Chapitre 8

Myriam avait raison... je me montais la tête alors que les quatre hommes qui occupaient mon esprit ne partageaient aucune analogie. Gabriel avait commencé son année en septembre, comme moi, et notre rencontre n'avait rien d'une manigance. Des milliers de femmes étaient agressées sexuellement chaque jour et elles n'étaient pas pour autant les parias de Dieu. Et la mémoire sélective balayait naturellement les détails afflictifs. Le prêtre devait simplement avoir un impératif urgent. Que tout survienne simultanément m'avait perturbée.

En revanche, un dialogue s'imposait. Regarder ma mère dans les yeux risquait de s'avérer délicat, mais après tout c'est ce qu'elle vivait tous les jours depuis mes six ans.

Je refusai qu'elle me prenne dans ses bras quand enfin je me résolus à rentrer. J'imposai une distance froide et m'assis dans un fauteuil au salon. Elle s'assit sur le canapé.

— Kalie, je veux que tu comprennes que ce n'est pas facile pour moi, il est mort.

— Je n'y crois pas une seule seconde.

— Il devrait. Pour moi et toute la famille, il est mort.

— Pas pour moi. Alors maintenant je veux des réponses.

— Kalie, ce n'est pas le moment.

— Ça ne sera jamais le moment. Ça a été un sujet interdit durant quinze ans, comment veux-tu qu'il y ait un moment où tu aies ne serait-ce qu'envie d'en parler ?! J'en ai marre des silences, tu peux comprendre ça ? J'ai accepté que tu te taises, je voulais d'épargner. Mais c'est pas un rôle d'enfant. Alors maintenant assume ton rôle de mère. Tu pourras ajouter ce moment à la liste des regrets que tu as depuis ma naissance. Remarque, c'est peut-être de ma faute aussi si vous vous êtes quittés.

— Non, je t'interdis de dire ça !

— Parce que ce n'est pas ce que tu penses, peut-être ?!

Je bouillonnais de colère. Le sang battait dans mes tempes et les systoles effrénées de mon cœur dans ma poitrine entraînaient une résonance macabre dans tout mon être.

— Il est parti parce que c'était trop dur pour lui. D'avoir une femme et un enfant.

— Il aurait dû y penser avant de se marier... Mais finalement, j'avais raison. Je suis responsable de ça aussi.

— Nous te voulions, Kalie. Tu as ressoudé notre couple lorsque tu es née. Tu l'as aidé à aller mieux.

— J'étais quoi ? Du ciment pour la maison ?

— Ce n'est pas ce que j'ai dit... Tu n'étais pas prévue, mais cette nouvelle nous a comblé de bonheur. Et rapidement, nous avons été une famille, une vraie.

Un rire faux remonta dans ma gorge.

— Et maintenant, nous ne sommes rien du tout.

C'était assez de répliques assassines, je m'en allai et retrouvai la gentillesse moelleuse de mes draps.

De : Gabriel

Je ferais tout pour me faire pardonner... Il faut qu'on parle.

Dans la douche, les filets d'eau s'épanchaient sur mes épaules et le long de la courbe de mon dos. La nausée me gagna et ne daigna pas me quitter : je frottai frénétiquement ma peau comme pour effacer l'ADN qui avait pu s'y amarrer. Mes côtes apparentes, mes cuisses droites, ma poitrine légèrement pointée, tout me dégoûtait. J'étais prisonnière d'un véhicule humain marqué par les vices d'hommes indécents. Le savon couvrait mes hématomes, puis me les révélait en dévalant mes mollets. Je glissai mes doigts sur mon cou, comme pour m'assurer que je n'étais pas étranglée encore, qu'aucun bras ne me comprimait la trachée. J'inspirai, me shampooinai, la mort dans l'âme. Qu'importe le temps que je passai dans cette cabine, je ne me sentais pas moins sale.

Plusieurs jours passèrent avant que j'accepte enfin une entrevue avec Gabriel. J'avais eu le temps de me morfondre, de me raisonner, de guérir de mes plaies et de décider d'un tournant pour ma vie. Il se présenta au lieu de rendez-vous. J'avais veillé à arriver en avance, et instaurai un périmètre de sécurité. Je ne retenais de lui que l'effroi qu'il avait suscité en moi.

J'abrégeai notre mutisme incommode d'une traite :

— Tu voulais te faire pardonner ? Ça tombe bien, j'ai un service à te demander.

— Lequel ?

— Je veux retrouver mon père.

— C'est ce que je veux aussi.

— Pardon ?

— Je t'avais dit qu'il fallait qu'on parle.

Mais enfin de quoi parlait-il ?

Il me pria de m'asseoir, fit de même à bonne distance, et me fixa :

— Mon... patron recherche ton père.

— Ton patron ? Tu travailles ?

— Secrètement, approuva-t-il.

Qu'était-il au juste ? Un agent infiltré ? Une recrue des forces spéciales ?

— Au profit de qui, de quoi ?

— Nous y viendrons... Ton père a... disons... commis un meurtre et se doit de purger sa peine, depuis... très longtemps.

Ses phrases hachées dénotaient sa volonté de bien faire, d'annoncer les nouvelles subtilement et sans me choquer. Mais pour ça, il était trop tard.

— Mon père serait un assassin ? Surveillé par la police ?

— En gros. Et il se passe qu'il a échappé à nos... radars depuis plusieurs mois.

— Mois ? Moi, ça fait quinze ans que je n'ai aucune nouvelle de lui. Quoi qu'il ait fait, je ne connais pas cet homme.

— Nous savons. Mais il était probable qu'il cherche à vous recontacter, ta mère et toi ?

— Pourquoi ?

— Parce que vous êtes sa famille.

— Il aurait fallu qu'il s'en souvienne une décennie plus tôt.

— Il n'a pas eu le choix de vous quitter.

J'étudiai ses mots, leur sens me percuta après un laps de temps très long. Comment ça, « pas le choix » ? Ma mère m'avait dit qu'il était parti du jour au lendemain, en prenant toutes ses affaires. Aurait-elle menti ?

— Tu... me crois ?

Jusqu'alors, j'étais concentrée sur ce qu'il me disait de mon père, sur ce qu'il pouvait m'apprendre sur cet épais mystère que je souhaitais percer, mais je fus châtiée par une autre évidence :

— Si je te croyais, je serais forcée de constater que tu n'es sorti avec moi que pour glaner des informations sur mon père. Alors j'ai le choix : te trouver très ingénieux et inventif pour me récupérer, ou froisser mon égo en prenant ce que tu dis pour des faits réels.

— Kalie...

— Non.

Je fermai les yeux, secouai la tête pour repousser son élan affectif.

— Je ne veux pas en discuter.

— Je t'assure que...

— Raconte-moi tout ce que tu sais sur lui, coupai-je.

Il se gratta le menton, tapa du pied, tourmenté et perplexe.

— Pas à pas...

— Je veux tout savoir, rétorquai-je.

— Il va te falloir du temps. Mais je te promets de...

Il s'interrompit, prit une grande inspiration, et termina :

— Je te promets de tout te dire.

— Plus de secret ?

— Plus de secret.

Je lui souris faiblement. De connaissance il était devenu mon copain, pour de mauvaises raisons qui me désolaient, puis de copain il devenait mon complice, ni plus ni moins. Au fur et à mesure que je découvrais ses facettes, je le voyais autrement. Les questions me mordaient les lèvres et je les mordais à mon tour pour les contenir.

Chaque chose en son temps.

Il fallait qu'il m'aide et si pour cela, je devais lui accorder un minimum de ma confiance, je devais occulter ma crainte à son égard, et oublier ce que nous étions sur le point de faire avant que notre histoire ne coule. Surtout oublier ça ; car à peine j'y pensais, tournoyaient déjà les insectes dans mon ventre.

— Par quoi commencer ? réfléchit-il.

— Le plus important qui te vienne à l'esprit.

— Tu n'as pas l'air d'être médusée ou navrée par le caractère criminel et dangereux de ton paternel...

— Comme je te le disais, je ne le connais pas. Et ma mère m'a tellement laissé imaginer le pire toutes ces années, qu'au final un meurtrier, c'est le moins terrifiant des portraits que j'ai érigé à son effigie.

— À ce point ?

— Qu'espérais-tu que je t'apprenne, Gabriel ? Il a disparu de ma vie alors que je faisais mes premiers pas en école élémentaire.

— De ce que nous savons de lui, il t'aime plus que tout au monde.

Son observation m'irrita : elle n'avait aucun sens. Cela dut se sentir car il précisa un point déjà abordé :

— Je t'ai dit qu'il ne vous avait pas quittées de plein gré.

— Pourquoi l'aurait-il fait ?

— Pour vous protéger.

— Nous protéger ? m'étranglai-je. C'est une blague ! Tu vas me sortir l'excuse la plus bidon au monde pour expliquer qu'il a foutu le camp ?! T'espère quoi là ?! Me remonter le moral ?! Il ne nous a pas protégées ! Il nous a abandonnées. Il a laissé ma mère, sans travail, avec une gamine de six ans.

— Tu n'as pas le recul nécessaire pour saisir l'ampleur de...

— J'ai quinze ans de recul, cassai-je. Quinze ans passés à me demander ce que j'avais de repoussant pour que même mon père ne veuille pas de moi. Quinze ans passés à voir ma mère éreintée rentrer d'un travail qui ne lui plaît absolument pas, qu'elle a accepté uniquement pour subvenir à mes besoins. Quinze ans que je la regarde pleurer ma naissance, qui l'a privée de tant d'opportunités... Quinze ans que je tente de me construire malgré un schéma familial plus que bancal. Quinze ans que je me suis résignée à ne plus attendre son retour.

Respectueux, il ne rajouta rien. Mon pouls s'était emballé lorsque jelui avais craché ma haine au visage, comme s'il y pouvait quelque chose. Jerefusais tout simplement ce qu'il disait, ce mensonge d'amour auquel j'avaiscru innocemment. Je refusais qu'une autre personne le confirme, maintenant queje l'avais enterré. Je refusais de redevenir cette fille renversée par lessecousses de l'abandon, et la rafale véhémente de conscience, cette fille quiespérait dans le vent et s'en était mordu les doigts. Je repoussais cet espoirinfanticide.

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