Chapitre 17

Sa voix me parvenait mate, modérée par la barrière transparente qui me protégeait de lui. Il abaissa son flash et je me tapis davantage dans la cachette commode de l'obscurité.

— Tu as tiré des conclusions hâtives, et fausses. Oui, bien sûr qu'on s'intéresse à toi, mais c'est pour une étude, pas pour vous nuire !

Un objet d'étude, encore mieux. Je refoulai une vague de sanglots.

— Mon job était d'attester si oui ou non tu étais bien sa fille biologique. Ouvre-moi ! Reviens discuter...

Bien sûr que j'étais sa fille. Comment pouvaient-ils en douter ? Ma mère n'avait connu aucun homme à part lui. Le premier, et le pire qui soit. Elle avait été gâtée. J'étais épuisée et je me savais ne pas être au bout de mes surprises. À ce stade de ma lamentable biographie, j'aurais encore pu gober n'importe quelle conjecture, y compris celle-ci. Par contre, pour la soirée, j'avais eu mon lot.

Je tournai les clefs et démarrai. Sourde aux supplications de Gabriel, je fuis. Pour ne pas changer.

Inutilement, je fis fonctionner les essuie-glaces. Avais-je encore la naïveté de croire qu'il pleuvait ? Était-ce si dur à accepter de pleurer ? Je pensais ne plus le pouvoir, avoir tout tari. Je me trompais, comme sur tant d'autres sujets.

Et si cette implication dévouée pour mon père n'était qu'un moyen pour ne pas penser à la trahison de Gabriel ? Et si j'essayais de ne pas pleurer un amour parti dans une révélation insultante ?

Asséchées, éclopées, mes paupières m'élançaient.

*

— Tu vas bien ?

Je mentis à Amber pour la troisième fois de la journée.

— Oui, bien sûr !

De mon réveil, quatre heures seulement après mon retour chez moi, jusqu'à ce moment, où je louangeais ma cousine depuis les coulisses, j'avais agi comme un automate : je m'étais levée sans broncher aux coups de klaxon, avais enfilé un pantalon en tissu taille haute, un top rouge m'arrivant au-dessus du nombril, m'étais installée contre le dossier en cuir, avais regardé défiler les arbres et avais, comme là, entretenu des échanges fadasses.

L'instinct maternel puissant d'Amber en ce début de maternité faisait d'elle une amie douce et attentionnée.

— Viens, on va boire un verre, énonça-t-elle.

— Il est dix heures du matin...

— Allez, viens. Je me suis privée pendant neuf mois.

— Mais tu n'as pas de scène à tourner ?

— Pas avant cet après-midi.

Dans sa loge, Amber me servit du pastis.

— Un petit remontant ? avait-elle demandé en le versant sans attendre.

— Pas trop gras, s'il te plaît...

Je complétai avec trois volumes d'eau et mirai l'alcool passer d'une couleur ambrée assez transparente à un jaune trouble un peu laiteux. Ensuite, j'apposai mes lèvres sur le verre et les trempai dans le mélange. Le sucre et l'anis enfiévrèrent mon palais. Un verre suffit à m'échiner mais Amber nous remit une tournée. Rapidement pompettes car nous avions consommé le pastis à jeun, nous nous aventurâmes dans d'intimes confidences.

— Tu sais, déballai-je, parfois, j'ai envie d'avoir une maladie incurable, pour au moins avoir une raison de chialer, parce que je me sens faible et pathétique à me plaindre pour un père absent et une peine de cœur.

— Un parent manquant et un environnement familial toxique, c'est bien pire qu'une maladie dont on ne guérit pas. Avec une pathologie, tu sais où tu vas. Avec une famille narcotique, t'es juste... marquée à vie.

Elle rajouta, après un hoquet :

— Et si tu as l'occasion d'avoir des réponses, saute dessus. C'est rare. Tu sauras ce qu'il en est.

Myriam fit irruption dans la caravane :

— Bon sang, Kalie, je t'ai cherchée partout !

— Bah me voilà.

— T'as bu ?! se révulsa-t-elle.

Elle jeta un regard noir à Amber. Elle ne pouvait pas s'empêcher de jouer les grandes sœurs protectrices, enfin quand elle le voulait.

— Viens, m'enjoignit-elle sèchement. Tu as un invité.

Sous emprise de la brume, je trottinai derrière elle, qui me traînait et avançait furieusement. Je devinai que son courroux était dû en partie au tournage. Elle avait dû commettre une erreur pour être d'une humeur aussi massacrante. Je secouai la tête pour que le monde arrête de tourner. Un invité ?

Elle me planta face à celui que je désirais éviter.

— J'vous laisse, marmotta-t-elle.

En présence de témoins, je ne pouvais faire un scandale. Je devais préserver la réputation de ma cousine, ne surtout pas compromettre son avancée vers le tapis rouge. Mes dents grincèrent quand je prononçai son prénom :

— Gabriel. Quelle surprise. Comment as-tu su où j'étais ?

— Je t'ai dit que nos systèmes sont à la pointe de la technologie.

— Tu m'espionnes encore, c'est pas croyable, soufflai-je, excédée.

— Je suis là pour tout te dire.

— Je ne veux plus écouter tes boniments.

Je baissai d'un ton, ne voulant pas faire de cette entrevue une affaire d'État.

— Kalie, tu es la femme la plus vaillante que je connaisse et la plus humaine aussi. Quand j'aurai fini, tu comprendras, et je disparaîtrai. Dis-moi ce que contenait la boîte.

— Tu crois que je suis stupide au point de ne pas voir que tu essaies de te servir de moi ?

— Une pipe, des pierres, des photos. C'est ça, hein ?

Ses pupilles couleur océan me sondèrent.

— Si tu es allé fouiller dans mon appart, je te jure que...

— Non mais je connais celui que je cherche. Un homme qui a assassiné son frère, qui a refait sa vie un peu partout, et a engendré des enfants, des filles pour la plupart, des Kalie, qu'on reconnaît à un signe génétique, une tache de naissance atypique, héréditaire. Tu as été attaquée par un de mes confrères, qui s'impatientait. Je désapprouve ses méthodes, moi je tentais d'y aller doucement ; j'étais sûr, malgré ses affirmations, que tu étais marquée et j'ai persévéré. Je devais te voir nue pour savoir si toi aussi tu étais une véritable Keryah, si tu étais sa descendance.

Une ardente douleur me darda la tête. Les vapeurs d'éthanol me bouchaient le nez et la collision de mes pires théories me donnait le tournis. Ce qu'il m'avouait, là, était un bien plus térébrant scénario que celui auquel je m'étais préparée. Trahie, humiliée, dénigrée, salopée. Un vif ressentiment me provoqua des tremblements convulsifs, échauffés. J'en voulais à mon père, à cet infidèle volage, à ce menteur sans principes moraux. Il me répugnait. Et j'avais honte. Honte de m'être mise à nue devant ce fils de...

— Bah bravo, t'as eu ce que tu voulais. sifflai-je avec fiel.

— Mais c'est toi que je voulais, s'affaira Gabriel. J'éprouve pour toi plus que je ne devrais. Ça m'est interdit, mais là, en te révélant mon rôle, le tien, le leur, je te le prouve. Tu mérites de savoir.

— Dégage.

— Je veux t'aider. Si tu veux en savoir plus sur qui il est, ça y est, je suis disposé à te répondre. Au diable nos secrets.

— Et pourquoi je voudrais en apprendre plus sur cette ordure ? La famille ne représente visiblement rien pour lui. Et pourquoi voudrais-je l'entendre de la bouche d'un manipulateur, d'un imposteur ?

— Parce que même si tu n'en veux pas, tu es harcelée de questionnements.

— Si tu ne t'en vas pas tout de suite, je...

— Tu l'as dit toi-même, tu ne peux pas faire de scandale, pas devant tout ce monde.

Je restai interdite un instant.

— Non, tu te trompes... Je ne l'ai pas dit. Du moins pas à voix haute...

Le visage de Gabriel se décontenança de manière très perceptible. Il en avait selon lui trop dit, et selon moi, pas assez. Il jura dans sa barbe de trois jours.

— Maintenant ça suffit, grondai-je. Parle et va-t'en.

— Il y a un endroit...

— Plus calme ?

Je nous fis sortir du studio.

— Tu te contenteras d'ici, décrétai-je en croisant les bras.

— Je suis prêt. Demande-moi ce que tu veux.

— Finissons-en le plus vite possible. Qu'est-ce que mon père faisait de sa vie, à part engrosser des femmes pour les abandonner et tuer son frère ?

— Le plus vieux métier du monde.

— Pute ?

— Non, s'offusqua-t-il. Le vrai plus vieux métier du monde. Tailleur de pierres.

— Ah. Mais mon père n'est pas si vieux... Une différence d'âge aurait-elle ruiné leur mariage, ne serait-ce que ça ? Mais même ! Leur histoire ne date pas du Moyen-âge !

Solennel, il joignit les mains dans son dos.

— Ce que je vais te dire va te paraître insensé. Tu vas me prendre pour un fou, un aliéné. Mais tout ne sera que vérité. 

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