Chapitre 23

Elle se rassit :

— Toi tu ne me mens pas. J'ai du mal à admettre tout cela, c'est un peu trop... dingue pour moi. Mais quel intérêt Gabriel aurait-il à te mentir ?

— Coucher avec moi ? suggérai-je.

— Non, il sait bien que tu n'es pas si stupide. Il avait l'air honnête, tu dis ?

— Oui, très.

— Donc... La fille d'un immortel... Vraiment ?

J'hochai les épaules et nous éclatâmes de rire. L'inusité de mes dires créa notre hilarité, et notre allégresse se répandit dans le bar.

— Myriam, sincèrement, que me conseilles-tu de faire ?

— Eh bien... Puisque tu as ces noms... Informe-toi. Ça ne t'engage à rien.

— Mais je voulais en finir... Pour nous...

— Fais-le, pour toi.

Pour une fois, je ne m'endormis pas pleureuse et je consacrai ma matinée à l'épluchage d'internet et de l'annuaire en ligne. Par chance, il n'existait pas plusieurs personnes d'exactement le même nom dans le secteur. Une fois les trois adresses notées, après des difficultés pour deux d'entre elles, je les rentrai dans mon application GPS afin d'obtenir un calcul d'itinéraire.

La maison la plus proche se situait dans ma ville, les autres s'avéraient plus éloignées de moult kilomètres. Portée par le succès de mes recherches, j'optai pour la destination la plus reculée, à environ une heure et demi de voiture.

Mon dressing ne m'avait jamais paru si immense et dilemmatique.

La première impression importait énormément.

En règle générale, je ne soignais pas particulièrement mon image ou mon style : j'achetais des habits peu colorés, peu fantaisistes. Mon vœu changeait de mes habitudes : je ne désirais plus me fondre dans la masse. Au contraire, j'espérais interpeler et forcer les gens, d'une manière ou d'une autre, à me faire confiance.

La robe à fleur, mi longue, qui se balançait sur son cintre en face de moi me parut parfaite pour l'occasion : sobre mais lumineuse. En portant ce tissu, j'avais l'air d'une sainte, ou du moins d'une étudiante sérieuse. Il ne manquait plus qu'une touche de mascara pour un effet « yeux de biche » et une queue de cheval lâche pour un aspect semi-strict.

Dans ma voiture, puisqu'aucune chanson ne me convenait ou correspondait à mon état d'esprit, j'éteignis l'autoradio.

Ces visites n'étaient pas anodines. Je bafouais mes dernières décisions, décisions qui pourtant paraissaient être les meilleures à prendre : m'éloigner de ce chambard et me protéger de tous les troubles souffreteux liés à Caïn.

Mon doigt s'enfonça dans le bouton et la sonnerie carillonna à travers la maison. Je jetai une dernière œillade à ma voiture ; il n'était pas trop tard pour m'en aller, même si avoir fait tout ce chemin pour rien m'aurait frustrée au plus haut point.

Le verrou geignit. Un homme d'une soixantaine d'années, presque chauve, ouvrit la porte et me scruta, nerveux, les sourcils grisonnants froncés. Immédiatement, il se braqua.

— Non, non, non. Je ne veux plus de problème avec ma femme. Allez-vous-en.

— Mais... bégayai-je, abêtie.

De quoi parlait-il ? Il ne pouvait pas me claquer l'entrée au nez, tout de même !

Il refermait significativement l'ouverture mais j'empêchai sa fermeture en calant mon pied dans l'encadrement.

— S'il vous plaît ! conjurai-je simplement.

— Non, non ! refusa-t-il en secouant la tête frénétiquement.

— Chéri ? C'est qui ? demanda une voix dans le couloir.

L'homme commença à s'affoler. Voilà de quoi il avait peur : ce n'était pas directement lié à moi, davantage à mon jeune âge et à ma tenue légère.

Je retins un cri tant mon pied m'élançait : il était comprimé contre les gonds, écrasé sous la pression exercée par l'inconnu sur la porte.

Le désespoir se lisait dans ses pupilles et ses traits n'étaient assurément pas creusés uniquement par l'âge. Il se mit à hurler, visiblement paniqué.

— Je te jure ! Je te jure que je ne la connais pas ! Ce n'est pas ce que tu crois, ma chérie !

Le battant valdingua et laissa apparaître une bonne femme ronde à l'aspect aussi fanatique que son compagnon, qui me dévisagea sans vergogne ni amabilité. Ses doigts se cramponnaient à un chiffon rouge quadrillé de blanc et elle croisa les bras par-dessus son tablier blanc parsemé de taches alimentaires.

Je ramenai mon pied malmené contre l'autre, osai un sourire et saluai la nouvelle venue.

Son mari transpirait d'angoisse. Leur échange muet me glaça : il y avait de l'eau dans le gaz.

Comme un affront, l'épouse me mira et m'invita à rentrer :

— Mais voyons ce qu'elle a à dire, cette jolie jeune fille.

Elle le narguait.

L'avait-il trompée ? Craignait-il des représailles ?

J'aurais eu peur moi aussi. Elle semblait intransigeante et rancunière, et avec ses cheveux teints en violet, assez féroce pour effrayer un prédateur affamé.

Elle me tira à l'intérieur. Il m'assassina du regard.

Je traversai un hall orné de portraits et de tableaux représentants des chatons et des fruits. Il régnait dans l'habitation une liquoreuse odeur de pain d'épine. Un soupçon de lavande s'évaporait des tapisseries vieillies qui se décollaient des murs.

Elle m'intégrait de force à une querelle de couple dans laquelle je n'avais pas ma place. Cette dernière me pria de m'asseoir. Le couple prit place en face de moi, séparés symboliquement par une distance méfiante.

Pour me rassurer sans doute, je biglai sur le modeste et désuet salon dans lequel nous nous trouvions. Surannés, les meubles luttaient pour ne pas s'écrouler. La cheminée, inutile en cette saison, apportait assurément une ambiance hospitalière par nuits hivernales.

Canapé et fauteuils étaient en velours vert émeraude. Outre par la couleur qui ne s'accordait pas avec le marron échiné du reste du mobilier, je fus agressée par les poils félins d'un éventuel troisième résident de la maison. S'ils couvraient initialement le velours de mon siège, ils se pavaient dès lors sur l'arrière de mes jambes, me grattaient et me faisaient regretter d'avoir opté pour cette tunique que je pensais idéale.

Je serrai les genoux. Dans quoi m'étais-je embarquée, encore ?

— Alors. Dites-moi, ma petite, susurra-t-elle d'une voix mielleuse.

— Je n'ai jamais couché avec elle ! se défendit tout de go l'homme.

Je m'interdis de visualiser une telle horreur.

— Laisse-la parler, le réprimanda-t-elle farouchement.

Il baissa la tête, vaincu. Elle me regarda dans le blanc des yeux. Je ne la trouvais pas belle, avec sa teinture mal répartie sur ses mèches poivre et sel, ses sourcils redessinés au crayon noir et son corps flasque, mais je devais admettre qu'elle inspirait un certain respect.

— Merci... murmurai-je timidement.

— Tu ne la connais pas, n'est-ce pas ? reprit-elle, soupçonneuse.

— Non ! Je t'assure que non !

— En fait... intervins-je, il se trouve que si.

Il se mit à protester, attaqué par la mine furieuse de sa femme. Elle le fouetta avec son chiffon pour le faire taire.

— Laisse-la parler, répéta-t-elle.

L'incompréhension miroitait dans les rétines du pauvre homme. Prise de court par leur réaction rapide, je m'activai pour préciser :

— Indirectement.

Je la vis se détendre.

— Je m'appelle Kalie Keryah, continuai-je, je suis la fille d'un ami à votre mari, madame. Il a dû me voir enfant. Mon père est...

— Kane ! s'écria le vieillard. Mon bon vieux Kane ! Comment va-t-il, ce filou ?

Je penchai la tête, interdite. Ne savait-il donc pas ?

— Introuvable depuis mes sept ans...

— Oh.

Son visage s'assombrit. 

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