Chapitre 3
Sans surprise, il fut apprécié en tous points par nos invités. Myriam le connaissait déjà, et discutait avec lui dans un coin du salon. Quant à moi, j'écoutais distraitement ma tante parler de son nouveau régime et s'énerver avec mon oncle qui ne décollait pas ses yeux de son cellulaire. Entre boulot, enfants, argent et complexes féminins, les discussions demeuraient d'une platitude sans nom, autrement dit parfaitement ennuyantes pour moi. Au moment de se mettre à table, Gabriel me rejoignit et prit place à mes côtés. Je frissonnai. Le visage de mon agresseur venait de me revenir, clair, distinct.
— Je vais aider ma mère à servir.
Je m'empressai de chercher un plat, innocemment, et de faire les navettes pour habiller le buffet de plusieurs saveurs. L'odeur de la dinde fumée emplit la salle à manger, s'immisçant dans les narines avec la même ardeur que les conversations animées s'immisçaient dans mes oreilles. Les rires et les mets m'aidèrent à me détendre, malheureusement cette bulle d'innocence et d'allégresse éclata à la remarque de Gabriel, en réponse à une observation de mon oncle :
— Kalie hum non, pas tellement. Elle doit plus tenir de son père.
Ma mère se crispa et mes tantes grincèrent des dents. Myriam piqua du nez dans son assiette. Mentionner mon père détrônait toutes les gaffes du monde en termes de plombage d'ambiance. La vague de gêne qui traversa la table ne sembla pourtant pas l'atteindre :
— La taille, les cheveux d'un brun foncé... À la limite, Kalie a vos yeux, madame Keryah.
À ce niveau-là, je ne savais même plus quoi faire pour empêcher le désastre.
Ma mère se racla la gorge et me surprit à lui confier notre situation familiale, que moi-même je lui avais caché :
— Oui, elle tient de son père physiquement, presque son portrait craché. Par contre, j'ose espérer qu'en relation elle n'opte pas pour le même comportement, sans quoi tu te marieras, auras un enfant et la verras partir du jour au lendemain sans plus donner de nouvelles.
Mon oncle détendit l'atmosphère avec une note d'humour :
— Dans tous les cas ma sœur, je suis bien content qu'il ne soit plus là parce que quand il cuisinait, c'était nettement moins bon !
La remarque de son frère lui arracha un sourire. Je rassurai Gabriel en lui serrant la main. Il n'avait pas l'air plus choqué ou embarrassé que ça.
— Tu ne m'avais jamais dit pour ton père... avança-t-il doucement alors que nous étions dans ma chambre.
— Gabriel, ça ne fait que trois mois que nous sommes ensemble...
— Je sais. Mais sache que tu peux m'en parler.
J'hochai la tête, reconnaissante.
— Ils sont tous partis ? s'enquit-il.
— Je crois oui. Je n'entends plus rien, ris-je.
— Très bien.
Il se rapprocha de moi, passa sa paume sur ma nuque et avança ma tête pour m'embrasser. Ses lèvres se collèrent aux miennes avant de s'aventurer dans mon cou. Instantanément, je me raidis et le repoussai délicatement.
— Je... Pas encore, d'accord ? Je ne me sens pas prête.
Il passa une main dans ses cheveux, visiblement froissé par mon énième refus de passer un cap dans notre relation.
— Entendu, fit-il. Je respecte ta décision. Je... je ferais mieux d'y aller, non ?
— Oui, tu as raison.
J'aurais souhaité qu'il reste, qu'il me rassure, qu'il soit là, que je ne sois pas seule à affronter les démons qui allaient très certainement hanter ma nuit. Mais sa frustration apparente n'aurait rien arrangé à mon état et je ne voulais pas qu'il se montre insistant par rapport à nous. Je le raccompagnai et partis me démaquiller, me laver et me mettre en pyjama. Le miroir m'intercepta et l'image qu'il renvoyait m'exsuda : je n'étais qu'une épave concassée.
Comme attendu, mon sommeil fut tourmenté par l'atroce soirée de la veille. Je me réveillais, paniquée, sentant tantôt ses pognes électrisantes tantôt la morsure froide sur ma chair à vif de mes pleurs, mélangés aux flaques sur le sol, puis me rendormais en sueur.
Et toujours, qu'importe l'heure à laquelle j'émergeais de mes souvenirs, je me posais cette question : qu'avais-je de particulier ? Je n'étais qu'une jeune femme brune, plate, inintéressante, parmi tant d'autres. Une jeune femme brisée, aux origines floues.
Je m'attablai le lendemain matin pour prendre le petit déjeuner, minutieusement fardée et enveloppée d'une robe de chambre bien trop épaisse pour la saison, en face de ma mère.
— Tu vas bien, maman ?
— Oui ma chérie.
Elle se leva pour m'embrasser sur le front.
— Je lui ressemble tant que ça ? questionnai-je.
Elle prit une profonde inspiration, me regarda d'un air peiné.
— Beaucoup.
Les mots se coincèrent dans ma gorge déjà nouée rien qu'à oser poser les questions corrosives, interdites. Le klaxon d'une voiture interrompit la gêne ambiante. Précipitamment, je rangeai mon bol et le lait :
— C'est Myriam, elle m'attend.
Et ainsi, comme à l'accoutumée, je fuis ; je fuis les révélations, le changement, l'embarras. La maladresse de mon petit-ami avait brisé la sphère de confort que je m'étais forgée toutes ces années. Il avait, d'une simple remarque, anodine pour certains, ébranlé mon stoïcisme et remis sur le tapis des questionnements et des souffrances, que je croyais si bien enfouies en moi. Mais on ne noie pas des monstres marins, ce sont eux qui finissent toujours par nous attraper et nous entraîner dans les abysses.
J'enfilai à la hâte quelques habits qui me protègeraient des questions indiscrètes. En bas de l'immeuble, Myriam s'impatientait et perturbait toute la rue avec le vacarme qu'elle faisait. Je m'empressai de descendre.
— Enfin !
— Bonjour à toi aussi, cousine.
— Tu es prête ?
— Toujours !
Je grimpai dans la berline cabossée de Myriam, que j'accompagnais à une audition. Son rêve depuis ses huit ans était de devenir actrice. Théâtre, romances, émissions de télévision, elle tentait absolument tout depuis qu'elle avait arrêté ses études en pleine année, quelques mois plus tôt, à l'immense dam de ses parents.
— Celui-là, je le sens, c'est le bon ! jubilait Myriam.
Ma tante avait tenté de lui farcir la tête, de la pousser à continuer ses études de médecine, car, selon elle, il était impossible à notre époque de vivre grâce à l'écran. En un sens, je la comprenais, mais je me gardais bien de tenir un discours moralisateur à ma cousine et amie. Elle devait essayer et tirer ses propres leçons de la vie. D'autant plus que le monde s'était médiatisé au possible et regorgeait ainsi qu'occasions à saisir.
J'admirais son courage : celui que je n'avais pas, celui de s'opposer à la famille, de s'opposer aux diktats sociétaux qui imposaient la multiplicité des diplômes, d'aller à contre-courant, de plonger dans l'océan de l'inconnu. Moi, il y avait bien longtemps que j'avais enterré mes objectifs et mes idéaux sous une tonne de sable. Je voulais rendre ma mère fière, je voulais voir autre chose dans ses yeux que les regrets lorsqu'elle posait son regard sur moi. Malheureusement, un bout de papier ne pouvait pas changer cela.
Nous nous installâmes dans la salle d'attente ; le casting avait ramené beaucoup d'intéressées et l'angoisse de Myriam la poussa presque à rebrousser chemin. Je l'encourageai chaleureusement, pris un magasine et le feuilletai. Lorsque ce fut son tour, après bien deux heures de crainte et d'espoir, je lui souris une dernière fois et la regardai disparaître derrière la porte. Je me concentrai sur ma lecture mais fus interrompue par la réception d'un message. Gabriel m'invitait à une soirée. Rien que de me remémorer comment la dernière à laquelle j'avais participé avait fini, je repoussai mon téléphone et me renfermai sur moi-même.
Quand est-ce que la peur allait s'estomper et me laisser continuer à exister ? Pourquoi avait-il fallu que mon cocon se déchire ? J'étais si bien, dans ma survie mondaine, stéréotypée, dans ma peau d'étudiante de vingt-et-un ans. J'étais si bien en surface... Loin des profondeurs.
Je répondis tout de même à Gabriel, un « peut-être » sans conviction, car j'avais envie de le voir, de passer mes doigts timides dans sa chevelure d'or, de me sentir belle, épiée par ses iris saphir, de jouir de sa présence apaisante. Il était comme un antidote angélique, un dieu grec extirpé de la mythologie pour me protéger et m'entourer d'un halo de sérénité. Il était bien trop parfait pour moi et ma méfiance instinctive repoussait ses tentatives charnelles.
Le grincement de la porte me rapatria du voyage de mes pensées. Myriam sortit de la pièce souriante, ce qui était très bon signe. J'avais pour habitude de la récupérer en larmes ou du moins dépitée. Sa joie fut communicative. Je la pris dans mes bras et la fixai d'un air inquisiteur.
— Je crois que c'est dans la poche ! me dit-elle en chuchotant.
Nous criâmes d'excitation, si peu discrètes que les autres candidates nous prièrent de partir. Complices, légères, nous regagnâmes la voiture. Elle s'appliqua à tout me raconter, tellement emportée par son récit qu'elle en oublia de démarrer.
— Mince ! Je vais être en retard pour le repas !
Elle fit vrombir son moteur et me déposa quelques minutes plus tard en bas de chez moi. Je soupirai, revitalisée par son énergie positive, bien que j'eus essayé de tempérer son enthousiasme en lui rappelant qu'il ne fallait pas s'extasier trop vite.
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