Chapitre 5
Je rabattus mes bras sur ma poitrine et croisai les jambes, tremblante.
— Qu'est-ce que tu as... ?
L'inquiétude de Gabriel n'était pas feinte mais cette évidence ne suffit pas à m'apaiser. Il tendit le bras pour me caresser le visage et ce fut le geste de trop. Je sautai du lit, récupérai mes habits et les renfilai en vitesse. Hébété, mon copain s'était levé et me contemplait dans ma panique animée.
— Est-ce que tu comptes m'expliquer ?
J'étais en état de choc, incapable d'agir avec lucidité, calme et maturité.
— Qui es-tu ? demandai-je avec aigreur.
— Tu... Tu es sérieuse, là ?
— Qu'est-ce que vous me voulez ?
Impavide, il conserva sa stature inspectrice. Une part de moi jugeait qu'il ne me disait pas tout.
— Kalie, je t'aime, respire, assieds-toi... On va discuter...
— Rhabille-toi ! criai-je.
Il acquiesça, résigné, et reprit adagio ses vêtements. Inconsciemment, je m'étais adossée à la porte, prostrée comme un animal apeuré. Amabile, il vint me chercher. Il véhiculait à nouveau la quiétude et si je n'avais pas été si méfiante, j'aurais chancelé, consentante, dans ses bras, et nous serions allés au bout. Il disciplina mes cheveux en les coinçant derrière mes oreilles. Un rayon luisant étincela dans sa pupille. Je plaquai mes paumes sur ses épaules et le chassai avec émoi. L'adrénaline mêlée à ma détresse répulsive l'envoya s'heurter au matelas.
— Ne me touche pas ! hurlai-je. Et ne m'approche plus jamais !
Je sortis en trombe, les lanières de mes sandales coincées entre mes doigts, descendis l'escalier plus vite encore que je ne l'avais monté, et traversai le hall en méjugeant les étudiants préoccupés qui prétextaient vouloir m'aider.
— Kalie !
La voix de Gabriel vibra à travers toute la rue. Larmoyante, je décampais, pieds nus, et nourrissais l'espoir qu'il ne me poursuive pas. Courir jusqu'à ma voiture devenait une habitude.
Je sortis fébrilement les clefs de ma poche et ouvris ma portière. Sans même m'attacher ou allumer les phares, je démarrai et partis à plein régime.
La consternation me nouait les tripes. Les images de la soirée défilaient dans le désordre, maudites. Je ne comprenais rien mais me sentais grandement menacée.
Des personnes malsaines et intéressées, voilà de quoi j'étais entourée. Je les attirais comme des aimants. Gabriel avait bien caché son jeu... Cet incident me conforta dans mon vice, dans ce dogme d'abandon ; accorder sa confiance ne menait qu'à la déception, c'est pourquoi il me fallait fuir l'attachement comme la peste.
Depuis mon plus jeune âge, je rentrais dans le moule, sagement, et mettais mon identité en suspens, voire carrément de côté, tout cela pour vivre invisible, dans un monde hostile où les gens se définissaient par leur égocentrisme et leur méchanceté.
Je réprouvais les relations, les appréhendais. J'avais la conviction combative qu'une fin était nécessairement triste, et qu'il existait nécessairement une fin. J'étais persuadée, et Gabriel venait de me le confirmer, que les gens à qui on accordait un peu de nous finissaient immanquablement par nous trahir. Et ce n'est pas la tempête qui est ennuyée ou blessée lorsqu'un bateau fait naufrage, mais bien le survivant malchanceux qui échoue, ravagé, sur la plage.
Parfois, je haïssais ma mère de m'avoir gardée. Je ne lui apportais de toute manière que tristesse et courroux.
Pour une raison qui m'était inconnue, tout ce qu'il advenait depuis quelques jours semblait intrinsèquement lié à mon père évaporé, à cette image paternelle énigmatique de plus en plus dense et floue. Oui, c'est ça, il était ça : un brouillard, ni plus ni moins ; un mur voluptueux, éthéré, qui m'empêchait d'avancer.
La nuit fut à l'insomnie et aux sanglots. Le lendemain fut au débriefing téléphonique avec Myriam.
— Comment ça, tu n'es plus avec Gabriel ?
— Il est comme les autres. Tout ce qu'il voulait, c'était coucher avec moi.
— Kal', tu penses honnêtement qu'il serait resté trois longs mois avec toi si tout ce qui l'intéressait était de te culbuter ?
— Il doit y avoir une explication.
— Oui, comme le fait qu'il t'aime, non ?
— Non. Mon corps. Il doit y avoir quelque chose avec mon corps.
— Écoute, je comprends que tu aies pris peur. La première fois ce n'est pas toujours évident.
— Mais Myriam, ça n'a rien à voir !
— Ton corps est bien, je t'assure. Il n'a rien d'anormal, tu n'as pas à en avoir honte.
— Puisque je te dis qu'il est... singulier.
À l'autre bout du fil, elle soupira :
— Tu as fui, comme d'habitude. De ce que tu me racontes, il ne t'a ni forcée ni violentée, alors c'est dans ton camp que ça a merdé. Sans doute la peur après l'agression.
L'inconnu faisait effectivement partie de l'équation, néanmoins il s'agissait d'un mécanisme plus complexe que simplement la crainte de l'acte.
— Il faut que je te laisse, déclara Myriam, j'ai du travail. Appelle-le, ok ?
Elle raccrocha. Soit elle s'obstinait à croire que le problème venait de moi, soit c'était moi qui m'acharnais à voir des détails louches partout. J'angoissais à l'idée de lui évoquer mes soupçons. Ma cousine, en personne très terre à terre, n'y aurait vu qu'une parade de déni coriace. Ça n'en était pas : il s'agissait davantage d'instinct.
Ma mère travaillait, aussi n'eus-je aucun motif pour me lever, ou manger. Je m'en voulais d'être une coquille vide flottant dans la mer, à la dérive, je m'en voulais de ne pas avoir écouté ma méfiance protectrice. Mes pommettes, plus salées encore que l'air maritime, me calcinaient, comme pour punir ma faiblesse.
Vide, je pianotai sur mon clavier une bonne partie de l'après-midi, sans en retenir quoi que ce soit de constructif. Myriam me fit la surprise de débarquer, un pot de glace dans les mains.
— J'ai un DVD dans mon sac.
— Une comédie romantique ? hasardai-je.
— Exact.
Je ris frugalement.
— Des études de lettre, des soirées alcoolisées, une peine de cœur... Pourquoi ne puis-je pas avoir une famille aussi conventionnelle que le reste de ma vie ?
— Une famille conventionnelle, c'est justement une famille imparfaite.
— Elle n'est pas imparfaite là, elle est tout bonnement décomposée.
Elle me prit sans ses bras et je fourrai mon nez dans sa chevelure cajoleuse. J'humai son parfum à la fleur d'oranger, me détendis au contact de sa caresse consolatrice sur mes omoplates. Je dus m'assoupir pendant le film, car je me réveillai au matin, allongée sur le canapé. Ma mère, sans doute mise au courant par sa nièce, avait fait preuve d'une ample tendresse et m'avait préparé un copieux petit déjeuner, accompagné d'un mot d'encouragement. Elle savait mieux que personne ce que c'était de souffrir en amour.
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