Chapitre 28

Il reprit :

— Et toi ? Vis-tu dans l'illusion que vous allez vous retrouver et redevenir une famille comme avant ?

Quelles espérances entretenais-je face à cette rencontre, à compter qu'elle eut lieu ? Le voulais-je ? Tenais-je à abandonner si facilement ma volonté de deuil et de détachement ?

— Retournons là où il a disparu, inventoriai-je.

— On ne trouvera rien, la zone a été fouillée de fond en comble.

— On y retourne quand même.

J'exigeai qu'on passe chez moi afin que je puisse me changer et me brosser les dents. À en juger par les volets descendus et l'opacité ambiante, ma mère dormait encore. J'en profitai pour me préparer un sac à dos avec de l'eau, le portrait enroulé de mon père, une plaquette de médicaments au cas où ma migraine ne passait pas, mon chargeur pour brancher mon téléphone dans la voiture et je passai par la cuisine.

Dans l'auto de Gabriel, le trajet déjà bien entamé, je triturai la lame laquée empruntée à mon tiroir, placée par mes soins dans ma manche, écrouée par le paysage agraire sur ma droite.

— Donne-moi ton couteau, requérit-il en tendant sa main. Tu n'en auras pas besoin.

— Tu n'as pas confiance en moi ?

— Après tout, la trahison c'est de famille non ?

— Tu es mal placé pour parler de trahison, tu n'étais avec moi que pour me voir nue et savoir si j'avais la marque.

Il dodelina la tête et leva brièvement les mains comme un drapeau blanc avant de se reconcentrer sur la route. Nous avions encore de nombreuses heures à combler, et le silence ne séduisait pas.

— Avez-vous aussi envisagé que si le signal restait fixe, c'était que lui-même ne bougeait pas ? demandai-je.

— Bien sûr. À quoi penses-tu ?

— À un cadavre...

— Ton père ne peut pas être tué avec une arme humaine.

— Mais vous, les anges, vous avez ce qu'il faut, n'est-ce pas ?

— Ouais... Ça nous a pris des lustres. Mais ce n'était qu'une prévision, s'il devenait dangereux. Personne ne s'en serait pris à Caïn sinon. Dieu le veut vivant.

— Peut-être était-il devenu enragé...

— Non... Ton père s'est toujours bien comporté, c'est ça qui est étrange. Il était un exemple de bonne conduite, à l'inverse de son frère Abel, rebelle et instable. Et malgré le fardeau de sa malédiction, il fait preuve d'une inébranlable vertu.

Mon géniteur n'était peut-être pas un monstre après tout...

— Donc aucun ange ne l'aurait tué, repris-je. Tu es sûr ? Même pas un ami ? Mon père aurait pu supplier un ange de l'achever. Et si l'ailé s'était exécuté, il est probable que mon père soit tombé en poussière ; après tout, il est censé être mort depuis la nuit des temps.

— Je n'aime pas trop que tu nous appelles les « ailés ».

— Toi tu nous appelles bien les « humains », il nous faut au moins un pied d'égalité.

— Pour en revenir à ta présomption, oui, c'est crédible. Mais dans ce cas, le signal aurait disparu lui aussi. Or il fonctionne à ce jour. À un point fixe, mais il fonctionne toujours.

— Alors c'est qu'il joue à cache-cache. Ça a été mon passe-temps préféré d'enfant. Et je gagnais.

Dès notre arrivée dans le hangar poudroyant peuplé seulement de cafards, Gabriel se lamenta :

— Il n'y a rien, je te l'avais dit.

Mais je le stoppai, captivée par la paroi nord du dock.

— Tu ne vois pas ? suffoquai-je.

— Voir quoi ? Il n'y a rien ! Pourquoi ris-tu ?

— Bah c'est toi qui es censé avoir des pouvoirs...

— Bon, y'a quoi ? s'écria-t-il, contrarié.

— Je vais te le dessiner, c'est plus simple.

Je scrutai les alentours, dénichai un bout de bois et m'accroupis pour copier les symboles sur le sol bétonné, couvert d'une finaude couche de terre. Je m'appliquai pour qu'ils soient le plus fidèle possible à l'originel.

— Il est doué le salaud... siffla Gabriel une fois mon travail d'art bien entamé. On n'avait pas envisagé ça...

— Quoi ?

— C'est un sort de protection. Contre nous.

Mon père était peut-être un lâche, mais ce n'était pas un arriéré, donc. Il avait su déjouer la surveillance divine. Vivait-il derrière ce mur ? En-dessous de ce sol ?

— Kalie, tu as des feutres ?

— Un ou deux dans mon sac, je pense, pourquoi ?

— Parfait. Je vais les chercher, et tu vas repasser sur les symboles pour les couvrir, d'accord ? Ainsi ils ne feront plus effet.

— C'est si simple ?

— Nous verrons.

Gabriel déposa mon sac à ses pieds, me fit grimper sur ses épaules et me confia un marqueur. Je le guidai maladroitement, nauséeuse en raison des liqueurs dans mon sang qui ne faisaient pas bon ménage avec mon soudain vertige.

— C'est suffisamment haut ? Sinon je te fais léviter...

— Non ! m'écriai-je. C'est parfait.

Je tendis le bras et gribouillai.

— Alors ? Ça change ? questionnai-je, le poignet fatigué.

— Absolument pas...

Je continuai une minute puis il me fit descendre.

Mon père avait assuré ses arrières. L'esquisse de ses traits en main comme un avis de recherche, je me rapprochai de la paroi à première vue polie et cherchai une entrée, un renfoncement quelconque.

— Viens, on s'en va.

Mais alors qu'on se dirigeait vers la voiture, une explosion métallique nous stupéfia.

Un géant massif aux cheveux bruns, la haine dans les rétines, soufflai tapageusement tel un taureau en colère. Je me focalisai immédiatement sur son bras, où je la vis. Telle que je l'imaginais, sa signature, le « tatouage tribal ». En plus des lignes noires, je distinguai des cicatrices blanches et rosées, comme s'il avait essayé d'ôter sa punition au couteau.

Finalement, ce n'était pas autant paralysant que ce à quoi je m'attendais : il était là, voilà tout. Je le découvrais comme n'importe quel inconnu dans la rue, sans trop d'affect. J'analysais plus que je ne ressentais. C'était également ma manière de mettre de la distance, et inconsciemment de me ménager quant au choc.

Prostré, il avait déjà dégainé une manchette, qu'il pointait sur Gabriel. Il devait deviner qu'il s'agissait d'un ange. Quelle idée : afin de retrouver mon père, j'emmenais avec moi un de ceux contre qui il se protégeait.

Je posai ma main sur le bras de mon accompagnateur pour l'empêcher d'adopter la même attitude défensive que l'homme qu'on confrontait enfin puis je le saluai :

— Kane.

J'avais été incapable de prononcer « papa ». Ce n'était qu'un inconnu.

Gabriel nous scrutait tour à tour, sans doute aussi déstabilisé que moi par notre ressemblance.

Kane, enfin Caïn, me fixait sans relâche et la haine décampait face à la stupéfaction. Fidèle au portrait que je tenais fermement, je lui attribuais une bonne trentaine. Ma mère avait passé le demi-siècle. L'immortalité n'était donc ni un mythe ni une métaphore.

En duel visuel avec le costaud muet qui apparemment m'avait engendrée, je peinais à tenir debout. Ma muraille s'effritait. Alors que les minutes en sa présence se multipliaient, mon bouclier instinctif ne remplissait plus sa fonction essentielle. D'appréhension sans doute, mes jambes flageolaient et menaçaient de s'effondrer sous moi.

— Kalie ?

J'acquiesçai. Graveleuse, sa voix fit écho en moi. Modulée et prosaïque, elle semblait désincarnée de son hôte ; elle était trop tamisée et accorte pour correspondre au mastodonte endémique qui nous menaçait de sa lame.

— Qu'est-ce que tu fais là ?

— Je devrais te retourner la question, rétorquai-je. Aurais-tu oublié le chemin pour rentrer après une soirée trop arrosée avec tes collègues ?

— C'est...

— C'est maman qui t'a demandé de partir, oui, je suis au courant. Et comme tu t'en doutes, je suis au courant pour le reste aussi. Gabriel m'a tout dit.

Je croisai les bras. Vu de l'extérieur, ce mouvement était empli de provocation et d'assurance. En réalité, j'essayais juste de me détendre et de dissimuler le tremblement de mes mains.

Sa veine au front gonfla et la colère se lut dans sa posture. Il haussa le ton :

— Mais tu es...

— Folle ? coupai-je. Inconsciente ? Naïve ? Stupide ?

— Tu n'aurais jamais dû venir me trouver ! Et toi, traître, tu n'aurais jamais dû parler !

Mon pouls sprinta, propulsant mes frissons au large. 

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