Chapitre 29

— Et j'aurais dû quoi, selon toi ? Faire comme si tu n'avais pas existé ?! Continuer à me sentir orpheline, ne rien faire contre la partie que je savais manquer en moi ?! T'aurais au moins pu donner de tes nouvelles. T'aurais au moins pu prendre des miennes.

— J'ai fait tout cela pour vous protéger, toi et ta mère ! rugit-il. Tu viens de tout gâcher !

Son accusation me piqua au vif. Il aurait au moins être heureux de me revoir, ou faire mine de. Au lieu de quoi il se comportait exécrablement et me ralliait au camp de ma mère : moi aussi, ainsi, je l'aurais foutu dehors.

— Tout gâcher ? Moi ? Tu te fous de moi ! T'as gâché nos vies ! T'es qu'un sombre égoïste. Tu pouvais pas juste ranger ta queue et laisser maman être comblée avec un mari qui lui ne l'aurait pas abandonnée ?!

Ma vulgarité me pétrifia ; ma langue avait craché des missiles et je vis à l'effondrement non dissimulé sur le visage de mon démiurge qu'ils venaient d'atteindre leur cible.

— Je l'aimais...

Indifférente à sa peine, je rétorquai :

— On n'abandonne pas les personnes qu'on aime.

Il secoua la tête, profondément affligé :

— C'était mieux ainsi. J'ai tenté de m'enfouir quand ils m'en emporté, mais finalement j'ai réalisé que c'était un mal pour un bien. Je ne pouvais rien contre la fatalité. Je ne pouvais rien contre la volonté de Dieu.

— Les voix du Seigneur sont impénétrables, récitai-je avec sarcasme.

Qu'importe ce qu'ils lui avaient fait, durant un an de séquestration, ils l'avaient brisé. Les ailés n'étaient pas digne de ma créance.

— J'ai tenté de parler à ta mère, de trouver un moyen pour qu'on reste éternellement cette famille providentielle que nous formions.

— Elle ne pouvait devenir immortelle tout comme tu ne pouvais endosser l'identité de Kane l'humain, époux et père. Et elle ne l'aurait pas voulu.

— Parce que tu étais là.

Encore ma faute ?

— Non. Parce qu'elle appréciait le côté éphémère de la vie, elle disait que c'était ça qui donnait un sens à l'existence.

C'était un tueur. Je ne savais rien de lui à part ce qu'on m'en avait dit et ce que mon imaginaire m'avait obligée à croire. Je ne pouvais par conséquent pas éprouver ne serait-ce qu'une once de confiance en lui. La crainte aurait même dû me lignifier. Pourtant, une quiétude surprenante m'entourait, et elle ne provenait pas de Gabriel. Elle se façonnait au fil des minutes de notre rencontre.

Gabriel m'écarta, arme à feu au poing.

— Mais Gabriel, qu'est-ce que tu fais ?

L'ange enleva la sécurité.

— Gabriel ! Non !

Caïn conserva une attitude stoïque, peu impressionné par le pistolet que mon ex-copain tenait. Mais moi je savais. Je savais que les balles contenues dans le chargeur n'étaient pas faites que de plomb, qu'elles seraient mortelles à mon géniteur.

L'œil de Gabriel tressauta.

– Je dois le tuer.

– Non ! On a besoin de lui ! J'AI besoin de lui !

– Non, c'est faux. Tu as vécu quinze ans sans lui.

– Je viens à peine de le retrouver, et tu veux me l'enlever... ?!

– C'est un meurtrier, le premier de toute l'humanité. À cause de lui, le mal perdure.

– Le mal perdure à cause de la marque ! Il faut trouver un moyen de lever la malédiction plutôt que de le tuer !

– Elle est éternelle ! Il faut en tuer le porteur !

– Tu devras me tuer moi, alors ! Je l'ai. J'ai le sceau.

– Peut-être que je devrais, oui !

J'hoquetai de surprise et le dégoût imbiba d'amertume la commissure de mes lèvres.

— Une lignée entière, c'est ça ? Ton rôle était donc de supprimer les fils et les filles de Caïn...

Son image imperturbable implosa en mille morceaux et il eut, l'espace d'une seconde, l'apparence d'un adolescent paumé. Son bras s'affaissa et son ton devint larmoyant comme si l'émotion le gagnait. Mais pouvait-il ressentir quoi que ce soit, ou était-ce un leurre, encore ?

— C'est ce que veut le Maître, bredouilla-t-il.

— Anéantir des innocents, pour l'unique et seule raison qu'ils ont été engendrés par le même homme ? Ils n'ont rien demandé. Je n'ai rien demandé. Le péché originel a été commis par Ève. Alors quoi, tu vas tuer toutes les femmes parce que leur ancêtre a fait une erreur ?!

— Tu ne comprends pas, s'emporta-t-il.

Sa nervosité le rendait fou ; il serrait les dents. Il braqua à nouveau le canon de son Beretta vers mon père, qui parut réaliser la dangerosité de cette arme en particulier. J'avais été manipulée, encore : j'avais été son moyen de parvenir jusqu'à Caïn. Mon acerbité me brûla les veines comme de la lave en fusion.

— Ce que je comprends, c'est que tu suis comme un mouton des injonctions qui te viennent d'en haut, provoquai-je.

— Écarte-toi et laisse-moi régler ça seul avec ton père, exigea-t-il.

— Kalie, murmura ce dernier. Fais ce qu'il te dit. Laisse-le m'abattre.

— Non. Si je le laisse faire, je serai la prochaine. Excuse-moi, mais je n'ai aucunement envie de te retrouver en enfer et d'y moisir pour l'éternité.

Nous nous toisâmes. J'avais presque envie de tout lui pardonner. Le fait est qu'en termes de famille, nos décisions sont parfois inexplicables ; ce qu'on fait au nom du sang dépasse l'entendement. J'avais beau ne pas le connaître, un lien puissant nous unissait. Je l'avais en face de moi, enfin. Je pouvais avoir toutes les réponses, toutes. Puisqu'il était vivant, qu'est-ce qui nous empêchait d'être père et fille, de poursuivre une existence où on s'efforcerait de réparer nos erreurs mutuelles, de rebâtir les ruines de nos cœurs ?

Je sautai sur Gabriel, frappai son bras. Un coup partit, nous hébétant un peu. Mais je ne faiblis pas. Sur ma fesse, je sentis la marque. Elle me brûlait, elle se réveillait. Elle me procura une rage sans pareille et une puissance phénoménale.

Et au nom d'un secret, d'une balle destinée à un autre, j'abattus Gabriel. 

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