Chapitre 21
La lumière aveuglante qui trouait mon volet me chatouilla les paupières. Je me frottai les yeux, baillai et m'enquit de l'heure.
Midi moins le quart. Ahurie, je paniquai. J'ouvris ma boîte de réception et rédigeai, après hésitation, encore à moitié endormie :
À : Mymy
Pas de tournage aujourd'hui?
Depuis son plus jeune âge, Myriam avait développé une fierté inébranlable. Après une altercation comme la nôtre la veille, si je ne revenais pas vers elle, nous pouvions passer des mois sans nous écrire ni nous voir. Sa fierté était par ailleurs... communicative.
Vu ce qu'elle avait dit, et à quel point cela m'avait affectée, je jugeais bien évidemment que c'était à elle de réparer les pots cassés. Cependant, je savais que ce n'était que de l'énervement brut à but expressif.
De : Mymy
Si. J'y suis allée seule, tu as besoin de te retrouver.
Me retrouver ? Qu'est-ce que ça voulait dire, au juste ?
— Ça y est, me dis-je, maintenant qu'elle connaît l'équipe, elle n'a plus besoin de moi comme bouche-trou.
Ou peut-être en avait-elle vraiment assez de moi, de cet aimant à problème que j'étais depuis presque un mois.
Je devais me recycler.
La mort dans l'âme, je clopinai jusqu'à la cuisine, dans l'espoir d'apaiser mon ventre gargouillant.
Le silence compassait toutes les pièces que je traversais et mes yeux mi-clos me renvoyaient le décor en flashs saccadés de noir : la réalité peinait à me parvenir, trop brutalisée par les révélations de Gabriel.
J'évoluai dans la discrétion, fuyant les bruits anodins qui résonneraient atrocement fort dans mon encéphale puis je poussai la porte d'une main, couvris mon bâillement de l'autre.
En relevant le regard, je fis face à ma mère.
Creusées, ses cavités oculaires ténébreuses me rappelèrent celles d'un cadavre. Ses iris ternes trahissaient sa détresse. Depuis des jours, son unique fille et famille nucléaire se récusait, et elle faisait assurément bonne figure au travail toute la journée.
Son teint blafard, son épaisse robe de chambre et l'infusion fumante qui embaumait la pièce expliquaient sa présence en semaine : elle était malade. Elle glapit, dissimula son visage derrière sa tasse.
Je me mordis la lèvre, abattue par un sentiment de culpabilité intransigeant.
Était-ce ma faute ?
Je détestais blesser les autres, que ce soit pour l'acte en lui-même ou pour la manière dont je me sentais après coup, alors découvrir ma mère ainsi, en flagrant délit d'une faiblesse qu'elle ne se permettait pas d'afficher en ma présence, me galvanisait.
Coincée dans ma gorge, l'abjection me fit frissonner et provoqua une déferlante de larmes que je tentai de contenir.
Je m'apprêtais à faire demi-tour quand je me ressaisis. C'était à moi de faire le premier pas, maintenant. Je ne pouvais continuer à éviter la seule personne qui vivait sous mon toit. En plus d'être infaisable, c'était ridicule.
Qu'aurais-je fait sans elle ? Qu'aurais-je fait si d'un coup, elle avait disparu, enlevée mystérieusement ? J'aimais ma mère et je l'admirais.
Être à moitié orpheline, je ne l'avais pas choisi. Mais là, en l'évitant, en l'excluant de ma vie, je faisais de moi une orpheline à part entière. C'était un choix sot.
Elle craignait pour moi. Lui demander d'être restée avec Caïn, si tel était son nom, alors que la peur primait sur l'amour, était purement égoïste de ma part.
Certes, pendant longtemps je m'étais interdit de me centrer sur moi-même et j'avais fait passer le bien-être de mes proches avant le mien... Je méritais donc un peu d'égoïsme... Mais je tombais dans l'excès.
Il fallait que je mette ma rancœur de côté.
— Maman ?
Elle leva des yeux larmoyants vers moi. Ma mère semblait reconnaissante et soulagée que j'accepte de lui reparler. Elle murmura mon prénom une bonne dizaine de fois en me serrant dans ses bras. Elle implora mon pardon, se confondit en excuses.
Je ne repoussai pas sa tendresse et entourai son buste de mes bras, mollement. Son corps frêle frissonnait contre le mien : elle retenait mal ses sanglots et, sans ses reniflements plaintifs, j'aurais pu l'assimiler à un marteau-piqueur en fonctionnement.
— Ton père était peut-être une erreur, mais toi non. Tu es un cadeau du ciel.
Elle caressa mon cuir chevelu, colla sa joue saline à la mienne et me comprima la cage thoracique tout en répétant :
— Ma fille... ma belle petite fille...
Sa sincérité m'émouvait et je m'en voulus de gâcher ces retrouvailles mais il fallait que je sache.
Je la laissai pleurer sur mon épaule quelques minutes avant de railler :
— Maman... Maman.
J'écartai mes épaules et bombai le torse pour la forcer à me lâcher. Je frottai ses bras d'un geste réconfortant.
— Est-ce que papa t'avait parlé d'un frère qu'il aurait ?
Je m'attendais à la voir s'effondrer, la voir s'énerver ou encore soupirer. Nonobstant, elle fronça les sourcils et réfléchit. Elle s'y était sans doute préparée.
— Oui, il me semble.
Et merde.
— Tu l'avais rencontré ?
Il fallait qu'elle me dise oui.
— Non... il disait que toute sa famille était décédée bien avant notre mariage.
— Pas même une tante éloignée ? insistai-je. Un enfant illégitime ?
— Non, qu'insinues-tu ?
— Avais-tu des doutes sur sa fidélité ?
— Eh bien... il avait connu des aventures, mais pas lorsqu'il était avec moi : il m'assurait que sa dernière histoire sérieuse remontait à des siècles. Je lui faisais confiance.
Des siècles... C'était peut-être même à prendre au sens littéral...
— Il était trop impliqué dans notre couple pour se perdre dans les bras d'autres femmes, me garantit ma mère.
— Que t'avait-il raconté d'autre ?
— Ton... père était mystérieux. Nous nous disputions souvent, les derniers temps, au sujet de l'âge. Ça l'obsédait. Pourtant, malgré les années, il ne prenait pas une ride.
— Ça l'obsédait ?
— Oui. Il ne cessait de me dire que me voir vieillir serait trop dur.
— Il voulait te quitter ?
— Je ne saurais dire... Il se disait incapable de revivre ça.
— Revivre quoi ?
— La mort de sa femme.
— Il était marié avant toi, donc ?
— Je suppose mais je n'ai jamais su. Dans ses crises il évoquait son passé et j'avais l'impression de ne rien savoir de l'homme que j'avais en face de moi... l'homme que j'avais épousé...
Immortel... Mais pas elle. Il avait dû fonder des foyers par centaines, survivre à ses épouses ainsi qu'à ses enfants. Le traumatisme l'avait sans doute poussé à recommencer sans cesse, dans l'espoir vain que le cercle vicieux s'enraie et lui permette le bonheur. Alors, il avait appelé toutes ses filles par le même prénom, en référence à la première. Et il avait puisé le courage dans ses entrailles meurtries pour tenter d'aimer à nouveau, tout en sachant pertinemment comment la romance allait finir, comment elle finissait toujours.
— Il voulait savoir si j'étais prête à tout pour rester avec lui. Il voulait m'avouer quelque chose.
— Il te l'a dit ?
— Non, jamais. Il a dû estimer que je n'étais pas prête. Il disait que Dieu ne bénirait jamais notre union, qu'il allait s'en prendre à lui... il était névrosé.
Ou terrorisé ?
— Il était croyant ? demandai-je.
— Croyant est un euphémisme. Il se rendait à l'église tous les matins pour prier, et expier ses péchés.
Elle accompagna ses derniers mots de guillemets.
— Lesquels ?
— Renverser mon café ou bien s'endormir au boulot peut-être. Il était exemplaire dans tous les domaines de sa vie.
La nostalgie couvrait ses paroles d'un voile tendre.
— Jusqu'à la fin...
Je me focalisai sur sa jugulaire, me demandai s'il avait tenté de l'étrangler, s'il lui avait causé du tort physiquement.
— Tu regrettes de t'être mariée ?
— Je regrette la tournure qu'a pris notre mariage, mais nos premières années ne m'ont apporté que du bonheur, ce serait hypocrite que de dire que l'épouser a été une erreur.
— Il était présent pour toi ?
— En permanence. J'étais son unique priorité. C'était un sentiment puissant et pour être honnête je crois que je n'ai pas tenté de me remarier car je sais pertinemment qu'aucun autre homme ne me le procurera.
— Comment tu l'expliques ?
— J'étais sa seule famille, il me plaçait au-dessous de tout car il n'avait que moi à aimer. Ne t'attends pas à ce genre de relation, ma chérie. J'étais comblée mais j'aurais parfois voulu qu'il soit plus entouré ; je culpabilisais presque d'avoir des parents, des sœurs, des amis, d'avoir tant de chances que lui n'avait pas.
— Son travail ne passait pas avant toi ?
— Jamais.
— Dans quoi travaillait-il ?
— Menuiserie, travaux d'intérieur...
Ça coïncidait. Cette simple discussion sur mon père se retournait en profilage. J'analysais indirectement les deux personnes pour établir si, oui ou non, il s'agissait de la même.
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