment fourrée dans son atelier. Cependant, elle garda toujours un peu de temps pour les personnes qu'elle aimait. Il fallait avouer qu'il était amusant de la voir sortir de son atelier, un sourire jusqu'aux oreilles, et le visage couvert de peinture annoncer l'avancée de ses travaux. Pourtant, malgré son enthousiasme, elle gardait un air de mystère, leur interdisant formellement de pénétrer dans la pièce avant qu'elle n'eût achevé sa toile en cours et malgré la force de la curiosité, chacun respecta la volonté de la jeune baronne.

Ainsi, après un certain temps de travail acharné, sa professeure fut époustouflée de découvrir en elle un grand talent, d'autant plus qu'elle ne pratiquait la peinture que comme loisir, et non à titre professionnel. Ses proches ne manquèrent pas de la féliciter pour la force de caractère dont elle faisait preuve. Friedrich s'était bien essayé à l'exercice, mais dut reconnaître assez vite que passée l'étape des bonhommes patates ou bâtons, il était plus difficile de réaliser quoi que ce fût qui ne semblât issu d'un autre monde. Même en empruntant le mannequin articulé qui lui servait à reproduire le mouvement humain — et qui dispensait ainsi de se servir des autres comme cobaye pour les dessiner — il obtint de bien piètres résultats, et fut contraint d'admettre que sur bien des points, et dans bien des domaines, sa femme le surpassait et de beaucoup.

Pourtant, malgré le passage des années, les gens de la cour n'avaient pas renoncé à exprimer par tous les moyens possibles leur improbation des agissements de cette famille, ainsi que des aruspices qui, dans les entrailles encore fumantes d'une bête sacrifiée, lisaient ou plutôt espéraient l'incidence qui précipiterait leur chute, et surtout celle d'Elster. En effet, la jeune femme n'était toujours pas tout à fait acceptée parmi l'aristocratie, et au lieu de voir l'ardeur qu'elle déployait pour s'améliorer en peinture, sans même chercher à comprendre sa démarche, la fustigeaient, faisant courir de stupides rumeurs qui avaient pour fondement le temps qu'elle passait avec la jeune peintresse. Ils la soupçonnaient d'entretenir une relation extra-conjugale avec sa professeure et de jeter l'opprobre et la désolation sur cette famille dont le blason devait être redoré par le jeune ambassadeur, lequel devait ainsi fournir deux fois plus d'efforts pour corriger les frasques de sa compagne.

Celle-ci endossait, par son manque présumé de manières, la responsabilité de tous les maux de la terre possibles et imaginables. Bien évidemment, personne ne l'osa accuser ouvertement de sorcellerie, mais une multitude de représentantes de la gent féminine, probablement jalouses de sa condition et de la liberté que, contrairement à elle, leur rivale pouvait s'octroyer, s'évertuaient à faire courir sur son compte des bruits et des croyances infondées dans le but de la discréditer, jusqu'à entretenir la rumeur selon laquelle les leçons de dessin étaient davantage consacrées aux arts saphiques que plastiques. Le jeune baron jamais n'accorda un quelconque crédit à ces allégations. Pourtant, s'il avait une pleine confiance en son épouse, et qu'il était sincèrement heureux qu'elle eût trouvé une nouvelle passion, ressentait parfois au fond du cœur une pointe de jalousie face au temps qu'elle pouvait passer en compagnie de la jeune — et, il devait l'avouer, fort jolie — demoiselle, reconnaissable à sa silhouette élancée et au châle aux motifs écossais qu'elle portait souvent autour des épaules pour se réchauffer. Mais jamais l'idée de lui défendre de faire ce qu'elle souhaitait ne lui avait traversé l'esprit. D'autant plus que celle-ci non contente de retenir ses remarques, l'encourageait ouvertement lorsqu'il allait chanter avec de jeunes et jolies femmes au théâtre royal de Versailles, dont Camille Dubois, celle qui, pendant longtemps, avait partagé les rôles-titres avec lui. Elster avait appris que, depuis, la jeune chanteuse avait épousé quelqu'un, mais même avant cela, jamais l'idée de la jalouser pour ce qui avait été entre elle et lui ne lui avait paru raisonnable. Après tout, c'était elle qu'il aimait, et ne pas lui faire confiance n'aurait rien amené, bien au contraire. Cela eût ruiné leur chance de s'entendre. Elle devait l'admettre, Camille était une jeune femme très sympathique, très gentille, et fort talentueuse : elle comprenait tout à fait qu'il eût pu avoir une vie avant elle, et les rares fois où elle avait été amenée à rencontrer la chanteuse, elle l'avait trouvée d'une grande gentillesse, et d'une grande beauté. 

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