Chapitre 24
Je relançai dolce :
— Je me disais qu'il vous aurait peut-être contacté...
— Non... J'ai cru qu'il m'en voulait...
— Qu'il vous en voulait ? m'étonnai-je.
— Nous avons perdu contact lorsque j'ai démissionné pour un autre poste... expliqua-t-il. J'ai toujours cru qu'il l'avait vécu comme une trahison.
— Du coup... Vous n'étiez pas au courant de sa disparition ?
— Je sais que les gars de l'équipe n'avaient plus de contact mais je n'imaginais pas cela... Il vous a réellement abandonnées, votre mère et vous ?
— Oui... Et je vous en prie, vous pouvez me tutoyer.
— Si j'avais su... Je vous aurais soutenues... Je suis désolé...
— Vous ne pouviez pas savoir.
— Aucune recherche n'a été lancée ?
— Non, il était simplement parti après une dispute avec ma mère. En soi, il ne s'agit pas d'une disparition en bonne et due forme.
— Pauvre enfant, soupira son épouse. Les hommes sont si imprévisibles...
J'hochai la tête, même si intérieurement je pensais connaître les vraies raisons de son éloignement.
— Voulez-vous boire du thé ? proposa-t-elle.
— Non, merci... récusai-je.
— Je vais en préparer deux tasses.
Elle se leva et nous laissa seuls. Sa douceur soudaine m'avait surprise.
— Parlez-moi de lui... Comment était mon père, à l'époque ?
— C'était un collègue, un très charmant collègue. Doué de ses mains, serviable, disponible. Il avait plus d'expérience que tous les hommes de la boîte réunis. Nous avons fonctionné en binôme très longtemps, ce qui nous a rapprochés.
— Vous étiez amis...
— Il connaissait ma femme, je connaissais la sienne. Nous sortions boire souvent les fins de semaines et nous discutions de tout. Nous étions présents l'un pour l'autre en toute circonstance.
Ce cher monsieur vivait dans l'ignorance, comme moi, depuis tout ce temps...
— Un tel ami ne vous aurait pas ignoré après un choix de carrière qui vous tenait à cœur.
— Il aimait moins nos autres coéquipiers. Mon départ l'a grandement affecté, je pensais...
— Jamais vous n'avez tenté de reprendre contact ?
— Si... dans l'année qui a suivi. Il n'a pas décroché et ta mère ne savait pas où il se trouvait. Je supposais une rupture provisoire. Il vous aimait tellement...
Je bâfrai, et repris aussi naturellement que possible :
— Je crois qu'il vous aimait aussi. Il n'avait pas beaucoup d'amis et il les choisissait avec soin.
— J'ai été stupide...
— Quinze ans ont passé, monsieur. C'est normal que sans nouvelles vous vous soyez fait des idées.
— Pourquoi maintenant ?
Je devinai qu'il parlait de mes recherches.
— Il a officiellement disparu depuis quelques mois. Plus aucune trace.
— La police a-t-elle lancé un avis ?
— Elle a conclu à un décès. Je ne peux m'y résoudre si aisément.
— Malheureusement, je suis dans l'incapacité de t'aider...
— Vous parler m'a déjà fait beaucoup de bien.
Sa femme revint un plateau en main. Je me levai pour prendre congé. Elle arqua un de ses sourcils ultra fin et s'enquit :
— Vous partez déjà ?
— Je ne voudrais pas déranger...
— Rasseyez-vous ! Vous ne nous dérangez pas.
Je m'exécutai, docile. Elle avait ramené en plus de tasses fumantes un assortiment de gâteaux alléchants.
Les heures passèrent dans le coquet séjour du couple. Nous grignotions et bavardions. Ils s'intéressaient à ma vie, mon parcours, et ce contact intergénérationnel me mit du baume au cœur. Je réparais en quelque sorte les dommages causés par mon père tandis qu'eux m'apportaient la bonté des grands-parents paternels que je n'avais jamais eus.
Bons vivants malgré leurs tensions, ils me livrèrent leur histoire et me contèrent leur mariage, leur époque. Je voyageais à travers les épreuves qu'ils acceptaient de me raconter. Je découvrais les déboires de leurs cinq enfants, les dégâts de la tromperie au sein d'un noyau conjugal. Parfois, leurs souvenirs étaient si précis que les scènes se dressaient devant moi.
Quand dix-neuf heures sonnèrent, je sursautai. Je m'en allai, les laissai se reposer. Ils me firent promettre de repasser et je promis avec joie.
Il était trop tard pour visiter les autres personnes, mes investigations furent automatiquement reportées au lendemain.
La même robe, la même coiffure et une porte ouverte plus tard, j'eus un deuxième coup de théâtre.
Une femme ?
Hébétée je ne pus pas m'exprimer derechef.
Sans doute formatée par ma dernière rencontre, je redoutai directement une infidélité de mon père. Ma mère ne semblait pas être au courant qu'il s'agissait d'un « Dylan » au féminin. Et d'un « Dylan » tangiblement sexy.
— Mademoiselle ? Vous allez bien ?
— Euh. Oui. Pardon.
Je me raclai la gorge.
— En quoi puis-je vous aider ?
— Vous êtes bien Dylan ?
— Oui, c'est mon prénom. Qui êtes-vous ?
— Je m'appelle Kalie, Kalie Keryah. Je suis la fille de Kane Keryah. Vous étiez son amie, n'est-ce pas ?
Elle marqua un temps d'hésitation.
— Oui. Mais... Je n'ai plus de nouvelles depuis longtemps.
Sa voix avait légèrement tiré sur l'aigu. Mentait-elle ?
Elle soupira et m'intima de la suivre. Pour une femme d'une quarantaine d'années, elle était bien conservée : des cuisses galbées dans un pantalon en simili cuir, un ventre plat et peu de ridules autour des yeux et des lèvres.
— Kalie... Je peux te tutoyer ?
— Oui bien sûr.
— Je n'ai pas beaucoup de temps, je dois chercher mon fils à son club dans quarante minutes. Tu veux boire quelque chose ?
— C'est gentil mais c'est bon.
— Tu lui ressembles beaucoup.
— À mon père ?
— Oui.
Je la talonnai jusqu'à la cuisine, où elle tira une chaise pour que je m'asseye.
Sur le frigo, aimantés, des clichés attirèrent mon attention. Je reconnus Dylan. L'homme qui l'enlaçait devait être son mari et le garçon édenté son fils. Quant à la femme à côté, elle était sublime.
Dylan remarqua mon intérêt pour les photographies et alla décrocher celles où figurait sa mère pour me les montrer de plus près. Elle les disposa devant moi et m'en détailla chaque contexte.
Mais à compter du moment où j'avais posé les yeux sur le portrait, je n'avais plus écouté.
Kalie. C'était l'inscription en bas.
Sur la diapositive, elle souriait. Le vent balayait ses cheveux, qui formaient donc une masse floue autour de son visage géométrique. Son épaule droite était dénudée et s'en échappaient des traits brunis.
— Tatouage ? demandai-je.
— Oh non ! À cette époque les gens n'y pensaient pas ! C'est une tache de naissance.
Ma bouche devint pâteuse. J'articulai :
— Atypique. Une telle tâche doit se transmettre.
Dylan rit.
— Nous ne le saurons jamais. C'était ma mère adoptive, ce qui explique le large écart d'âge. Elle adorait Kane, il lui rappelait sa jeunesse. C'est par son biais que je l'ai rencontré. Il prenait tant soin d'elle, en me dépannant pour l'accompagner, que ça a fini par me toucher.
Pourquoi avait-il fait cela pour elle et ne le faisait pas pour moi ? Qu'avait cette Kalie que moi, je ne possédais pas ? Ses amis se résumaient-ils aux proches de ses enfants ? L'attachement loyal qu'il vouait à sa famille à travers son immortalité s'était-il évanoui après moi ?
— C'était un homme avec le cœur sur la main que j'ai toujours admiré, termina Dylan.
— Mais ?
Car il y en avait un. Sa mâchoire était tendue, ce qui ne collait pas avec son discours élogieux.
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