Chapitre 6

Le trajet jusqu'à Memphis ne dura pas plus de trois jours, ce qui rassura Bonnie et surprit Charlotte.

Stefan et elle étaient épuisés ; ils avaient couru sans relâche à une vitesse supersonique. Ils éprouvaient le même besoin de sang, mais ils étaient visiblement revenus dans la zone déserte de vie.

Une fois le trio devant Graceland, ils soufflèrent. Bonnie avait un léger vertige dû à la vitesse du voyage.

_ On ne devrait pas voir une espèce de vortex interdimensionnel ? demanda-t-elle, après avoir contemplé la façade de la demeure d'Elvis Presley.

Charlotte s'était posé la même question.

La bâtisse était imposante, à l'image de l'icône à laquelle elle avait appartenu. Le porche blanc s'élevait à environ cinq mètres, et la maison de briques en faisait certainement plus que le triple en longueur. C'était massif, mais élégant à la fois. La façade était d'une propreté impeccable, et les végétaux étaient taillés avec précision. Le domaine semblait figé dans un air de perfection.

Ce fut justement ce détail qui interpella Charlotte ; le bâtiment n'était pas détruit, contrairement au reste des habitations de Memphis et des autres villes alentours. Peut-être que le portail a protégé le domaine de la tornade surnaturelle qui a balayé la région, se dit la jeune femme.

_ Vous sentez l'énergie que dégage l'endroit ? Pas de doute, le portail ne doit pas être loin, dit Stefan. Il est sûrement à l'intérieur. Ouvrons l'œil.

Les trois amis s'engouffrèrent dans la villa, se répartissant l'exploration des pièces. Ils n'eurent pas besoin de chercher longtemps ; l'atmosphère était gorgée d'énergie dans la pièce à vivre, au point qu'elle en était presque palpable. L'air semblait chargé en électricité, si bien que l'on discernait des étincelles graviter autour d'un point ; le-dit portail vers le Royaume des Ombres.

Charlotte en était secouée. Alors il était vraiment possible de voyager d'une dimension à une autre ? Après tout, elle était mi-vampire et mi-sorcière, et ses propres amis n'étaient pas humains. Tout était envisageable ! Mais ce portail la turlupinait plus que le reste, pour une raison qu'elle ignorait. Elle sentait qu'elle ne pourrait plus faire marche arrière une fois la barrière franchie, que tout basculerait et que rien ne serait plus comme avant. Remarquez, elle ne connaissait pas cet "avant"...

Elle s'avança en direction des particules de lumière, comme hypnotisée. Elle éprouvait l'envie folle de les toucher, de les capturer. Est-ce qu'elle se brûlerait ?

_ Il va falloir vous attacher les poignets, rappela Stefan. Comme vous jouerez le rôle d'esclaves, j'imagine que j'endosserai celui du maître... J'avoue que l'idée ne m'enchante pas plus que vous, dit-il devant les mines moroses de Bonnie et Charlotte, mais il vaut mieux jouer la carte de la prudence et se fondre dans le décor. Je préfère ne pas imaginer ce qui peut arriver si on nous démasque.

_ C'est de la folie, fit la rousse d'un ton catégorique. J'ai très envie de changer d'avis et de rester dans cette dimension. Après tout, il y a autant à faire ici ; tout est en ruine ! On pourrait remettre les villes sur pied une à une...

_ Je crois que c'est encore plus insurmontable que de ramener Damon, répliqua Charlotte. On en aurait pour des années ! Et puis, même si on y parvenait, il ne reste plus personne pour peupler les villes. Non, franchement, ce serait inutile, et on n'a pas le temps pour ça. Avec quoi doit-on se lier les poignets ? ajouta-t-elle en se tournant vers Stefan.

_ De la corde devrait suffire, sinon on trouvera bien le nécessaire là-bas, s'il y a tant d'esclaves.

Il semblait vraiment dégoûté par le concept. Comment ne pas l'être ? L'esclavage était une des pires choses inventées par l'Homme. Contraindre les gens à faire le sale boulot, à satisfaire toutes les demandes quelles qu'elles soient, à accepter leur condition sous peine de représailles violentes... Rien que d'y penser, l'hérétique en eut des frissons. Elle n'était pas prête à expérimenter une telle chose, même si c'était pour de faux et qu'elle savait que Stefan ferait tout pour les protéger, elle et Bonnie. Elle était terrifiée. Dire qu'elle mettait sa vie en danger pour un inconnu ! Elle espérait qu'il apprécierait au moins le geste !

Bonnie fit apparaître une corde de nulle part et la tendit à Stefan, qui la noua autour des poignets des deux jeunes femmes. Lorsque Charlotte croisa son regard, elle vit à quel point il était désolé. Et cela la faisait se sentir encore plus mal...

_ Allons-y, de toute façon on n'a pas d'autre choix, dit sombrement Bonnie.

_ Attendez, qu'est-ce qu'on fait exactement une fois dans le Royaume ? demanda précipitamment Charlotte. Est-ce qu'on a un plan qui tient debout ?

Stefan et Bonnie se regardèrent et le même air consterné recouvrit leur visage.

_ Avec la description qu'on a de notre destination, je ne pense pas qu'un plan soit nécessaire, tant c'est l'anarchie, répondit le vampire. Je veux dire, ça n'est pas la peine de plancher sur un stratagème complexe si c'est pour qu'il s'écroule à la seconde où on arrive au Royaume. Et puis, on ne connaît pas le terrain, on se lance dans l'inconnu, alors...

Il laissa sa phrase en suspens, ayant l'air de douter de ses propres propos. Cela ne rassura en rien Charlotte, qui tirait nerveusement sur la corde qui attachait ses poignets. Certes, l'endroit serait nouveau pour eux trois, mais avoir un plan, même un début de plan, serait un point de repère, de quoi ne pas être totalement déstabilisé. Ils se lançaient dans une opération perdue d'avance...

_ Ça se passera bien, souffla Stefan. Allez...

Il empoigna la corde, ce qui donna à Charlotte l'impression d'être promenée comme un chien, puis s'avança vers le portail. La lumière tressauta lorsqu'il passa de l'autre côté. Bonnie traversa la barrière à son tour, non sans avoir fermé les yeux par précaution.

Charlotte ne voulait pas traverser. Elle avait changé d'avis. Elle ne voulait pas aller vers une mort certaine. Tant pis, ils se débrouilleraient sans elle ! Mais c'était sans compter sur ses menottes de fortune, qui l'obligèrent à avancer. Malgré elle, Charlotte marcha droit vers le portail, et sentit le sol se dérober sous ses pieds. Le néant l'engloutit.

... Elle est tellement belle...

... J'ai entendu dire que le vampire qui l'a transformée est dingue d'elle...

... Tu crois qu'elle a bon goût ?...

... T'as vu la carrure de son maître ? Franchement, vu l'aura qu'elle dégage, ça m'étonne qu'elle soit son esclave...

... C'est tellement rare, les vampires esclaves ! Mais celle-ci doit être de très bonne compagnie...

... C'est une hérétique, les gars, sans aucun doute...

... Je parie six bouteilles de vin de magie noire que je peux l'avoir si je tue son maître...

... Une fille pareille, ça devrait être interdit...

Charlotte remua doucement ses yeux sous ses paupières. Une douleur la lança à la nuque, ce qu'elle interpréta comme un hématome potentiel. Elle était un peu sonnée par ce qui venait de se passer. Que s'était-il passé, au juste ? Elle avait franchi le voile qui séparait les deux dimensions, puis s'était sentie tomber, tomber... A moins que ce ne fût l'inverse, qu'elle s'était élevée ? Ensuite, une vague de froid avait déferlé sur elle, la pénétrant jusqu'aux os. Et puis plus rien. Son corps avait heurté quelque chose de dur ; de la pierre ? Et ces voix qu'elle entendait au loin...

Une caresse lui fit complètement ouvrir les yeux.

_ Tu vas bien ? s'inquiéta un homme aux prunelles émeraude.

Stefan ! Elle avait failli l'occulter de sa mémoire une seconde fois !

Bonnie apparut elle aussi dans son champ de vision, échevelée.

_ Je vais bien, affirma Charlotte, dont la voix chevrotait à peine. Où sommes-nous ?

_ On dirait une douane, répondit la sorcière.

Bonnie avait le teint encore plus pâle que d'ordinaire. Ses grands yeux noisette étaient embués de larmes. L'expérience interdimensionnelle l'avait retournée.

Charlotte détailla du regard les lieux. Ils se trouvaient dans un large tunnel aux extrémités difficilement discernables, et à l'éclairage mourant. A leur droite se trouvait un bureau où était assis un homme aux épaules carrées et à l'air sévère. Une foule de gens se pressait devant lui, dont un bon nombre portaient des bracelets de corde, à son instar.

Stefan, après s'être assuré une dernière fois que Charlotte allait bien, se plaça en bout de file, tenant fermement la corde qui liait ses "esclaves".

_ Stefan, tu devrais faire comme tout le monde et t'imposer. Ça fait quinze fois qu'on nous passe devant, chuchota Bonnie.

Le vampire acquiesça et tâcha d'avoir l'air aussi cruel et impétueux que les autres créatures surnaturelles qui les entouraient. Il leur fraya un chemin dans la foule et atteignit le bureau.

L'homme qui le tenait se révélait être un vampire peu commode. Il demanda sèchement à Stefan de soumettre ses noms et prénoms et d'indiquer la nature de sa marchandise.

_ Excusez-moi, quelle marchandise ? demanda Stefan, sur un ton poli qui ne convenait pas au lieu dans lequel il se trouvait.

Le vampire douanier éclata d'un rire gras, puis s'arrêta brusquement et planta ses yeux dans ceux de Stefan. Charlotte eut la chair de poule et se rapprocha instinctivement de son mari.

_ C'est pas un lieu touristique ici, mon gars, répondit le vampire d'une voix glaciale. Les femelles que tu tiens là ne sont pas que de la déco, j'imagine ? Bon. Je veux savoir d'où elles viennent, leurs atouts, et combien tu comptes les revendre.

Bonnie tremblait comme une feuille et semblait sur le point de s'évanouir. Elle s'agrippait si fort au bras de Charlotte que celle-ci craignait qu'elle n'altère sa circulation sanguine. Cependant, elle non plus ne faisait pas la fière devant le colosse de vampire qui faisait face à Stefan. Elle s'inquiétait pour leur couverture. Ils n'avaient vraiment pas l'air d'un maître et de ses deux esclaves.

_ La rousse est médium, et elle se retrouve ici à cause d'un pari perdu. Je pensais la mettre aux environs de deux mille, parce qu'en plus de ses dons en sorcellerie, elle est docile et agréable à regarder, dit Stefan de manière détachée à son interlocuteur.

Le douanier ricana. Bonnie étouffa un sanglot.

_ Eh bien, Monsieur Salvatore cache bien son jeu ! En voilà un qui s'y connaît ! Moi je dis que t'arriveras facilement à trouver preneur, les rousses sont rares et ont bonne réputation. Et la blonde, derrière, c'est quoi son petit nom ?

Charlotte se raidit. Le vampire lui décochait des regards aguicheurs, ce qui ne lui convenait pas du tout. Elle se sentit salie. Sans compter qu'il masquait à peine ses pensées et que les paroles qu'il lui envoyait relevaient de la vulgarité profonde.

Stefan avait dû capter les pensées du douanier lui aussi car il prit un ton menaçant :

_ La blonde, comme vous dites, n'est pas à vendre. Maintenant, laissez-nous passer je vous prie.

La convoitise se volatilisa des yeux du vampire et fut remplacée par de la défiance.

_ Oh, alors Salvatore est égoïste ? Il ne veut pas laisser les autres profiter de ce joli morceau... Une fille si belle, et avec une aura si vibrante, ça te ferait gagner beaucoup d'argent... Même Orochi se laisserait tenter ! Allez... Donne-moi son prix, que je placarde tout le Royaume d'affiches avec sa bouille d'ange dessus... Ils vont tous se ruer sur elle, tu deviendras le vampire le plus riche du Secteur...

Stefan bouillonnait de l'intérieur, Charlotte le voyait. Elle-même était outrée par les propos du douanier, mais la peur prenait le dessus sur son effarement. Stefan ne devait pas se jeter sur lui, ou ils seraient démasqués pour sûr. Elle essaya de le calmer le plus discrètement possible en lui posant une main sur le bras. Sans effet. Il semblait avoir oublié sa présence et celle de Bonnie. Ses yeux lançaient des éclairs meurtriers en direction du vampire douanier. Charlotte était heureuse de ne pas être la destinataire de ce regard, autrement elle aurait été certaine de finir liquéfiée sur place. Stefan se pencha par-dessus le bureau et rapprocha son visage de celui du douanier. L'air ambiant était chargé d'une tension palpable.

_ Ne vous avisez plus jamais de parler d'elle de cette façon, et encore moins avec ce ton désinvolte, siffla-t-il entre ses dents. Ou je vous jure que je vous viderai de votre sang après vous avoir arraché les crocs. Vu ?

_ Si tu savais ce que j'aimerais voir ça, le provoqua le douanier.

_ Ça suffit, tempéra Charlotte.

Elle était sortie de son mutisme pour calmer le jeu, sachant qu'ils le regretteraient très fort si les choses allaient trop loin. Quelqu'un devait intervenir, et Bonnie ne serait pas d'une grande aide en refoulant ses larmes de panique. Alors Charlotte prit une grande inspiration et fit face à l'imposant vampire.

_ Je ne vous demanderai pas de compte ni de vous excuser auprès de moi car on a à faire, dit-elle en maîtrisant les tremblements de sa voix. En revanche, je vous prierais de demander pardon à Stef... mon maître, et de nous laisser passer sans faire d'histoire.

_ Comme tu voudras, ma belle, sourit le douanier dans une vaine tentative de séduction. Excuse-moi, Salvatore. Allez, passe.

Son regard se fit de nouveau meurtrier lorsqu'il s'adressa à Stefan, mais au moins il leur avait accordé le droit de passer. Soulagée, Charlotte soupira. Stefan retrouva son calme et reprit son rôle de maître. Bonnie manqua de s'évanouir tant son stress l'avait dévorée, et Charlotte la soutint comme elle put avec ses mains liées. Le trio contourna le bureau du douanier et s'enfonça dans le tunnel humide. Ils marchèrent dix minutes, puis vingt, une demi-heure...

Les pensées que Charlotte avait captées à son arrivée à la douane l'avaient bouleversée ; elle était quasiment certaine qu'il était question d'elle. L'épisode avec le vampire l'avait confortée dans sa théorie. Pourquoi générait-elle cette convoitise chez les êtres surnaturels ? Qu'avait-elle de si particulier, hormis sa nature d'hérétique ? Elle ne se savait pas particulièrement séduisante. Une question s'imposa alors dans son esprit ; et si Stefan l'avait épousée pour la même raison qui faisait que toutes ces créatures la désiraient ? Alors leur lien n'avait pas de sens, leur relation n'était pas réelle, ne valait rien... Elle se sentit soudain si triste, si déçue. Elle avait voulu croire en eux, Stefan était comme un pilier pour elle, il l'avait guidée dans le labyrinthe qu'était devenue sa vie. Elle avait goûté à l'espoir, elle avait espéré réparer les dégâts causés par son amnésie sur leur amour. Mais non, au final tout cela n'était peut-être qu'illusoire...

_ Stefan, promets-moi que tout ce que tu m'as dit était vrai, l'implora-t-elle en silence. Je ne veux pas...

Elle n'acheva pas sa phrase. Que ne voulait-elle pas ? Se retrouver seule à nouveau ? Avoir le cœur brisé ? Mais... Elle ne l'aimait pas. Pas encore. Il était trop tôt. Elle n'avait plus de passé avec lui. Ils avaient encore du chemin à parcourir avant de se retrouver tout à fait. Alors comment pourrait-elle avoir le cœur brisé si elle n'était pas amoureuse ?

_ Je te jure que mes sentiments sont réels, Charlotte. Je te le jure, et je suis un homme de parole.

La voix télépathique de Stefan était parfaitement distincte et l'enveloppait dans un cocon de bien-être. Il était si délicat... Le doute lui était impossible en cet instant ! Mais il n'avait pas exactement répondu à sa demande. Elle décida tout de même de le croire, car elle n'envisageait pas les choses autrement. D'ailleurs, elle s'était promis plusieurs fois de recouvrer la mémoire justement pour faire disparaître cette douleur de ses yeux. Son mari ne supportait visiblement pas le fossé qui s'était creusé entre eux depuis leurs retrouvailles, et cela fendait le cœur de la jeune femme.

_ Je te fais confiance, lui répondit-elle simplement, un étrange sentiment d'insécurité naissant au plus profond de son âme.

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