Chapitre 10

Charlotte et Bonnie jouaient des coudes pour se frayer un chemin sur la place du marché. S'étant réveillée dans une ville en ruines quelques jours auparavant, l'hérétique n'était pas encore tout à fait à l'aise avec les bains de foule, aussi elle ne lâchait pas la main de son amie.

Sous le soleil écarlate se dressait le théâtre de la vie. Seuls les esclaves et les chemineaux foulaient les pavés irréguliers de la place du marché ; les seuls êtres qui ne souhaitaient faire de mal à personne, excepté peut-être aux créatures plus haut placées. Ici, tous menaient leur combat quotidien pour vivre ; les esclaves en priant pour pouvoir contenter les demandes de leur maître et éventuellement glaner un fruit ou deux en plus de leur ration de khobz et les chemineaux en quémandant de quoi manger. Parfois il arrivait qu'un travailleur marchand laissât "malencontreusement" tomber une cagette de légumes sans dénoncer les mains nécessiteuses qui s'emparaient aussitôt des denrées vitales. Cet acte de solidarité n'était pas rare mais les âmes charitables ne couraient pas pour autant les rues, aussi le cœur de Charlotte se serra lorsqu'elle vit un vieillard vêtu de haillons ramasser ce qui ressemblait à un coing. Finalement, il y avait un peu d'espoir.

Les deux amies se rapprochèrent l'air de rien d'une esclave à l'air bavard. Elle était en grande conversation avec un chemineau, accoudée à l'étalage d'un travailleur marchand de viande. Elle allait sur ses quarante ans et était étonnamment corpulente pour quelqu'un de sa caste. Charlotte et Bonnie firent mine de s'intéresser à ce que vendait le travailleur tout en essayant de comprendre ce que la femme disait.

_ Eh que si, j'te jure, la saison des bals a été avancée ! On sait pas pourquoi, c'est l'bon vouloir d'Hallstein...

_ C'est toujours pareil avec lui, répondit le chemineau. On se demande comment il arrive à rester à la tête du deuxième Secteur, avec ses lubies !

_ Y paraît qu'Orochi sera au gala d'ouverture chez les Cavendish... P't-être que mon maître voudra y faire un saut, je m'assurerai qu'il ait besoin de moi pour avoir la chance de voir le Omoide no nushi !

Charlotte échangea un regard interloqué avec Bonnie. En l'espace d'à peine quarante secondes elles avaient appris beaucoup de choses ; qu'il existait une saison dédiée aux bals, qu'un certain Hallstein, un personnages fantaisiste, était à la tête du deuxième Secteur, qu'Orochi se faisait appeler « Omoide no nushi » et que ce-dernier assisterait à une réception chez des gens nommés Cavendish. Restait maintenant à déterminer si ces informations étaient pertinentes, et, si oui, en quoi elles l'étaient.

D'un signe discret Bonnie prévint l'hérétique qu'elle comptait s'inclure dans la conversation.

_ Vous parlez de l'ouverture de la saison des bals ? Je crois avoir entendu notre maître en parler ce matin ; il est rare que la première réception ne se fasse pas chez Orochi.

L'esclave et le chemineau lui adressèrent un regard méprisant pour les avoir coupés dans leur échange.

_ De quoi tu t'mêles, princesse ? cracha la quadragénaire d'une voix trahissant un profond dégoût.

_ Oh, hum, excusez-moi, je ne voulais pas paraître impolie, balbutia Bonnie qui se fit encore plus petite qu'elle ne l'était déjà.

Les paroles de la sorcière mirent l'esclave davantage en rogne ; son ton passa de froid à glacial, sa voix s'éleva – ce qui fit tourner la tête des curieux – et sa posture devint menaçante. Elle avança d'un pas en direction de la rouquine qui se cacha derrière son voile émeraude pour éviter le regard hostile que lui lançait la mégère.

_ Tu me cherches des noises, mam'zelle j'vaux mieux que tout le monde ? La vie de château te comble pas, faut en plus que tu viennes fourrer ton nez doré au milieu des parias pour te donner des airs ? Écoute-moi bien, ma poule. Tu ne tromperas personne ici, on sait tous comment vivent les filles comme toi pour avoir droit à un traitement de faveur et de beaux habits. Alors perds pas ton temps à t'excuser avec ta fausse politesse, tu mérites le respect de personne. Ici, tu vois, on a une vie misérable, mais au moins on a un minimum d'amour propre et on ne s'abaisse pas à un niveau comme le tien !

Elle ponctua ses derniers mots par un crachat qui alla s'écraser aux pieds de Bonnie.

Charlotte ne sut que faire hormis agripper la main de son amie, tremblante comme une feuille. Elle l'entraîna loin de la foule qui, attirée par les éclats de voix de l'esclave, s'était formée autour d'elles.

_ C'est ça, disparais, sale catin !

Non mais pour qui se prenait-elle, celle-là ? Elle méritait que Charlotte lui botte les fesses pour lui faire fermer son caquet ! Mais Stefan avait été clair ; il ne fallait pas se faire remarquer. Comme leur discrétion était déjà bien assez compromise, il valait mieux ne pas déclencher en plus une bagarre – quand bien même la jeune femme était certaine d'en ressortir victorieuse.

_ Ça va ? s'enquit de demander l'hérétique aussitôt qu'elles furent hors de la portée des paroles acerbes de la matrone.

Bonnie hocha la tête, le teint blafard. La haine qu'elle avait gratuitement reçue l'avait de toute évidence secouée. Voir son amie ainsi blessée donnait à Charlotte l'envie d'anéantir la responsable mais elle se contint et étreignit la petite sorcière.

_ N'y pense plus, lui chuchota-t-elle. Elle a agi de la sorte parce qu'ici c'est la loi du plus fort qui s'applique, mais tu sais que tu ne joues qu'un rôle. Tu n'es pas le genre de personne qu'elle a décrit. Tu es même tout l'inverse ; tu es généreuse, désintéressée et sincère. En aucun cas tu n'irais te vendre pour obtenir quoique ce soit, tu vaux mille fois mieux que ça. D'accord ? Oublie-la, ne te rends pas malade pour elle.

_ Merci, répondit simplement la rouquine d'une voix blanche. Allez, ne perdons pas plus de temps, on doit continuer. On n'a encore rien appris d'utile.

_ Tu penses que ce qu'on a entendu ne nous servira à rien ? A mon avis, d'après la description que tu m'as faite d'Elena, elle serait dans son élément à un bal...

Bonnie prit un air pensif.

_ Elle pourrait s'y rendre, admit-elle, mais si on l'y croisait, elle aurait le dessus sur nous. En fait, elle l'aura toujours. Tu ne t'en souviens pas, mais la dernière fois qu'on l'a vue – à ton mariage – elle était plus puissante que jamais. Je n'ai aucune idée d'où elle tire tous ces pouvoirs – aucun vampire ne peut acquérir une telle force, pas même le meilleur – mais une chose est sûre ; nous ne sommes pas prêts. Elle est diabolique, maîtrise une magie qui nous est inconnue... Et elle a certainement des alliés, dont le démon qui manipule Damon. Elle nous réduirait en cendres si on participait à des festivités, justement parce qu'elle serait dans son élément.

_ Alors, quoi, on attend qu'un miracle se produise ? Si on ne peut pas vaincre Elena, qu'est-ce qu'on fait ici ? Comment sommes-nous censés sauver Damon ?

_ Du calme, sourit la sorcière. Ce qu'on fait là n'est pas inutile ; nous avons besoin de nous informer. Tout plan de bataille se prépare avec des éclaireurs. Une fois toutes les cartes en main, on pourra réfléchir à quoi faire ensuite. Elena n'est pas invulnérable – personne ne l'est. Si on se la joue fins stratèges, on peut gagner.

Devant le raisonnement de Bonnie, Charlotte fut forcée de reconnaître qu'elle avait eu tort de vouloir mettre en place un plan avant de franchir le portail interdimensionnel. Il était plus sûr de tâter le terrain au préalable, ce qui permettrait de modeler une stratégie complète avec plusieurs options au cas où l'initiale échouerait, que de se focaliser sur un unique schéma incomplet et peu fiable. Les recherches et l'observation étaient à la base de tout plan de bataille, il fallait bien l'admettre.

Les deux jeunes femmes reprirent leur rôle d'enquêtrices et écumèrent les places bondées. Elles se mêlèrent aux conversations, écoutèrent avec attention, lurent les affiches placardées sur les enseignes douteuses, usèrent de leurs charmes, de la supposée autorité que leur conférait leur statut de favorites, tout cela sans s'en retrouver davantage avancées.

L'après-midi touchait à sa fin et elles n'avaient encore rien appris de pertinent pour leur mission. Charlotte commençait à perdre patience et fut irrémédiablement découragée lorsqu'un énième travailleur – cette fois-ci, un joaillier humain un peu bourru qui portait fièrement la salopette et fumait la pipe – lui dit qu'Orochi serait présent au gala des Cavendish.

_ Ça, oui, nous sommes au courant, soupira-t-elle d'une voix trahissant son désespoir et sa lassitude. Dites, vous ne sauriez pas quelque chose à propos d'un démon capable de ressusciter les gens, par hasard ? Ou même à propos d'une vampire super-puissante aux cheveux blonds ou d'une créature capable de manipuler les esprits à sa guise ?

Bonnie lança un regard éberlué à l'hérétique.

_ Tu as perdu la tête ?! Et la discrétion, tu en fais quoi ?! s'affola-t-elle par voie télépathique.

_ Écoute, jusqu'ici la discrétion n'a rien donné, alors j'essaie une autre approche, répliqua Charlotte.

_ Tu as pourtant entendu Stefan, il nous a dit de...

_ Je sais ce qu'il a dit, mais je te promets que je sais ce que je fais, d'accord ? Je te demande simplement de me faire confiance. Ce sera la seule fois j'enfreins les règles.

Le joaillier regardait les deux jeunes femmes d'un air consterné. Il essayait visiblement de comprendre ce qui se passait entre elles, de saisir des bribes de leur conciliabule télépathique, mais encore fallait-il qu'il soit doté du don de transmission de pensées réservé aux espèces surnaturelles et qu'il sache que ces deux charmantes créatures n'étaient pas véritablement des humaines relayées au rang d'esclave.

_ Excusez-moi mesdemoiselles, en quoi puis-je vous aider exactement ?

Charlotte se racla discrètement la gorge avant de répondre :

_ Je viens de vous le dire ; avez-vous une quelconque information à propos de personnes capables de ramener des gens à la vie, de manipuler les esprits, ou à propos d'une vampire blonde qui se serait fait un nom par ici ?

Le travailleur fronça les sourcils, détailla ses deux interlocutrices puis se mit à secouer la tête.

_ Des esclaves de votre statut devraient se contenter d'être jolies et ne pas mettre leur nez là où ça ne les regarde pas. Pourquoi vous intéressez-vous aux manigances de créatures plus haut placées ? Si vous voulez un conseil d'ami, d'humain à humaines, restez en dehors des affaires des kitsunes. Ne vous éloignez pas de votre petite routine de favorites. Soyez sages et profitez de votre condition pour ne pas trop souffrir.

_ Vous avez dit « kitsunes » ?

Le regard du joaillier devint fuyant. Il commença à s'affoler et jeta plusieurs coups d'œil par-dessus son épaule, comme pour vérifier que personne n'était tapis dans l'ombre prêt à lui faire la peau.

_ Oubliez cette conversation. Vous ne m'avez jamais vu. Du balais, mesdemoiselles !

_ Nous n'irons nulle part, répondit Bonnie. Vous avez des informations qui nous intéressent et il est hors de question qu'on vous laisse sans les avoir obtenues.

Leur homme était sur le point de leur échapper, Charlotte le sentait. Elle pouvait lire dans ses yeux qu'il désirait plus que tout prendre la poudre d'escampette et ne pas se retrouver mêler à une sombre affaire.

Il s'apprêtait à remballer sa marchandise et à fermer boutique mais les deux jeunes femmes le dissuadèrent du regard. Du moins, c'était ce que l'hérétique pensait jusqu'à ce qu'elle vit les lèvres de son amie psalmodier une incantation. Elle l'avait immobilisé.

_ Ce n'est pas toi qui me parlais de discrétion, il y a deux minutes ? transmit Charlotte à la sorcière avec une pointe d'amusement.

_ Tu as raison, si on veut avancer plus vite, il va falloir s'en donner les moyens. Mais on peut être plus efficaces sans pour autant attirer l'attention. Regarde : il y a tellement de monde que personne ne m'a vue jeter un sort ! On doit juste se montrer prudentes.

La jeune femme acquiesça et reporta son regard sur le joaillier à salopette. Sa bouche ouverte de stupéfaction avait laissé tomber sa pipe. Ses yeux avaient versé quelques larmes de peur. Il balbutiait des phrases destinées à calmer le jeu telles que « Pitié, j'ai un fils à nourrir, ne me faîtes pas de mal ! » mais Bonnie ne rompit pas le sortilège pour autant. Ce que cet homme savait pouvait s'avérer crucial pour sauver Damon.

_ Vous ne sauriez pas où nous pourrions parler plus ouvertement, par hasard ? s'enquit Charlotte.

_ Vous ne voulez pas de témoin pour assister à ce que vous allez me faire, pas vrai ? gémit le travailleur.

_ Nous voulons simplement discuter, mais pas ici, le rassura l'hérétique.

_ J'habite à deux rues d'ici, dans une case bien trop modeste pour un joaillier avec une réputation comme la mienne.

_ Super. Vous marcherez devant nous. Et ne vous donnez pas la peine d'essayer de vous enfuir, nous saurons vous en empêcher, et je peux vous assurer que vous aurez mal, murmura Bonnie d'un ton menaçant.

Charlotte avait du mal à reconnaître la rouquine. Elle ne lui connaissait pas ce visage sombre, elle était habituée à la petite Bonnie optimiste, frêle, et parfois enfantine. Comme quoi, les situations extrêmes pouvaient forcer les esprits les plus doux à se montrer féroces.

La sorcière annula son sort d'immobilisation et fit signe à l'homme de leur montrer le chemin.

Tout en suivant de près le joaillier, Charlotte avertit Stefan par télépathie qu'elles se rendaient chez quelqu'un qui avait l'air d'en savoir davantage qu'il ne voulait bien le dire, ce à quoi le vampire répondit :

_ Pardon ?! Je croyais vous avoir dit de faire profil bas, et de... Oh, et puis zut, je vous rejoins avec Anja, vous aurez sûrement besoin de moi pour vous tirer d'affaire.

Les paroles de son mari lui firent lever les yeux au ciel mais elle décida que l'heure n'était pas à la prise de tête.

Les deux amies et leur otage arrivèrent à la hauteur d'une habitation minuscule au bout d'une étroite ruelle puant le souffre et le sang séché. Les quatre murs de la bicoque étaient en terre battue et un toit en chaume qui menaçait de s'effondrer protégeait les habitants de l'énorme soleil écarlate qui brillait en continu. Un simple rideau rapiécé faisait office de porte d'entrée et les seules fenêtres présentes étaient deux fentes dans la façade avant.

Le joaillier entra, suivi de Bonnie. Lorsque Charlotte voulut à son tour franchir le seuil de la case, quelque chose l'en empêcha. Elle tenta à nouveau de pénétrer dans la maison, sans plus de succès.

_ Bonnie, je ne peux pas entrer !

La rouquine se tourna vers le travailleur.

_ Invitez-la à entrer, lui ordonna-t-elle d'une voix ferme.

L'homme obtempéra et Charlotte put sans problème se glisser dans la hutte. Avant même d'avoir eu le temps de poser sa question la sorcière lui fournit la réponse :

_ Un vampire ne peut pas entrer chez quelqu'un sans y être invité.

_ Mais, chez Mme Flowers...

_ Tu as déjà été chez elle avant qu'elle te retrouve inconsciente devant la pension, expliqua rapidement Bonnie. Une fois l'invitation formulée, elle est valable jusqu'à un éventuel changement de propriétaire.

L'hérétique comprit que son amie ne voulait pas perdre de temps, elle se contenta alors de hocher la tête sans la questionner davantage.

Ses yeux s'arrêtèrent une seconde sur la pauvreté du mobilier de la case. Dans un coin du séjour, qui devait faire sept mètres carrés tout au plus, trônait une vieille pile de cageots en bois encadrée par deux chaises probablement trouvées dans la rue. C'était là que le joaillier mangeait. Un peu plus loin se trouvait un tapis en patchwork qui semblait grouiller de bestioles et de parasites. Une couverture élimée roulée en boule traînait juste à côté. C'était ici que l'homme dormait. Sous l'une des deux fenêtres étaient entassés des sacs en toile contenant des céréales – majoritairement du blé et du maïs. Il y avait à côté des sacs une étagère mal fixée où s'empilaient des bocaux à la substance indéfinissable et des bouteilles de verre remplies à priori d'alcool. Le décor faisait peine à voir. Charlotte eut pitié du pauvre homme. Personne ne méritait de vivre de façon aussi précaire. C'était injuste, surtout quand on savait qu'en parallèle les aristocrates se préparaient pour le gala donné chez les Cavendish.

_ Bien, reprit Bonnie. Maintenant que nous sommes libres de discuter tranquillement, dites-nous ce que vous refusez de nous dire, Monsieur...?

_ Gérard Goldenstein, répondit le joaillier en s'asseyant sur une chaise qui grinça et plia sous son poids. Et sachez que si je vous dis quoique ce soit, je suis mort. Vous le comprenez, ça ?

_ Eh bien sachez que des vies dépendent de ce que vous nous direz et de ce que vous ne nous direz pas, répliqua Charlotte d'une voix plus froide que voulu. Alors ? Ces kitsunes ? Qu'ont-ils à voir avec les questions qu'on vous a posées ?

Gérard passa une main sur son front couvert de sueur. Bonnie l'observait d'un œil particulièrement attentif, ce qui mettait l'hérétique mal à l'aise.

_ Vous n'avez donc pas pitié de moi ? Je signe mon arrêt de mort si je parle !

_ Tu le signes aussi si tu ne parles pas, gronda la sorcière qui leva une main vers le travailleur dont le visage devint subitement violacé.

Charlotte assistait à une seconde démonstration de force de Bonnie et elle savait qu'elle était capable de faire bien plus. Tandis que la rouquine gardait les yeux rivés sur sa proie, Gérard s'agitait, toussait, cherchait à produire un son – n'importe lequel, pourvu qu'il touche un cœur sensible susceptible de lui venir en aide. Il manquait d'air. Dans trois secondes, il perdrait connaissance si la sorcière ne rompait pas son sortilège.

_ Vas-tu te décider à répondre à nos questions ? interrogea Bonnie en insistant sur chacun de ses mots.

Le joaillier hocha la tête, et, comme par miracle, ses poumons se rouvrirent et il put de nouveau respirer.

_ Je... Je vous dirai ce que vous voulez savoir, se résigna-t-il après avoir repris son souffle.

_ C'est vraiment un poltron, ce type ! s'exclama Bonnie par télépathie en se tournant vers Charlotte. On a eu de la chance de tomber sur lui, c'est une proie facile prête à tout pour rester en vie. On va enfin avancer !

Charlotte était d'accord avec son amie, cependant elle commençait à regretter de s'être laissée embarquer dans cette affaire de kidnapping. Même si la victime ne courait aucun danger – car ni Bonnie ni elle n'avait envie d'assassiner cet homme – l'hérétique ne pouvait s'empêcher de penser qu'elles faisaient quelque chose de mal. Certes, tout cela était mis en œuvre dans le but de délivrer Damon de l'emprise que le démon avait sur lui, mais ce « tout cela » avait un caractère criminel, peu éthique et malsain que Charlotte n'aimait pas. Sa bonne conscience lui dictait de laisser ce travailleur tranquille, lui qui n'aspirait qu'à vivre une vie aussi paisible que possible, loin des monstres comme elle. Ce serait de sa faute s'il lui arrivait quelque chose, c'était elle qui avait voulu abandonner la discrétion.

_ Pourquoi as-tu mentionné les kitsunes lorsqu'on t'a posé nos questions, au marché ? demanda fermement Bonnie. Qu'ont-ils à voir avec une vampire blonde super-puissante ou un démon capable de ramener des gens à la vie ?

_ Si vous parlez bien d'Elena Gilbert, de l'Ange Rouge, alors les kitsunes ont tout à voir avec votre affaire, répondit Gérard. Vous savez bien évidemment que les kitsunes sont des démons de la culture japonaise dotés d'immenses pouvoirs dont la résurrection, n'est-ce pas ?

Le ton employé par l'homme déplut à Charlotte. Il insinuait qu'il savait quelque chose, qu'il avait compris qu'elles n'étaient pas d'ici, et que, sachant cela, il pouvait retourner la situation à son avantage.

La jeune femme pria pour que Stefan se dépêche d'arriver.

_ Bien sûr, qui ne le sait pas ? répondit Bonnie, feignant d'être sûre d'elle.

_ Les gens qui posent des questions auxquelles tout le monde ici a la réponse mais ne le montre pas, par peur de finir brûlé vif par l'un de ses hommes, répliqua le joaillier en lui adressant un regard plein de sous-entendus.

_ « L'un de ses hommes » ? Les hommes de qui ? De qui parles-tu ?

Gérard rit sous sa moustache.

_ Je ne sais pas d'où vous venez, mais jamais vous ne vous fondrez dans le décor en connaissant si peu les codes et les non-dits du Royaume ! Tout le monde ici aurait deviné à qui je faisais allusion, parce qu'on n'a pas besoin de le nommer tant il est connu, reconnu, craint et admiré ! Vous êtes pathétiques, franchement, je ne sais pas pourquoi j'ai eu peur de vous, vous n'êtes de toute évidence pas des criminelles, et vous serez tuées dans moins de deux jours !

Il éclata de rire, et le silence s'abattit autour de lui. Charlotte regarda Bonnie blêmir et elle était certaine qu'elle aussi pâlissait à vue d'œil. Elles devaient faire quelque chose, elles devaient sauver leur couverture, ou bien elles devraient le tuer pour éviter de se faire repérer davantage...

Un bruit de déchirure se fit entendre. Charlotte et Bonnie firent volte-face. Le rideau de l'entrée avait été arraché. Le responsable dût presque se plier en deux pour entrer dans la maison. Lorsqu'il se fut redressé, Charlotte eut un mouvement de recul. La créature à laquelle elle faisait face mesurait plus de deux mètres et semblait avoir été taillée dans un bloc de pierre tant sa carrure était impressionnante. De son crâne chauve dépassaient deux cornes grises asymétriques ; celle de gauche était intacte, droite, et l'autre avait subi un choc – récent, d'après le sang qui séchait à sa base – tel que la pointe avait été arrachée. Son visage n'était pas laid, mais massif : ses paupières étaient épaisses, ses pommettes étaient grossièrement sculptées et son menton carré se mariait parfaitement à sa mâchoire anguleuse. Son nez bien dessiné arborait trois piercings dont un anneau entre les narines. Ses joues se révélaient être étrangement creuses et ses lèvres étrangement pleines. Le colosse était seulement vêtu d'une cravate et d'un pantalon de smoking qui devait valoir une fortune, ce qui permit aux yeux stupéfaits de Charlotte de s'attarder sur son torse... Violet. Le démon avait la peau violette.

_ Rupert, quelle joie de te..., bredouilla Gérard, soudainement debout, prêt à filer.

_ Gaston m'a prévenu que tu avais des ennuis, le coupa le démon. Qui sont ces charmantes demoiselles ? Tu t'es fait plaisir, à ce que je vois !

_ Non, non, Rupert, ce sont elles, les ennuis en question. Il faut les éliminer, elles en savent trop, elles fourrent leur nez là où ça ne les regarde pas...

_ Et tu ne peux pas les tuer toi-même ? Ce ne sont que de vulgaires favorites, elles sont aussi humaines que toi !

Le-dit Rupert s'approcha des jeunes femmes et s'accroupit pour se mettre à leur hauteur – ce que Charlotte trouva assez humiliant malgré le caractère critique de la situation. Il examina Bonnie, qui se réfugia sous son voile dès que le démon tendit une main vers elle.

_ N'aie pas peur, je ne vais pas te manger... Sincèrement, Gérard, dit le colosse en se tournant vers le joaillier, qu'est-ce qui te fait peur chez elles ? Tu te ramollis, mon vieux !

_ La rousse est une sorcière, et je crois que la blonde est un vampire. Elle a dû demander ma permission pour entrer. Méfie-toi de la sorcière, elle n'est pas commode.

Rupert reposa ses yeux sur Bonnie et esquissa un sourire.

_ Alors comme ça, tu fais peur à mon ami ? demanda-t-il sur un ton moqueur.

Charlotte sentit le courage quitter son amie aussi vite qu'il était venu lorsqu'elle avait accepté d'adopter la manière forte. Le démon qu'elle avait en face d'elle la terrifiait, ce qu'elle ne comprenait que trop bien. Cependant, il fallait qu'elles se sortent de ce pétrin, et vite si elles ne voulaient pas finir en bouillie.

Et que faisait Stefan, bon sang ?!

_ Et toi, alors, ma jolie, tu suces le sang des humains ? s'enquit Rupert en s'adressant à l'hérétique. Celui qui t'a transformée a dû se régaler, tu as l'air délicieuse ! Mais bien sûr, je n'y connais rien, je ne bois pas de sang... Je me contente de le faire couler, si tu vois ce que je veux dire. L'hémoglobine donne une teinte magnifique à mes tableaux, dit-il dans un sourire macabre. En revanche, si le goût du sang demeure un mystère pour moi, tu sais ce qui ne l'est pas ?

Sa voix était à la fois narquoise et suave, ce qui donna la chair de poule à Charlotte.

_ Les beaux spécimens comme toi et ta copine, susurra-t-il à l'oreille de la jeune femme.

Le démon tenait le même discours que le vampire de la douane. Bien que Stefan lui avait expliqué que les créatures surnaturelles étaient fascinées par son aura peu commune, la jeune femme était toujours aussi perplexe face à l'attirance que l'on pouvait éprouver pour elle. Elle était mal à l'aise et se sentait atrocement salie.

Rupert avait de toute évidence perçu son aura d'hérétique puisqu'il se redressa soudainement en lui saisissant le poignet. La douleur disparut très vite sous la peur et la colère.

_ Gérard, on ne va pas les tuer, il en est hors de question. Il ne faut surtout pas manquer une chance comme celle-ci. Ces filles sont précieuses, tu comprends ?

_ Rupert, si tu parles de les revendre pour se faire du fric, elles...

_ Mais non, idiot ! Tu es humain, donc tu ne perçois pas les auras, mais elle, dit-il en pointant du doigt Charlotte, qu'il tenait toujours fermement par le poignet, elle vaut bien plus que tous tes bijoux réunis. Il n'est même pas question d'argent, il est question de pouvoir.

_ Je ne vois pas où tu veux en venir, Rupert, qu'est-ce que tu veux qu'on fasse de ces filles ?

_ Oh que non, qui t'a dit que tu serais dans le coup ? Toi, tu es dans la merde parce que tu as trop parlé, et d'ailleurs demain tu seras sûrement mort, et ce peu importe où tu te caches, mais moi je peux devenir l'égal d'Orochi grâce à ces sublimes créatures ! J'aurai enfin le respect que je mérite, je récupérerai mes terres dans le troisième Secteur et il cessera de me traiter comme son laquais ! Il peut aller se rhabiller avec son Ange Rouge, j'ai une hérétique !

Le joaillier protesta, pesta, maudit le démon avec toute la hargne dont il était capable. Rupert, lui, jubilait devant son trésor et sa gloire future. Charlotte chercha du réconfort dans le regard de Bonnie, mais celle-ci était paralysée. Des sueurs froides perlaient sur son front tant elle était pétrifiée. Et Stefan qui n'était toujours pas là...

Non. Il ne fallait pas céder à la panique. Bonnie avait su se montrer courageuse, c'était au tour de Charlotte. Elle devait le faire pour son amie. Elle lui devait bien ça, puisque c'était de sa faute si elles en étaient là. Elles devaient se serrer les coudes dans cet univers barbare. Et elle était une hérétique dotée d'immenses pouvoirs, n'est-ce pas ? C'était le moment de les utiliser – bien qu'elle ne savait absolument pas comment faire, ni quoi faire.

_ Stefan, au secours ! implora-t-elle par la pensée.

_ Qui essaies-tu d'appeler à l'aide, ma jolie ? demanda Rupert en se tournant brusquement vers Charlotte.

Horrifiée, l'hérétique comprit qu'il était possible d'intercepter les messages télépathiques. Elle comprit aussi qu'appeler Stefan à la rescousse était une idée qui allait lui coûter très cher lorsque le démon la saisit par la gorge et la fit décoller du sol pour la regarder droit dans les yeux.

_ N'essaie en aucun cas de te défaire de moi, petite effrontée. Vois-tu, je suis résistant à la magie, c'est là l'un des seuls avantages à avoir une peau comme la mienne. Tes crocs ne perceront pas non plus mon épiderme, à moins que tu caches une force phénoménale dans ce joli petit corps...

La poigne du démon se resserra autour de son cou et Charlotte commença à voir des étoiles danser devant ses yeux. Cela devenait difficile de faire entrer l'air dans ses poumons. Rupert vit qu'elle peinait à respirer et la reposa sans ménagement au sol. Il ne voulait manifestement pas abîmer son trophée avant de l'avoir exhibé devant ses rivaux.

_ Allez, assez perdu de temps. On s'en va.

Il défit sa ceinture et noua chacune des extrémités au poignet droit des jeunes femmes. Son regard traîna une fraction de seconde sur les bracelets donnés par Stefan qui menottaient déjà les deux amies, puis, dans un soupir, il maudit leur maître qui tenterait sûrement de les retrouver.

_ Qu'il vienne me voir, je le tuerai et vous m'appartiendrez officiellement.

Il était bien trop tard pour chercher à fuir et il aurait été de toute façon inutile de prendre ses jambes à son cou au vu de la carrure du méchant à semer. C'était ce que Charlotte se répétait, tout en sachant pertinemment que c'était faux, qu'elle aurait pu faire quelque chose, si elle avait su comment contrôler ses pouvoirs. Cela avait fonctionné dans son rêve avec Damon, elle était parvenue à faire appel à la magie, de même qu'elle avait déclenché une tornade sans le vouloir chez Mme Flowers, alors pourquoi était-ce si compliqué maintenant ?

Le démon, satisfait de la fructuosité de sa journée, saisit la ceinture qui liait Bonnie et Charlotte et s'en alla sans demander son reste, sifflotant un air en traînant sa récolte derrière lui. Les deux jeunes femmes n'avaient aucune idée de l'endroit où Rupert les conduisait, mais ça n'était sûrement pas un hôtel cinq étoiles avec cocktails et crèmes glacées à volonté. Forcée à piétiner derrière son nouveau maître – un vrai cette fois-ci, bien cruel et sans pitié – tout ce que Charlotte pouvait faire, c'était prier pour que la magie qui coulait dans ses veines lui obéisse. Elle aurait bien besoin d'une séance de rattrapage en sorcellerie. Malheureusement, elle allait devoir faire sans, tout comme elle allait devoir se faire à l'idée que Stefan ne viendrait pas et qu'elle ne pouvait pas non plus compter sur la pauvre Bonnie qui menaçait de s'évanouir de terreur à tout moment.

Elle était seule, et tout était de sa faute.

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