Chapitre 19

Grandir sans père n'était pas le plus grand drame familial : je n'avais aucun souvenir de lui après tout, je ne pouvais donc pas parler de « manque ».

J'avais le choix entre croire être la fille du premier fils de l'univers ou croire que mon père avait simplement disparu de la circulation parce qu'il n'aimait pas assez ma mère ou moi. Du sang d'assassin coulait-il dans mes veines, ou étais-je juste trop insignifiante pour être aimée, de quiconque, pour ma propre personne ? Après les révélations de ma mère sur la fin de leur histoire, me barricader dans une fiction n'était pas le meilleur moyen de faire le deuil d'un père symboliquement mort.

Le jeu dans la serrure et le discret clic qui s'en suivit me réconforta. J'étais enfin en terrain connu.

Lasse, découragée, fissurée, je me traînai jusqu'à ma chambre. En enclenchant la fermeture, j'appuyai ma tête contre la surface lisse et froide du battant. Puis je me laissai tomber contre la porte et enroulai mes bras autour de mes genoux.

Une vibration me fit relever la tête.

De : Mymy

Je vis perpétuellement dans la croyance que je suis nulle. Je déçois mes parents en étant moi-même, ça c'est facile peut-être ? Et est-ce que je m'en plains ? Tu les vis avec moi ces disputes incessantes. Tu m'as vu pleurer à m'en étouffer tellement c'est douloureux de ne pas pouvoir contenter ses proches, de ne pas être soutenue par ceux qui sont censés nous aimer inconditionnellement, sans nous juger. Tu sais que parfois je souhaite la mort de ma mère, mais que malgré tout je tâche de la comprendre et que je suis contente de la voir à mon réveil.

Pourquoi m'assaillait-elle avec ses propres problèmes ? Pourquoi devait-elle surenchérir ? Pourquoi s'acharnait-elle à décrédibiliser ma misère ?

À : Mymy

Je ne dévalorise pas ta souffrance, ta mère je n'en voudrais pour rien au monde, elle m'a déjà suffisamment élevée pendant que ma mère travaillait pour pas qu'on finisse à la rue. Mais toi au moins, tu peux les prendre dans tes bras. Moi le pardon n'existe pas. Les concessions n'existent pas. Tout ce qu'il y a, c'est moi. Seulement moi. Dépassée avec tout ça.

De : Mymy

T'en as pas marre de penser à toi ? Tu pourrais être la cousine parfaite si tu ne centrais pas tout sur toi.

Des larmes courroucées, en ébullition, tiraillèrent mon épiderme émacié.

L'égoïsme. L'égocentrisme. Comment pouvait-elle, elle qui me connaissait si bien, employer ces termes avilissants pour me modéliser, me définir ?

Peut-être s'était-elle trop habituée à la Kalie dévouée, humanitaire, qui plaçait ses besoins après ceux des autres, celle qui poursuivait des études somnifères dans le seul but de contenter sa mère, celle qui ajustait son emploi du temps en fonction des envies d'autrui plutôt que des siennes... Oui, peut-être préférait-elle celle qui se rendait disponible à toute heure du jour ou de la nuit, celle qui suivait le mouvement au lieu de s'affirmer comme elle était, celle qui, finalement, était la bonne copine parfaite, serviable.

Déchaînée, bousillée par mon acerbité, je vidai sur mon clavier toute ma haine meurtrie :

À : Mymy

Toute la famille agit comme si c'était anormal de demander. Or, pardon, tout enfant veut savoir d'où il vient. Okay, tu as une mère tyrannique. Okay, tu es rabaissée constamment. Mais là, tu ne me rabaisses pas ? Tu me traites d'égoïste mais y'a quoi de mal à envier les enfants qui ont été bercés par l'histoire romantique ou rocambolesque de leur conception ? Y'a quoi de mal à rêver entendre le récit de ses premiers pas de la bouche de ses deux parents ? Y'a quoi de mal à souffrir de ne pas s'asseoir avec sa mère et d'éplucher l'album photo ? Y'a quoi de mal à imaginer un avenir meilleur ? Tu ne comprends pas ça hein. Tu ne comprends pas le vide béant que j'ai. Aucune photo de famille. Aucun souvenir de lui. Juste un silence, et des reproches quand j'ose le sujet. Tu crois que c'est facile d'avoir un passé, un vécu, des origines, qui se résument à un point d'interrogation ? Toi qui critique souvent mon manque de confiance en moi, tu crois que c'était simple de m'assumer et de m'aimer alors que je ne savais rien de ma propre personne, que j'ignorais il y a encore quelques jours ma propre identité ? Tu m'encourageais à le faire, pourquoi m'en blâmer maintenant ?

De : Mymy

T'as fini, Caliméro ?

Le dégoût me révulsa. Comment pouvait-elle se montrer si hermétique à mon accablement ?

À : Mymy

En fait... C'est toi qui ne penses qu'à ta petite personne. Empathie, ça te parle ? Ou tes ambitions de postérité ont tout effacé ?

De : Mymy

T'en fais des caisses là, tu commences vraiment à me soûler.

Gonflée. Indigne.

À : Mymy

Bah casse-toi, j'ai l'habitude. C'est comme ça depuis mes six ans.

De : Mymy

Bordel Kalie va consulter.

Son message me fit l'effet d'un coup de poing dans le ventre. Ma vue se troubla davantage.

Je plaquai ma main tremblotante sur ma bouche pour pleurer en silence. Ma détresse régissait mon corps et ma fatigue m'empêchait de résister. Pourtant, je savais qu'il me serait impossible de m'endormir. Il n'existe aucun repos avec de telles révélations, aucun repos avec de tels mots.

Par curiosité, dans le but lénitif de ne pas penser aux textes de Myriam, je me hissai dans mon lit et errai sur le net. De nombreux sites discutaient l'histoire de Caïn et Abel. Les versions concordaient avec celle donnée par Gabriel pourtant c'était impensable, surnaturel.

Le coussin étouffa mes plaintes.

Caïn...

Pensait-il autant à moi que moi je pensais à lui ? Ou n'étais-je qu'une Kalie de plus, un lot de consolation, une vulgaire réplique de sa première fille, sans doute la seule qui ait vraiment compté... ?

Devais-je la jalouser ? Être en colère ? Être triste ? Chercher à la contacter, ou à contacter mes autres sœurs ? Devais-je les aimer ? Les considérer comme ma famille, un éventuel soutien ?

Qu'avait comme sens la « famille », au juste ?

Ensemble des personnes unies par le sang ou les alliances et composant un groupe.

Ensemble des personnes liées entre elles par le mariage ou par la filiation.

Succession des individus qui descendent les uns des autres, de génération en génération.

Pourquoi, bien qu'étant défini clairement, en sens large et restreint, les exemple en adéquation avec ce terme ne florissaient pas ?

À chaque famille sa peine et ses déséquilibres, à chaque vie ses questionnements. Où l'humanité avait-elle merdé ?

Idiot comme revendication. Je le savais...

L'humanité avait failli dès ses premiers pas : elle n'avait pas tenu une génération entière sans pêcher, enfreindre les règles, se rebeller, et je le devais à ma... famille ?

Ma « grand-mère » avait désobéi et condamné les hommes à une lutte perpétuelle contre le péché, instaurant le désir comme un outil du diable, une tentation. L'existence de milliards de bipèdes ne se résumerait donc, par sa faute, qu'à à un combat pour prouver leur bonne foi.

Elle avait juste croqué une pomme bon sang, c'est pas Dieu possible ! Pourquoi fallait-il attribuer de si atroces conséquences à un geste si banal ? L'erreur est inscrite dans nos côtes, Adam ou Ève aurait fauté, tôt au tard, aux yeux de leur Créateur. Existait-il, alors, pour de vrai ? Moi qui avais toujours été plutôt agnostique...

Puis, pour ne rien améliorer, mon père avait étranglé son insupportable frangin dans un élan de rage jalouse. Et dans son autolâtrie, il avait profité de la punition de Dieu pour enfanter et m'affubler du sceau de la déchéance. Une malédiction, voilà l'héritage dont me gratifiait mon égoïste de père.

Une autre définition du mot « famille » disait : ensemble d'êtres ayant des caractères communs.

L'un dans l'autre, j'étais prédestinée à commettre les mêmes écarts, à devenir le type de personne qui me faisaient douter de la bonté et de la clémence en ce bas-monde.

En résumé, j'avais l'arbre généalogique et lesperspectives d'avenir les plus pourris au monde.

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