Chapitre 7

Une fois arrivés au bout du tunnel, les trois amis débouchèrent sur ce qui s'apparentait à une fourmilière humaine. Des habitations précaires se serraient les unes aux autres et s'empilaient tels des châteaux de cartes. Les fenêtres, étroites, étaient pour la plupart dénuées de carreaux ; seuls de minces rideaux rapiécés faisaient barrière entre la case et la rue bruyante. Les allées étaient assez larges pour que deux voitures puissent se tenir côte à côte, à supposer que les voitures soient monnaie courante ici. Les moyens de locomotion se résumaient à des cabines de porteurs en bois. Cabines transportées par des esclaves, évidemment. La chaussée était faite de pavés irréguliers, ce qui exigeait une extrême vigilance quant à la question d'où poser le pied. Des centaines de milliers de passants grouillaient dans ces rues assombries par l'étrange astre qui luisait dans le ciel. Il s'agissait d'un soleil très différent de celui que Charlotte connaissait. Celui-ci était couleur sang et était quatre fois plus gros. Il semblait prêt à exploser et à répandre sa lave dévastatrice sur ce bas-monde.

Charlotte et Bonnie suivirent docilement Stefan à travers la foule. Ils ne savaient pas où aller, mais s'ils s'arrêtaient, ils seraient happés par les hordes de gens qui allaient et venaient de partout, dans tous les sens.

Charlotte fut frappée par le nombre incalculable de mendiants qui réclamaient à manger. Il y avait toutes les classes d'âge confondues, tous les genres, tous les profils.

_ Un souvenir contre une pièce, Monsieur, fit une petite fille en tirant la manche de Stefan.

Elle tenait dans ses mains une sphère en verre pas plus grosse qu'un poing, dans laquelle une brume blanche tournoyait lentement. La petite fille, d'environ dix ans, haute comme trois pommes, était pieds nus et vêtue de guenilles. Elle avait froid. Elle avait faim. Sa tunique sale recouvrait tristement son corps amaigri, et ses cheveux bruns formaient un formidable sac de nœuds. Pourtant, malgré son état de santé fragile et son hygiène douteuse, ses yeux reflétaient une innocence pure. Cette enfant était si jeune... Et elle affrontait déjà tant de choses ! Charlotte eut envie de faire quelque chose pour elle, pour l'aider à faire face, ou, encore mieux, la sortir de cette situation. Elle fouilla ses poches, regarda si elle portait des bijoux, mais non.

_ Stefan, il faut faire quelque chose, on ne peut pas simplement passer notre chemin...

Bonnie était d'accord avec elle. Elle avait déjà sacrifié un collier de perles à un autre sans-abri quelques mètres plus loin, et ne pouvait en faire davantage pour la fillette. Stefan leur adressa un regard compatissant, mais ne semblait guère être aussi touché que les deux jeunes femmes. Sûrement avait-il vu des sorts bien pires au cours de sa longue vie. Charlotte pouvait difficilement imaginer pire existence que celle de la petite fille qui la regardait avec des yeux brillants.

_ Ils sont des milliers, on ne peut pas tous les aider, raisonna Stefan. Et ce n'est pas notre combat. Nous n'appartenons pas à ce monde, et nous avons d'autres préoccupations.

Le sang de Charlotte ne fit qu'un tour. Elle était scandalisée.

_ Stefan n'a pas tout à fait tort, appuya Bonnie. Même si cela ne m'enchante pas plus que toi... On doit se concentrer sur Damon. Si déjà on parvient à le libérer de l'emprise du démon et d'Elena, je serai heureuse. Je suis désolée...

_ Vous vous entendez parler ?! s'exclama Charlotte, effarée. Comment pouvez-vous tenir un discours pareil alors que la misère est sous vos yeux ?! Même si c'est perdu d'avance, on doit essayer, on doit faire de notre mieux pour changer les choses ! Je vous pensais plus humains que ça, enfin façon de parler.

Elle était révoltée par l'attitude de ses amis, et encore plus par cet étrange endroit et la société qui y siégeait. On l'avait prévenue, elle savait dans les grandes lignes à quoi s'en tenir, qu'il y avait un système d'esclavage et que le malheur s'abattait sur des tas de personnes. Mais elle ne semblait pas avoir saisi l'ampleur de la chose avant d'en faire le constat de ses propres yeux. Les gens étaient fous ! Et sans pitié !

Charlotte se tourna vers la fillette, qui attendait toujours sa pièce.

_ Comment tu t'appelles ? lui demanda-t-elle d'une voix douce.

_ Anja, répondit l'enfant.

_ Bien. Anja, est-ce que tu as une famille ?

La petite brune prit un air perplexe. Elle fronça les sourcils.

_ C'est quoi une famille ?

_ Tu sais... Des parents, un frère, une sœur...

Anja secoua la tête en signe de négation.

_ Est-ce que quelqu'un s'occupe de toi ? insista pourtant Charlotte.

_ Pourquoi j'aurais besoin qu'on s'occupe de moi ? Je me débrouille.

Elle semblait vexée par les questions posées. Charlotte n'en fut que plus alarmée. Une idée folle lui traversa l'esprit ;

_ Anja, on aurait besoin de ton aide. Nous sommes peu habitués à ce Royaume, et, euh... On aurait besoin d'explications sur les règles et codes à suivre, pour pouvoir faire ce qu'on a à faire. En échange, tu pourrais rester avec nous, et on te protégerait. Et on te trouverait à manger, ajouta-t-elle en détaillant la silhouette presque squelettique de la fillette. Ça te dit ?

Stefan s'apprêtait à protester, mais Anja répondit du tac au tac ;

_ C'est d'accord !

Charlotte lui offrit un sourire bienveillant. La mine réjouie de l'enfant lui mit un peu de baume au cœur. Elle ne savait pas ce qui lui avait pris, elle ne serait peut-être même pas en mesure de tenir ses promesses. Mais elle devait essayer. Elle refusait de rester les bras croisés devant cet océan de famine. Elle ne pourrait pas tous les sauver, mais elle pourrait au moins aider Anja.

_ Vous voulez mon souvenir, Madame ?

La petite fille lui tendit la sphère qu'elle tenait dans les mains. La brume qu'elle contenait était hypnotisante, ses tourbillons captaient le regard. Charlotte prit le globe de verre, qui s'avéra être étonnamment léger. Elle ne sut pas quoi en faire. Apparemment, l'objet renfermait un souvenir d'Anja, mais pourquoi se séparer d'un souvenir ? La réponse paraissait évidente ; c'était pour oublier le malheur vécu, la douleur supportée. Charlotte ne put se résoudre à le regarder ; elle fourra la sphère dans sa poche.

_ Merci, dit-elle simplement. Tu peux m'appeler Charlotte. Voici Bonnie et Stefan. Il est notre maître et il est très gentil, tu verras.

_ Votre maître ? demanda Anja, interloquée. Vous n'avez pas l'air... Enfin, peu importe !

_ Est-ce que tu saurais où on pourrait loger ? la questionna Bonnie. On n'a pas vraiment eu l'occasion de nous reposer dignement ces derniers temps.

_ Il y a plusieurs auberges dans le Secteur, indiqua la fillette. La plus proche est à deux rues d'ici, je peux vous y emmener !

Le trio accepta volontiers, et emboîta le pas à Anja qui sautillait en esquivant habilement la foule.

Charlotte et Stefan bravaient la foule, en prêtant attention au chemin qu'ils empruntaient pour ne pas se perdre. Le jeune homme avait suggéré qu'ils aillent se nourrir elle et lui, pendant que Bonnie s'occupait d'Anja. L'hérétique se doutait qu'il s'agissait d'une excuse pour parler en tête-à-tête, car il serait difficile de trouver des donneurs consentants dans un monde où le sang coulait facilement. Charlotte savait pertinemment que si elle s'arrêtait pour demander au premier humain venu si elle pouvait boire son sang elle attirerait l'attention sur elle. Lorsqu'un vampire avait besoin de s'abreuver, il se servait. Point. C'était une évidence dans ce Royaume. Mais ni elle ni Stefan ne voulaient s'en prendre à de malheureux innocents qui souffraient déjà suffisamment de leur condition, car tous les humains étaient esclaves ici, et même quelques loups-garous, puisqu'ils ne changeaient d'apparence qu'une fois par mois. Espérer trouver une âme charitable relevait donc de l'absurde ; pourquoi accepter d'offrir son sang à deux créatures des ténèbres ?

_ Tu n'aurais pas dû mêler cette petite à cette histoire, lui reprocha soudain Stefan.

Charlotte l'attira dans une impasse miraculeusement déserte. La conversation qu'ils s'apprêtaient à avoir nécessitait une discrétion absolue.

_ On a besoin de son aide, répliqua-t-elle. On ne sait rien de ce monde, et si on ne veut pas se faire démasquer on doit connaître les codes. Et puis elle pourrait nous renseigner sur la race du démon qui manipule ton frère, peut-être même nous dire qui il est !

_ Certes, mais elle ne doit pas avoir plus de douze ans, elle est humaine, et elle est fragile... Et qu'est-ce qui nous garantit qu'elle ne nous vendra pas à la première occasion ? Elle l'a dit elle-même ; elle sait se débrouiller. Qui nous dit qu'elle ne joue pas la comédie en se faisant passer pour toute mignonne et innocente ?

_ Tu as raison, elle pourrait nous la faire à l'envers. Mais je ne pense pas que ce soit le cas. Tu l'as vue ? Elle a la peau sur les os ! Si elle avait l'habitude d'arnaquer les gens pour arriver à ses fins, tu ne crois pas qu'elle serait en meilleure forme ?

_ Les gens d'ici ne sont pas idiots, et la plupart savent lire dans les esprits grâce à leurs pouvoirs, objecta Stefan. Et, même en admettant qu'elle soit digne de confiance, on ne peut pas se permettre de l'inclure dans notre périple uniquement parce que ça nous arrange. Ce n'est qu'une enfant sans défense et dont l'existence n'est pas irremplaçable. Si jamais il lui arrivait quoique ce soit, ce serait de notre faute.

_ Dans ce cas j'en assumerai la totale responsabilité, décréta Charlotte d'un ton catégorique. C'est moi qui lui ai demandé de se joindre à nous, comme tu l'as si bien dit. Je me chargerai de la protéger en cas de nécessité.

Elle n'avait aucune idée de si elle était capable de tenir sa parole, mais elle avait le sentiment qu'elle ferait tout pour sauver Anja en cas de danger. Peu importait le prix. Elle avait voulu la sortir de la misère, mais la conduisait sur la route de l'Enfer. Elle était garante de sa vie. Elle n'avait pas le droit de la laisser mourir par sa faute.

_ Comme tu voudras, céda le vampire après de longues minutes de réflexion. J'espère que ta promesse ne s'avérera pas intenable...

_ Je l'espère aussi, souffla la jeune femme.

Elle baissa les yeux sur ses poignets, toujours liés par une corde. Le nœud était assez lâche pour lui faciliter les mouvements, mais elle n'en restait pas moins ligotée. Elle se demanda comment ils comptaient venir en aide à Damon en étant sous couverture. Et la foule permanente n'aiderait pas non plus ! Ils seraient toujours sous surveillance, prêts à se faire arrêter, voire pire...

Charlotte repensa aux remarques qu'elle avait perçues à son sujet depuis leur arrivée au Royaume. Les créatures des ténèbres semblaient particulièrement attirées par elle, mais pourquoi ? Cette pensée était si peu confortante...

_ Stefan ?

_ Oui ?

_ Pourquoi est-ce que les gens d'ici agissent de cette façon avec moi ? demanda-t-elle, sachant inutile de préciser qu'elle faisait allusion aux paroles obscènes du douanier.

Stefan prit soin de bien choisir ses mots pour lui répondre, ce qui ne la rassura pas vraiment.

_ Tu es une hérétique, commença-t-il, donc rare et puissante. Mais même parmi les quelques hérétiques qui existent, tu es particulière. Ton aura ne dégage pas la même chose que le commun des surnaturels ; alors que nous renvoyons des ondes de pouvoirs, montrant notre puissance, et dégageons naturellement des signaux trahissant notre nature sanguinaire, tu irradies de lumière. Ton aura propage bonté, amour, et justice. Tu n'imposes pas ta force dans le but de défier. Et ça, les vampires et autres créatures n'y sont pas coutumiers. Ça les perturbe. Ton cas est unique et suscite curiosité. La plupart réagissent comme ce stronzo de douanier ; ils s'excitent, fantasment, essaient d'attirer tes bonnes grâces... Ils ne désirent qu'une chose ; un échange de sang. Ta force est si peu commune qu'ils cherchent à se l'accaparer par ce moyen.

Il marqua une pause avant d'ajouter ;

_ Et puis... Tu es tout sauf laide.

Charlotte se sentit rougir dans la pénombre de la ruelle. Elle n'avait pas conscience de dégager une telle aura, et encore moins d'être jolie. Elle en frissonna, d'autant plus que le compliment ne venait pas de n'importe qui. Stefan Salvatore était certainement l'être le plus beau qu'elle avait eu la chance de contempler. Ses prunelles émeraude brillaient toujours d'un éclat vif, révélant vivacité d'esprit et grand cœur. Et la façon qu'il avait de couvrir Charlotte de ces yeux-là lui faisait toujours oublier ce qu'elle voulait dire. Le reste du visage du jeune homme était merveilleusement sculpté ; ses pommettes étaient une véritable œuvre-d'art, ses traits parfaitement ciselés, et il avait des lèvres à se pâmer.

Charlotte mit un certain temps avant de se rendre compte qu'elle dévorait le vampire du regard. Gênée, elle s'arracha à contrecœur de sa contemplation pour fixer un point plus loin. Elle ne pensait plus du tout à ce qu'il venait de lui révéler sur sa nature fascinante d'hérétique.

Stefan esquissa un sourire devant son attitude. Elle eut envie de disparaître. Il s'approcha d'elle et mêla délicatement ses doigts aux siens. Charlotte retint son souffle. Leurs yeux se croisèrent, et, pour une fois, elle n'y lut aucune peine, aucune culpabilité, aucun tourment. Le souvenir du jour où il l'avait invitée à boire son sang lui revint. Il avait refusé qu'elle lui donne le sien, ne voulant pas la brusquer avec un échange de sang, cet acte à la connotation si particulière. Elle était amnésique, et il avait préféré laisser sa faim le tirailler plutôt que de profiter de la situation. Comment avait-elle pu douter une seconde des intentions de Stefan ? Comment avait-elle pu imaginer qu'il l'avait épousée parce que son aura l'intriguait, comme elle intriguait tous les autres vampires ? Charlotte se sentit stupide, et un sentiment de honte l'envahit.

_ Pourquoi tu ne me traites pas comme eux ? questionna-t-elle à mi-voix, les yeux rivés sur leurs mains.

_ Nous nous sommes connus avant ta transformation en vampire. On a pris le temps de se connaître. Je sais qui tu es, et peu m'importent tes dons surnaturels.

_ Mais ma transformation n'aurait-elle pas dû y changer quelque chose ?

_ Je ne veux en aucun cas te prendre ta force, par aucun moyen, dit Stefan avec sérieux. Je ne veux pas m'approprier des vertus qui ne sont pas les miennes, encore moins si elles sont à toi. Elles te vont si bien. Tu vois le bon même là où il n'y a plus aucun espoir d'en trouver, tu redonnes le sourire à ceux qui, comme moi, l'avaient perdu. Même si je te prenais tout ça, je ne saurais pas m'en servir comme tu le fais, avec naturel et facilité.

Charlotte fut émue par un tel discours. Au fond d'elle, une petite voix lui chuchota qu'elle était ridicule à le fixer, les joues rosies et le cœur affolé, mais elle la fit taire rapidement. En cet instant, elle se fichait complètement d'être ridicule ou non. Tout ce qui comptait, c'était cette connexion qui s'était établie entre eux, ce lien puissant qu'elle ne pouvait pas expliquer. Elle sentait que les mots étaient de trop pour se comprendre, qu'il suffisait d'un regard. Et son pouls qui ne cessait de s'accélérer... La sensation était presque grisante, elle adorait ça !

_ Tu ne te débrouilles pas trop mal non plus avec la bonté, dit-elle dans un sourire. Et tu as un don pour remonter le moral. Tu sembles nous opposer toi et moi, pourtant j'ai l'impression qu'on se ressemble plus que tu ne veux bien l'admettre.

_ Tu ne sais pas ce que tu dis, souffla Stefan, à son tour saisi par l'émotion.

_ Bien sûr que si.

Développer était inutile, et de toute façon elle en était incapable. Elle ne pouvait expliquer avec précision ce qu'elle ressentait, c'était trop confus, trop poignant. Stefan l'avait compris, ses yeux le lui disaient.

Charlotte éprouva soudain une envie un peu folle ; et si elle l'embrassait ? Elle ne voyait pas ce qui pourrait l'en empêcher, ils l'avaient déjà fait par le passé, elle en avait eu la preuve par la transmission de pensées. Et leur proximité à cet instant devenait insoutenable ; soit elle y mettait fin, soit elle faisait disparaître le mince espace qui les séparait.

Elle se demanda quel goût avaient ces lèvres qui semblaient l'appeler. Naturellement, elle avait rapproché son visage de celui du jeune homme, qui avait vraisemblablement saisi ses intentions. Il ne fit rien pour la stopper, bien au contraire ; il posa une main douce sur la joue brûlante de Charlotte, dont le cœur menaçait de sortir de sa cage thoracique.

_ Stefan...

La jeune femme s'apprêtait à tout gâcher en demandant inutilement s'ils avaient le droit de faire ce qu'ils étaient sur le point faire. Stefan fit taire le doute en scellant ses lèvres à celles de l'hérétique. Sa femme. Et un feu d'artifices explosa en elle, lui faisant perdre pied.

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