Chapitre 20
Alors « famille », puis « père ». Devais-je accorder un sens à ces mots ? Tous les éléments n'étaient-ils pas réunis pour que je me sente insultée, ou vide encore ?
En plus de vivre sans figure paternelle, vivais-je dans l'ombre d'une sœur, déjà décédée, sans doute ? À moins que la marque ne confère l'immortalité ? Cette éventualité était comme tomber d'une falaise.
Gabriel ne l'avait pas mentionné, mais était-il une référence ? Il se pouvait qu'il ne m'ait pas tout dit.
Je jugeais mon géniteur depuis le début, car il est facile de juger lorsque nous n'avons pas vécu dans les chaussures de notre prochain. N'aurais-je pas agi pareil dans sa situation ? Face à une vie éternelle, n'aurais-je pas fui, moi qui le faisais face à bien moins déroutant que cela ?
À vrai dire, je ne voulais pas me poser ces questions. Je ne voulais pas affronter les mêmes dilemmes que lui. Trop dur, trop moral, trop pénible.
La promesse de la mort ne m'apparaissait pas comme une atroce fatalité : au contraire, ma mère m'avait élevée en m'inculquant une toute spécifique vision de la fin, la sienne : j'avais appris à ne pas la redouter, à la concevoir comme une étape, la finale.
Or, je ne voulais pas louper cette étape. J'avais grandi en la voyant au bout du chemin. C'était un de mes uniques repères. Et je nécessitais des références, des ports auxquels m'amarrer en cas de tempête, comme là. Sans phare, sans guide, je ne pouvais que dériver et m'écraser contre des récifs impardonnables. Mais j'en avais assez de la fortune de mer, j'en avais assez de dériver, d'être naufragée.
La marque était héréditaire... Se transmettrait-elle à mes enfants, si un jour j'en avais ? Serais-je assez égoïste pour donner vie, une vie damnée ?
Malgré mon parcours filial chaotique, je souhaitais des enfants depuis mon adolescence : je voulais me prouver être un meilleur parent que mon père, transmettre tout l'excès d'amour que je n'avais pu lui donner, vivre heureuse dans une famille qui elle n'imploserait pas.
Utopique ? Je ne saurais dire. Immature comme je l'étais encore, je concevais un enfant plus comme une thérapie que comme un être à part entière.
Néanmoins, ce rêve d'une sorte de deuxième chance explosait, pièce par pièce. Que me restait-il, à part la solitude ? Je pistais activement mon père sans le retrouver et avais perdu, au cours de cette filature, mon petit-ami, ma mère, ma cousine, mon estime de moi et mon optimisme.
Tous les assassins étaient-ils des descendants de Caïn ? Les rues grouillaient-elles des pires espèces, corrompues depuis la nuit des temps par un seul homme ? Les prisons abondaient-elles de mes oncles, de mes tantes, de mes frères ? Les villes abritaient-elles des Kalie torturées comme moi, en poursuite de leur humanité d'un coup envolée ?
Il me valait mieux faire le deuil. Le labyrinthe d'un avenir meilleur, sans considération pour un parent comme mort, promettait d'être long et périlleux : j'allais passer par le choc, le déni, la douleur, la culpabilité, la colère, le marchandage, la dépression, avant d'atteindre la reconstruction et l'acceptation.
J'avais longtemps essayé de me persuader de sa mort, pour me simplifier la vie et l'expliquer à mes amis sans prendre des heures. Je connaissais donc par cœur le schéma du deuil, établi par des psychologues, approuvé et vécu par des milliards de miraculés.
Désormais, j'en savais davantage et le processus était à recommencer.
Tout d'abord, le choc et le déni. Perdre une figure familiale encore en vie se révélait d'une complexité différente que dans le cas d'une réelle perte. La distance à mettre entre le traumatisme et soi s'avérait plus symbolique qu'autre chose. L'obligation de s'y résoudre, c'est-à-dire les raisons qui me poussaient à le rayer de ma mémoire, n'empêchait pas la violence du deuil. Néanmoins, car il en valait de ma santé mentale et de mon bien-être émotionnel, je devais oublier ce que Gabriel m'avait dit. Le poids du péché, de siècles d'avarice, d'iniquité, d'orgueil, de luxure et d'impénitence, pesait injustement sur mes graciles épaules. J'étais trop jeune pour porter ma croix et mon cœur saignait parce que mon père avait planté la sienne.
Je niais les faits génésiques. Je voulais me persuader rêver. En soi, le choc est une étape légitime de défense de l'esprit face à une situation qu'elle pense ne pas pouvoir gérer. Ici, comment gérer le secret de ma famille ?
En buvant, peut-être, ce qui correspondait à la deuxième étape : la douleur et la culpabilité. Compenser avec de l'alcool et des médications était courant face à la plus crucifiante phase du deuil. Je ne pouvais cependant que me sentir responsable puisque je choisissais le deuil. Étais-je certaine de vouloir une telle inflexibilité ? Dans la mesure où il m'était impossible de m'enquérir de l'avis de la personne concernée, je devais faire confiance à mon instinct.
Ma colère pouvait se retourner contre Dieu —ce qui aurait été entièrement justifié—, contre ma mère, encore, pour cette décennie de mensonges, contre Gabriel pour m'avoir intégrée à un univers qui m'effrayait ou encore contre mon père et ses erreurs flagrantes.
L'étape suivante, appelée le marchandage, découlait naturellement de la précédente : il s'agissait dans cette halte, d'incriminer toute personne autre que soi pour mieux digérer la perte de son proche. Afin d'expier le vide, le combler de haine et de mépris, je pouvais blâmer à peu près n'importe qui, gérer l'absence térébrante d'un père en accusant ceux qui avaient joué un rôle dans son départ, ou cracher sur les chanceux qui ne vivaient pas la même berne. Me connaissant, je risquais d'élire domicile dans cette escale et me renfermer dans mon sentiment de préjudice.
Cela valait d'ailleurs peut-être mieux que de sombrer dans la dépression, l'ère suivante... Entre passivité et langueur, j'allais être confrontée dans cette période à une incapacité d'atténuer ma souffrance et de continuer à vivre normalement au quotidien. Cela dit, c'est ce que j'expérimentais depuis des jours, voire des années, car le manque d'une troisième tête à table me paraissait insoutenable.
Après l'alcool, soutien éphémère qui n'avait su faire ses preuves quelques échelons plus tôt, les personnes endeuillées se tourneraient vers des activités plus saines, des rencontres. Cela n'en restait pas moins des échappatoires, mais elles auraient le mérite de ne pas détruire la santé. Cette étape amorçait la dernière étape, à savoir l'acceptation et la réconciliation avec la réalité et c'est aussi dans cette phase qu'allait commencer le processus de reconstruction, soit la quête de solutions pour sortir de sa peine. Il était vrai que je ne connaissais que peu de monde et entretenais que peu d'amitiés. Ma complicité inattendue avec Amber m'ouvrait peut-être d'autres horizons, moins ermites.
La phase d'acceptation clôturerait ce parcours épineux en un soulagement salvateur. Il s'agit du stade final du processus, où la personne endeuillée accepte la réalité. L'espoir renaîtrait, la confiance en soi également...
— Dieu, si tu existes... si tu m'entends... donne-moi la force... Je ne crois pas en toi et je ne t'aime pas. Pourtant je n'ai plus personne d'autre vers qui me tourner, et j'estime que tu me dois bien ça, pour toute la torture injustement endurée. Alors, je t'en prie. Si Caïn est mon père, lave moi de cette malédiction. Permets-moi de l'oublier, de ne pas dinguer dans l'alberge, de ne pas rester cette personne vengeresse pacagée par l'aversion et les affres de ma colère que je suis indéniablement en train de devenir. Permets-moi de tourner la page, de renouer avec les personnes qui elles ne m'ont pas abandonnée. Permets-moi de grandir, de mûrir, sans commettre l'irréparable. Je t'en supplie, ne me destine pas à un avenir de peccant, ne le fais pas pour punir Caïn car tu ne puniras que moi. Laisse-moi avoir ma propre vie sans en écrire les lignes déchues... Puis, si ce n'est pas trop demander, accorde le bonheur à ma mère, qu'elle retrouve un homme à qui tout donner, un homme moins réprouvé que le dernier... et si tu pouvais légitimer le talent de ma cousine et donner une claque à ma tante pour qu'elle cesse de la dénigrer au quotidien. Ma famille mérite le bonheur, n'empêche pas ça au nom d'un seul homme, au nom d'une marque que je porte sans l'avoir réclamée.
Je fermai mes stores dans un élan d'énergie, puis me recouchai dans le noir complet, mon portable sur la table de chevet, menaçant comme un monstre prêt à m'attaquer.
— Oh, oui ! Amen, rajoutai-je.
Je me tournai un milliard de fois, repoussai la couette, cherchai un coin frais sur mon matelas brûlant. L'air ne circulait pas malgré les fenêtres ouvertes. Comme je m'y attendais, le sommeil ne vint pas. Trop d'éléments extérieurs parasitaient mes tentatives d'endormissement. Je pensai même, au bout d'une heure à bouger sans trouver de position confortable, à me plonger sous narcose avec une tonne de médicaments.
Lorsque les limites de ma patience furent franchies, je grognai et, agacée, me munis de mon téléphone. J'allumai la lampe torche et filai dans le couloir, en me cognant le doigt de pied contre un meuble au passage. Je me mordis les lèvres en jurant et disciplinai mes deux neurones encore éveillés. Quelque part, dans un des placards collés au mur, il y avait un ventilateur. Cette quête me priva de mes dernières forces mais je finis par dénicher l'objet tant désiré.
L'installation fut rapide. Non que j'eus réellement chaud à m'en liquéfier, mais le vrombissement toussotant de l'appareil couvrait les battements accidenté de mon cœur. Et me permit de m'assoupir.
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