Chapitre 18

— Vas-y, le pressai-je.

— L'histoire de ton père commence à la Genèse.

— La Genèse... comme dans la Bible ?

— Précisément.

J'invoquai mes annales et revécus l'épisode du confessionnal.

— Mon patron est bien plus influent que ce que tu crois...

— Un président ? hasardai-je.

— Encore au-dessus... Je ne suis pas tout à fait comme toi...

— Tu es d'une autre nationalité ?

— D'un autre monde, carrément. Disons que je ne suis pas tout à fait humain...

Quel baratin allait-il encore me sortir ?

— Tu veux bien parler clairement, pour une fois ? Je suis fatiguée de tes paraboles.

— Tu n'es pas très au fait de la religion et des passages clefs de la création de l'humanité, donc je vais résumer. Ton père s'appelle Caïn. Son frère, c'était Abel. Ils étaient les deux fils d'Adam et Ève.

— Tu fous quoi là ?!

Il tint mes deux poignets fermement, ses pupilles se dilatèrent et ses iris prirent une teinte luminescente. Il me contraignit à l'inertie et déblatéra la suite de son apologue biblique :

— Par jalousie, Caïn a tué Abel. Cela fait de toi la fille du premier meurtrier de l'humanité.

— T'as fini ? m'impatientai-je, impie.

— Dieu a puni Caïn avec le sceau de la déchéance : son péché l'oblige à vivre sur terre, parmi les humains, éternellement, sans jamais trouver le repos de la mort.

— Ça t'a pris combien de temps d'inventer tout ça, hein ? Ça t'amuse de me torturer ? Tu supposes que ça me fait rire d'enquêter sur mon père, ce revenant ?

— La marque. Elle est foncée, presque noire. Des traits, épais puis fins, qui s'enlacent, ondulent, une sorte de labyrinthe illustré par un surréaliste.

Mon agacement et mon incrédulité fanèrent comme fleurs au soleil.

— Dieu, mon employeur, punit Caïn en transmettant sa marque à ses enfants. La marque rend les gens... violents.

— Tu me trouves violente, peut-être ?! Je n'ai tué personne ! J'ai un casier judiciaire vierge.

— Il faut parfois un élément déclencheur. Le sceau est comme un cancer : il peut cohabiter avec son hôte sans jamais se manifester. Dans tous les cas, il prédispose les humains au meurtre, à la bassesse.

— Donc selon toi, je suis l'héritière d'un immortel délictueux et tout ce qu'il m'aurait légué, c'est le vide de sa présence et le « sceau de la déchéance » ?

— Ce n'est pas si funèbre que ça...

— Je serais la fille d'un salaud d'égoïste, et ? Ça je le sais depuis quinze ans. Pas besoin d'inventer un roman autour de sa lâcheté.

— Je n'invente rien. Évidemment, c'est dur à avaler...

— Dur à avaler ? riotai-je. Gabriel, on est sur terre, dans la vraie vie. Pas dans une troisième dimension. Ce n'est pas réel ce que tu me racontes là.

— Au fond de toi tu y crois.

— Tu pourrais parfaitement me baratiner, ça ne serait pas la première fois.

— Je peux lire dans tes pensées, Kalie.

Qu'aurait dit le psychologue que ma mère m'avait forcée à voir au collège ?

« Pour comprendre l'autre il faut accepter de parler son langage. »

Gabriel me parlait sûrement sous forme métaphorique pour me confier la vérité sans pour autant risquer sa vie et son métier. Pour récolter le maximum d'éléments, je devais l'écouter attentivement et extraire de son flot de sous-entendus la vérité aussi élégiaque soit-elle.

Il se mit à confabuler dans une autre langue. Son susurrement m'alarma. Méphitique, méphistophélique, il proférait un genre d'enchantement en une langue inconnue, assurément non répertoriée même en tant que dialecte, qu'il partageait avec mon agresseur. Son collègue. Mon corps se remémora les sensations déshonorantes qu'il avait encourues cette nuit-là et se raidit.

Sorcellerie ? Envoûtement ? Formule d'hypnose ? D'exorcisme ?

— Rien de tout cela. C'est de l'énochien : la langue des anges.

— Bien sûr, répondis-je, sardonique.

Il arqua un sourcil.

— Je vais te montrer, alors.

Lentement, mes pieds se décollèrent du sol. Mon souffle se fit ambulant. En apesanteur, j'étais vulnérable. J'agitai les jambes pour redescendre mais une force surnaturelle me maintenait entre terre et ciel ; j'étais suspendue dans les airs, à une bonne dizaine de centimètres du sol. Gabriel n'exerçait aucune force dans ses mains, il me soulevait par la pensée.

Mes cellules grises se bousculèrent. Mon intellect se trouvait dépassé par la situation.

Un ange... Cela expliquait le physique d'apollon et l'aura bienveillante qui touchait les personnes de son entourage. Un halo de sécurité qui s'était brisé et ne m'atteignait plus depuis le soir où j'avais vu son regard se métamorphoser. N'existait-il pas des anges cruels, des anges déchus, mal intentionnés ? Si oui alors, à quel clan appartenait-il ? Ses explications valaient-elles que je baisse ma garde ? Devais-je craindre pour ma vie ?

— Non, tu n'as rien à craindre.

Il cessa de défier la loi de la gravité et je retombai brusquement sur mes jambes indolentes.

— Je suis folle. Je suis en train de rêver. Tout cela n'est pas réel.

— J'aimerais pouvoir aller dans ton sens, vraiment.

— Alors Gabriel... Tu es...

— Non, je ne suis pas le fameux, non. C'est juste qu'ils ont manqué d'originalité, là-haut.

Sa physionomie à plastique parfaite inoculait en moi une inclination oisive à prendre son feuilleton pour argent comptant.

— Je ne sais même pas si tu as la marque... se récrimina-t-il.

Tout aurait pu s'arrêter là, avec une banalité facile ; j'aurais pu le traiter d'aliéné, lui certifier que je n'avais aucune marque, sans quoi lui ou son collègue l'aurait vu. Pourtant j'aurais menti car la marque dont il parlait, c'était ma tâche de naissance, un dessin dissimulé dont je soupçonnais l'apparition récente.

Le bouledogue apparut dans mon champ de vision et me permit une échappatoire :

— Il faut que tu t'en ailles. Tu n'es pas autorisé sur le camp. Je ne sais d'ailleurs pas comment tu as fait pour entrer...

— Un de mes nombreux pouvoirs.

— Hein hein, accordai-je avec agnosticisme, à nouveau en contact avec la réalité.

Gabriel guigna par-dessus son épaule puis s'expliqua en évitant de faire face au réalisateur.

— Tout va bien, mademoiselle ? me demanda le bouledogue en m'accostant.

— Oui.

— Rejoignons les autres.

Il me prit galamment le bras et je le suivis à contrecœur. En cet instant, j'aurais désiré un peu de solitude afin de cuver les derniers communiqués.

Par contumace, je ne participai pas aux conversations de l'équipe et me réfugiai dans l'ombre près de la fontaine à eau. Agacée, Myriam écourta sa soirée et m'entraîna jusqu'à la voiture :

— Tu es pressée ? sondai-je.

— Je ne compte pas passer à ma soirée à te voir tirer la tronche.

N'avait-elle aucune compassion pour mes tourments ?

En démarrant, elle sortit de ses gongs :

— Vas-tu me dire ce qu'il t'a dit pour te mettre dans ces états ?

— Tu ne comprendrais pas, marmonnai-je.

— C'est vrai, je suis stupide, je ne comprends jamais rien.

— Ce n'est pas ce que j'ai dit, soupirai-je.

Son hystérie atrabilaire rendait sa conduite saccadée : le moteur convulsait et les roues gémissaient en cognant les trottoirs lors de chicanes prises avec trop de vitesse et pas assez de souplesse dans le volant.

Je n'osai affronter sa rogne. Je m'en voulais de causer de telles disputes au sein de ma famille, au profit d'une quête personnelle et peu altruiste. Myriam surtout ne le supportait plus : j'entachais son bonheur alors que finalement, elle n'était en rien responsable de tout ça et subissait depuis des jours mes terribles sautes d'humeur.

— Je suis désolée, Myriam... balbutiai-je.

Elle freina brusquement :

— Il est parti, Kalie. S'il voulait te voir, il l'aurait fait. Alors arrête, bordel, arrête de chasser un farfadet.

Une goutte roula sur ma joue et je me détachai.

— Bonne nuit, Myriam, catapultai-je avant de claquer la portière.

Je gravis les marches les jambes pondéreuses.

Mon père, ce fugitif.

J'aurais dû arrêter avant même d'y penser. Pourquoi, après tant d'années, ce secret était-il revenu me hanter ? Je ne pouvais ignorer ce sentiment d'avoir été forcée : les événements avaient joué en ma défaveur, pour que je me focalise sur un mal être avec lequel je ne vivais pas si mal finalement. 

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