Chapitre 9
Je me calmai, lentement.
— Le dernier signal que vous avez eu de lui... commençai-je.
— C'était il y a plusieurs mois.
— Où, exactement ?
— Sur la côte Est. Il y était resté presque une année, ce qui était étonnant car il n'était pas casanier.
— Pas du tout en effet...
Je mis ma rancune de côté : il me fallait être objective, neutre. Il s'agissait d'une enquête avant tout.
— Qu'est-ce qui aurait pu le pousser à s'attarder ?
Gabriel eut une moue contrite.
— Au point où on en est... Tu peux tout me dire... renaudai-je.
— On... On soupçonne un bébé.
— Mon père aurait...
Je me frottai les yeux, incrédule. Tout cela tenait du ridicule, de l'improbable. Je cherchais désespérément un soupçon de logique dans cette histoire rocambolesque. Comment un homme pouvait-il prétendre aimer sa femme et la quitter, pour en engrosser une autre après ? Surtout que s'il bébé il y avait, ce n'était sans doute pas le premier. J'affichais sans nul doute une mine fortement dépitée.
— Ce ne sont que des suppositions.
— Pas la peine d'essayer de me rassurer, Gabriel. Je n'ai aucune estime pour cet homme, rien ne m'étonnera plus le concernant.
— Je n'en suis pas si certain, démentit-il sombrement.
Il tournait sa tête et observait constamment les alentours. J'en vins à l'imiter spasmodiquement.
— Tu... redoutes... supposai-je.
— Mes supérieurs. Je ne devrais pas te révéler tout ça.
— Pourquoi as-tu décidé de le faire malgré tout ? Si tu n'avais rien dit, mes soupçons se seraient évaporés...
— Tu n'as plus confiance en moi, je sais. Pourtant il faut que tu me croies quand je te dis que je tiens à toi, et...
— Gabriel, suppliai-je.
— Kalie, je veux que tu écoutes. Je ne me suis pas que servi de toi...
— Mais tu l'as fait. Impunément.
— Mon patron n'est pas du genre à faire dans le sentiment, j'ai du obéir aux ordres sans les questionner.
— N'as-tu jamais eu de remords ?
— Si, justement, je... Tu es une femme formidable, je...
— En fait je crois que je ne veux pas... Arrête-toi là. Nous en reparlerons plus tard, peut-être, mais là c'est...
— Douloureux, compléta-t-il.
— Oui... C'est exactement le mot que j'avais à l'esprit...
Ses yeux foncés me sondèrent. Il paraissait inoffensif, loin d'être mal intentionné. Nonobstant, trop de nuages planaient au-dessus de lui.
— On se concentre sur ton père, alors ? augura-t-il.
— Oui, consentis-je. Essayons de le retrouver. Lui seul pourra répondre à toutes nos interrogations.
— Il va falloir que je quitte la ville. J'irai creuser d'autres pistes.
— Je vais t'accompagner.
— Hum... Non, je te tiendrai au courant, plutôt.
— Comme tu voudras, capitulai-je d'une voix lasse. Pourquoi le surveillez-vous encore, au juste ? N'a-t-il pas purgé ses années de prison ?
— Il n'est jamais allé en prison.
— Les preuves manquaient pour l'inculper ? conjecturai-je.
— Non... Il a eu droit à un tout autre châtiment. Pas des moindres.
Malgré les tirades plutôt claires qu'il me vouait, il conservait des détails et ses révélations à demi-mots demeuraient pour moi du charabia ; une dense partie du puzzle manquait et sans elle, les controverses ne pouvaient que proliférer. Nous cessâmes la discussion là. Émotionnellement, je me retrouvais déjà au bout de mes capacités. J'avais besoin de me ressourcer, de poser ma tête pleine de doutes et de tracas.
En récapitulant, j'avais donc un père tueur et un ex petit ami qui menait une double vie. Je faisais partie d'une mission. Outre mon égo piétiné, ma confiance agonisait sur l'asphalte. Quant à mon estime de la gente masculine, elle ne faisait que baisser.
Gabriel... S'était-il mis en danger en m'avouant sa véritable identité, son métier ? Mentait-il lorsqu'il disait que mon père avait été forcé à agir comme il l'avait fait ? C'était trop beau pour être vrai. Ça collait trop bien aux scénarios aléatoires et fantastiques de mes jeunes années pour être crédible. Le père kidnappé, contraint au silence, bien sûr que je me l'étais imaginé. Et j'avais récolté des gifles maternelles phénoménales en exposant mes théories au dîner. Le père ayant une maîtresse et d'autres enfants, je l'avais envisagé aussi, et ça ne s'avérait pas si faux, finalement. Par contre, un assassin en cavale, cela ne m'avait pas effleuré l'esprit. Je l'idéalisais et la fin de mes songes se révélait immanquablement heureuse ; on lui pardonnait ses torts après qu'il ait déballé une excuse acceptable, voire une aventure folle qui nous faisait nous sentir bêtes et méchantes, ma mère et moi, de l'avoir blâmé pour son départ.
Quelque part, je me voyais lui pardonner et lui sauter au cou. Je me voyais le plaindre et pleurer lorsqu'il évoquerait son châtiment. Mais de quoi pouvait-il s'agir d'autre que d'une peine avec sursis ? Si les forces de l'ordre continuaient à l'épier, c'est qu'il devait être dérangé, et menacer la tranquillité des banlieues.
Mais si, après tout, il n'était qu'un homme dévoué, un père aimant, qui agissait dans l'ombre pour le bien-être de son enfant, et qui, loin de faire cela pour la gloire, acceptait qu'on s'imagine le pire à son sujet, tant que son enfant était en sécurité ?
Quoi que j'eus pu concevoir, il n'en restait pas moins mon père, et son sang ne coulait pas moins dans mes veines. Je contemplai mes poignets et les lignes bleutées qui le décoraient, les massai distraitement. Elles contenaient la vie, et d'innombrables données génétiques. J'eus l'idée d'un test de paternité : c'était le meilleur moyen d'avoir une identité, un ADN, et de tracer mon géniteur, à compter que j'eusse un cheveu, un ongle ou de la salive lui appartenant. Je gardai cette idée dans un coin de ma tête et m'abstins d'en parler à quiconque.
Croiser ma mère fut irrémédiable, et, au lieu de conserver une attitude détachée, ma colère ressurgit et abusa de moi : à son bonsoir je lui répondis par un regard noir, accusateur, et je crachotai avec mépris :
— T'as menti. À tous, ou il n'y a qu'à moi?
— De quoi parles-tu ?
— Papa.
Ce mot la glaça. Peut-être parce que je ne l'avais pas prononcé depuis mes sept ans. Peut-être parce qu'il n'avait été pour moi qu'un inconnu, un lâche, qui avait plaqué son épouse et sa fille sans raison apparente. Peut-être parce que le changement devait la terrifier, comme il nous terrifie tous. Elle n'osa ouvrir la bouche.
— Je sais tout, poursuivis-je, profitant de ma position de force. Je sais que ce n'est pas volontairement qu'il t'a quittée.
Je crus repérer des larmes se bousculer dans ses yeux fuyants et les jointures de ses mains blanchirent alors qu'elle repliait ses poings. Sa voix chevrotante me provoqua un haut-le-cœur. Étais-je un monstre de la confronter ainsi, subitement, à ses démons ? Je n'avais fait ni plus ni moins que tendre une embuscade, dans laquelle ma mère épuisée allait nécessairement tomber. Étais-je lâche en plus d'être diabolique ? D'où me venait donc cet élan de rage morbide, pourquoi voulais-je régler mon mal-être en affligeant les autres de mon affliction ? Ma culpabilité s'envola lorsque ma mère rompit l'aphasie :
— Oui. Tu as raison. Ton père... Il était violent, colérique. Il était fou, et il me faisait peur, vers la fin.
L'avait-il frappée ? Mon cœur se souleva.
— Il racontait des récits contrefaits, erronés, saugrenus, poursuivit-elle. Je devais lui dire de s'en aller. Tu dois me comprendre, je craignais pour nous. Et c'était plus simple de l'accuser lui...
Je me laissai choir dans le canapé, décontenancée, bien que réconfortée que ça n'ait pas été jusqu'à la violence physique. Ce n'était pas du tout ce à quoi je m'attendais. Non, je ne savais pas tout. Vraiment pas.
Elle ignorait pour le meurtre.
Elle s'assit également et je m'écartai vivement quand elle tenta de se rapprocher. La fureur qu'elle dût lire dans mes pupilles la fit se relever, effrayée.
— J'ai fait ça pour ton bien, répéta-t-elle, comme persuadée que cette excuse effacerait tout.
— Mon bien ? ricanai-je. Mon bien tu t'en foutais bien quand tu m'as laissé entendre que j'avais gâché ta vie.
— Ka...
Je me redressai à mon tour, elle hoqueta et mon prénom se démantela dans sa gorge. Je la surplombais d'accoutumée de quelques centimètres, mais la confrontation faisant qu'elle se ratatinait, je la dominais alors totalement, menaçante, si bien qu'elle leva des billes implorantes vers moi.
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