Chapitre 2
Clac !
Clac !
Clac !
Un bruit répétitif sortit Charlotte de son sommeil sans rêve, non sans lui arracher une plainte. Elle chercha à tâtons l'interrupteur de la lampe de chevet, puis ouvrit les yeux.
Clac !
Clac !
Clac !
Elle ne comprit pas tout de suite d'où provenaient les coups, alors elle se risqua hors du lit et foula le plancher de ses pieds nus. En se rapprochant de la fenêtre, le claquement se faisait plus fort, alors la jeune femme jeta un coup d'œil à l'extérieur.
Quelle idiote ! Ce n'était que le volet qui n'était pas attaché ; le vent le faisait battre contre le mur, contre les carreaux, contre le mur... Charlotte ouvrit la fenêtre et se pencha pour fermer une fois pour toute ce volet et dormir tranquillement. Mais le panneau de bois lui échappait des mains ; le vent se déchaînait.
Elle se pencha un peu plus pour tenter d'attraper ce fichu volet. Quelques centimètres de plus et elle passerait par-dessus le rebord pour aller s'écraser sur le potager de Mme Flowers. Sa main se referma enfin sur le bois. Mais un violent coup de vent projeta à nouveau le panneau contre le mur, et Charlotte suivit le mouvement, se retrouvant les pieds dans le vide, priant pour que le volet ne cède pas.
Le vent soufflait de plus en plus fort. Il ramassait avec lui feuilles, cailloux, et terre. Il dessina rapidement un tourbillon, qui grandit, grandit, grandit... Une tornade s'était formée. Charlotte appela Mme Flowers à l'aide. Elle ne tiendrait pas très longtemps, et la tempête faisait déjà des ravages dans le jardin de la logeuse.
_ Madame Flowers ! cria la jeune femme, essayant de couvrir les mugissements du vent.
La fenêtre du dessous s'ouvrit et une tête aux cheveux grisonnants passa par l'ouverture.
_ Mon petit, que faîtes-vous donc accrochée à ce volet ?! s'exclama la vieille dame, alarmée.
_ Je vous expliquerai une fois de retour à l'intérieur, si cela ne vous dérange pas !
_ Oh, oui, bien sûr mon petit ! J'arrive tout de suite !
Les charnières émirent un grincement qui ne signifiait rien de bon pour Charlotte. Ses jointures avaient tourné au blanc et elle commençait à avoir mal aux bras. Tôt ou tard, elle lâcherait prise.
Mme Flowers pénétra dans la pièce à petits pas rapides et s'approcha de la fenêtre.
_ Donnez-moi votre main, ma petite Charlotte !
_ J'aimerais beaucoup, mais je vais tomb- Aaaaaaah !
Une première charnière s'était décrochée du mur. Le pouls de la jeune femme s'accéléra. Elle s'agrippa du mieux qu'elle put au volet, qui ne tarderait pas à l'entraîner au sol, ou bien dans le cœur de la tornade qui balayait les alentours. Le vent plaquait les cheveux dorés de Charlotte sur son visage, entravant sa vision. Elle avait cédé à la panique. Il y avait, quoi, cinq mètres au-dessous d'elle ? Elle allait y rester, c'était certain.
_ Pas de panique ma chère, donnez-moi votre main ! insista Mme Flowers en tendant la sienne. Oh, et puis faîtes cesser cette tempête, cela nous complique la situation !
_ Je vous demande pardon ?!
_ Faîtes cesser cette tornade ! répéta la logeuse en articulant exagérément ses mots.
_ Il est impossible de contrôler le temps, Madame, je...
_ Ne dites pas de bêtise, mon petit, et écoutez-moi un peu ! Concentrez-vous et ordonnez à ce vent de se calmer. Allez !
Interloquée, Charlotte obtempéra, bien que sceptique vis-à-vis du résultat attendu par la vieille dame. Contrôler la météo, et puis quoi encore ? Mme Flowers était certes adorable, mais un peu dérangée sur les bords.
Les yeux fermés, elle souffla à la tornade de se dissiper, ce qui, quelle surprise, n'eut aucun effet.
_ Mettez-y un peu plus de volonté, ma chère, s'impatienta la logeuse. Ce bazar vient de vous, il n'y a que votre bon vouloir qui pourra le stopper !
_ Comment ça, "ce bazar vient de moi" ?
_ Fissa, mon petit, fissa !
La deuxième et dernière charnière n'allait pas supporter le poids de Charlotte encore très longtemps, et le vent se faisait toujours de plus en plus redoutable. Résignée, et n'ayant guère d'autre option, la jeune femme ordonna à la tempête avec toute la ferveur dont elle était capable de s'évanouir sur le champ.
Le vent tomba.
_ Eh bien, vous voyez quand vous voulez ! Allez, donnez-moi votre main... Voilà, c'est ça. Plus de peur que de mal, n'est-ce pas ?
Mme Flowers ramena Charlotte à l'intérieur de la pension et épousseta son t-shirt. La jeune femme, éberluée, s'assit sur le lit. Le vent lui avait obéi. Il l'avait écoutée.
Non, une telle chose était impossible, on ne contrôlait pas la nature. C'était une coïncidence, rien de plus. Mais dans ce cas, comment expliquer que la vieille dame savait que le vent s'arrêterait ?
Charlotte fut prise d'une nouvelle migraine. Il y avait trop d'éléments qu'elle ne comprenait pas. D'abord son réveil dans l'église, ensuite son incapacité à recouvrer la mémoire, puis ses fouilles infructueuses des ruines de Fell's Church, sa perte de connaissance, sa rencontre avec Mme Flowers, ses paroles sans queue ni tête... Et maintenant son soi-disant pouvoir météorologique ! C'en était trop pour son cerveau encore traumatisé.
Elle avait soif.
_ Madame... J'ai arrêté la tempête, c'est ça ?
_ Tout à fait, mon petit. Mais vous avez fait beaucoup plus, il n'y a... Oh, mais j'avais oublié votre souci de mémoire ! Pardonnez-moi. Vous êtes dotée de pouvoirs magiques, ma chère. Et pas des moindres !
Charlotte ouvrit des yeux ronds comme des soucoupes.
_ Vous devez faire erreur, Madame, je ne suis pas... Une sorcière, une magicienne, ou qu'importe comment vous appelez ça.
Mme Flowers pencha sa tête sur le côté, comme attendrie par l'incompréhension de la jeune femme. Ses lèvres fines se tordirent en un sourire.
_ Prenez le temps dont vous aurez besoin pour digérer cette idée, ma petite Charlotte. Mais soyez sûre que ce que je vous dis est vrai.
_ Vous avez d'autres révélations de ce genre à me faire ?
_ On ira pas à pas, rien ne presse, temporisa la logeuse.
_ Au contraire ! Et puis, tenez, puisque je suis une sorcière je peux faire réapparaître mes souvenirs ! Comment dois-je m'y prendre ? Je dois agiter mes mains au-dessus de ma tête en disant abracadabra ? C'est absurde ! s'emporta Charlotte.
Elle était maintenant sur les nerfs. Cette femme en savait plus sur elle qu'elle-même, et cela l'effrayait. Et elle osait se moquer d'elle en lui faisant avaler que la magie existait ! Ridicule.
Ri-di-cule.
Sa soif s'accentuait.
_ Calmez-vous mon petit, vous allez perdre vos moyens et disperser vos pouvoirs dans tous les sens ! Non, bien sûr que la mémoire ne vous sera pas rendue de cette façon... Seul le temps pourra vous guérir, ma chère. En attendant, terminez votre nuit, vous en avez grand besoin.
_ Pourquoi vous ne me dites pas tout ? Qui suis-je ? À qui suis-je mariée ? Pourquoi prétendez-vous que je suis une sorcière ? Et qui êtes-vous ? Qui sont ces personnes que vous avez évoquées...? J'ai le droit de savoir ! plaida Charlotte, la patience à bout.
Tout en parlant, elle s'était levée sans s'en rendre compte et avait avancé vers la vieille dame d'un pas lourd et raide. Son ton était dur, ferme. Elle exigeait des réponses. Et cette femme en détenait un certain nombre.
_ Rasseyez-vous mon petit, je vais vous chercher une tasse de thé et nous pourrons discuter de tout cela tranquillement. Il faut vous détendre, vous avez traversé une rude journée.
Charlotte la remercia intérieurement pour cette idée de boisson car elle avait vraiment soif, et elle devait faire redescendre la pression.
La logeuse tourna les talons pour descendre à la cuisine. Les yeux de la jeune femme s'attardèrent sur la nuque de Mme Flowers, aisément visible en raison de ses boucles courtes. Elle détailla les rides qu'elle y voyait, le grain de beauté, une vieille cicatrice, les veines... Veines qui devenaient soudainement plus apparentes aux yeux de Charlotte. Elle pouvait discerner chaque sillon bleuté ou violet sous la peau de la vieille dame. Il lui devenait facile d'imaginer le rythme auquel le sang était dirigé dans ces conduits vitaux. Elle pouvait ressentir les pulsations données par le cœur de la logeuse. Elle entendait le liquide rougeâtre aller et venir dans les artères. Elle imaginait le chemin emprunté par le nectar de vie dans ce corps humain, l'odeur, le goût qu'il pouvait avoir... Comment il glisserait sur sa langue, puis dans sa gorge. Elle avalerait, encore et encore, savourant chaque goutte, s'émerveillant de cette exquise saveur. Elle en demanderait plus, jusqu'à épuisement de stock. Et là, oh oui, elle serait désaltérée, rassasiée.
Charlotte n'entendit pas les cris. Elle ne prêta pas attention aux gesticulations. Elle n'accorda aucune importance à la peur qu'elle lisait dans ces yeux étonnement vifs. Elle mordit, planta et replanta ses crocs, remuant la chair à la recherche de plus de sang. Le sang, le sang qui coulait, qui étanchait sa soif, le sang qui lui donnait une vie nouvelle, de nouveaux sens, de nouvelles sensations. Qui aurait cru possible d'atteindre le septième ciel par l'ingestion d'un élément si simple, si essentiel ? Elle aspira jusqu'à la dernière goutte de vie de sa proie, repue. Elle s'essuya les lèvres du revers de la main, puis lécha le sang qui s'y était déposé. Dieu, que c'était bon !
Un éclair de lucidité frappa la jeune femme.
Elle avait tué Mme Flowers.
Comment, elle n'en avait aucune idée. Pourquoi, encore moins. Le fait était qu'elle l'avait privée de précieuses années, qu'elle était un monstre.
Dégoûtée d'elle-même, et tout autant terrorisée, elle sortit en courant de la pièce, puis de la pension. Elle s'enfuit loin de ses méfaits, comme si elle pouvait les laisser là-bas et les oublier. Les oublier, tout comme ses souvenirs.
Avance, se répéta-t-elle. Ne te retourne pas.
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