Chapitre 16
Je confiai le stylo à Gabriel, qui l'utilisa directement pour pointer un endroit, bien plus près de la côte.
— Ici. Il est resté un an avec nous dans nos... locaux. Sans contact avec l'extérieur.
J'ouvris de gros yeux, bouche bée.
— Vous l'avez enlevé ?!
— Il était au fait de plusieurs secrets.
— Donc si je comprends bien, c'est vos soupçons quant à ses confessions à ma mère qui vous ont poussé à le... à le quoi, au juste ?
— L'interroger.
Pendant un an ? Séquestré comme un prisonnier ? Il devait y avoir autre chose.
— Hum, grognai-je. Le même jour, la femme qu'il aimait lui aurait tourné le dos en le traitant de fou et des services policiers lui seraient tombés dessus pour le punir... Il aura tout perdu, à avoir la langue trop pendue.
— Ou pas assez. Il s'est muré dans le silence et ta mère a continué son existence comme si de rien n'était : impossible de déterminer l'ampleur de la fuite.
— Est-ce un secret si important à préserver ?
— Le fait d'en parler est une infraction.
— Infraction de quoi ?
— Du... contrat qu'il a dû signer voilà longtemps.
Je cogitai sur ses explications, et revins, éplorée, à la même conclusion qu'avec tous mes proches :
— Tu... Tu m'as menti, encore.
— Quand ?
— Tu m'avais dit qu'il avait été forcé de nous quitter, pour nous protéger.
— Je ne mentais pas. Il se peut que...
Il n'eut pas à finir sa phrase pour que je comprenne :
— Vous avez menacé de nous faire du mal...
— Ton père a juré qu'il n'en parlerait plus et que ta mère n'était pas un danger pour nos affaires.
— Et ensuite ?
— Ensuite... Des équipes vous ont surveillées.
Mon cerveau cessa momentanément de fonctionner, en proie à la confusion et la stupéfaction. La vie ne m'avait jamais parût aussi terrifiante qu'à ce moment-là. Ce moment où mon sentiment de sécurité s'était évaporé. Ce moment où, encore, mon monde s'éboulait.
— De loin, précisa-t-il. Les conversations téléphoniques, les mails...
— De loin ou de près, virtuellement ou pas, ça reste de l'espionnage.
— C'est notre job.
— Bafouer le droit de chacun à l'intimité ?
— Eh, Kalie, crois-tu vraiment que l'intimité existe dans une ère d'électronique ?
— Plus, à cause de gens comme vous.
Il essuya ma réprobation d'un revers de main et se reconcentra sur la carte :
— Puis il est allé à l'ouest. Si mes souvenirs sont bons, dans cette zone globalement.
La pointe colorée crissa sur le papier. Mon cœur abîmé tambourinait dans ma poitrine. J'aurais voulu me l'arracher d'un geste pour ne plus me sentir dévastée.
— D'ici à ici, pas mal de kilomètres, pourtant il les a parcouru en ligne droite, sans pause : il savait où il allait. Nous non.
J'avisai les dates griffonnées sur le papier et m'assombris.
— Quelques années plus tard, prorogea-t-il, c'est pareil : il s'est déplacé subitement. Entre temps, il gravitait, sans trop s'éloigner des régions où il s'établissait.
— Il nous suivait.
— Quoi ?
— Là, dis-je en pointant la première ville, nous y sommes allées ma mère et moi. Les dates collent. Et ensuite, nous avons encore déménagé. Il gravitait autour de nous, à une certaine distance temporelle et spatiale pour qu'à la vue d'un enquêteur ça ne paraisse pas lié.
Quinze ans. Quinze ans à penser qu'il se fichait de nous, qu'il était loin. Quinze ans sur la sellette en une découverte.
— Ok, ça prend tout son sens. Nous n'avions pas envisagé cette option.
— Pose ton téléphone, lui ordonnai-je. Tu m'as promis que tu n'informerais pas tes supérieurs.
— Mais c'est... D'accord, abdiqua-t-il.
— Ensuite, tonnai-je. Où est-il allé ?
— Il a bougé pas mal après ça, pour brouiller les pistes, sans doute. Nous ne faisions plus attention à vous, à vrai dire.
La surface brune de la feuille fut tapissée de points rouges. Il y en avait trop pour que cela constitue un indice quelconque.
— Et ici, précisément, il a disparu.
— Il n'a pas pu se volatiliser... Signes de lutte, d'enlèvement ? m'enquis-je.
— Nous enregistrions sa position à cet endroit depuis trop longtemps, ça ne lui ressemblait pas. Nous sommes allés vérifier et ne l'y avons pas trouvé. Sa balise a mystérieusement cessé de fonctionner.
— Elle fonctionnait toujours, mais n'était plus rattachée à lui, plutôt, non ?
— Si, elle est toujours rattachée à lui, il n'a pas pu l'enlever mais... c'est comme un bug.
Je planchai sur les cartes, gribouillai quelques notes. Je m'armai d'un feutre bleu et à l'aide de son ordinateur, je traçai des croix. Je surlignai les routes en jaune fluo, les fleuves en violet. La mappe endossait un aspect enfantin sous le panel de couleurs avec lequel je la granitais, mais j'y voyais plus clair ainsi.
Avec le compas, au crayon, je dessinai d'autres périmètres. Ces derniers se superposaient tels des mandalas. Au dépit des points stratégiques que j'accentuais, mes théories tombaient à l'eau les unes après les autres.
Pourtant, je ne pouvais pas l'abandonner, puisque lui ne l'avait pas fait. Je devais explorer toutes les pistes, fouiller le moindre m² pour le retrouver.
— J'ai des hypothèses, signalai-je.
— Je t'en prie.
— Si ma mère a pu penser qu'il était fou, d'autres ont pu le croire. Imaginons qu'elle ait contacté un hôpital psychiatrique, ou une connerie du genre. Il y en a trois sur un périmètre de cent kilomètres : les croix bleues.
— Épargne-toi cet effort. Nous l'aurions détecté. Nous avons un système de recherche très élaboré.
— S'il est si élaboré, comment se fait-il que vous ayez perdu sa trace ?
— C'est justement ce que j'essaie de découvrir.
— Tu devrais creuser la piste du triangle des Bermudes, alors, me moquai-je. Ou d'une faille spatio-temporelle.
Il ne rit pas.
— Vous avez suivi la piste des hôpitaux ?
— Bien sûr, gronda-t-il, pour qui tu nous prends ?
J'haussai les épaules, insensible à son exaspération.
— Autres hypothèses ? réclama-t-il.
Oui, mais il ne s'agissait pas d'observations faites sur notre support commun.
— Que vous l'ayez retrouvé, mais que tous n'aient pas été mis au courant.
— Ça se tiendrait, malheureusement ce n'est pas juste une personne à cacher. Quoi d'autre ?
— Que ce n'est pas lui que vous cherchiez, mais moi. Et que vous essayez de me soutirer des informations qui lui l'obligeraient à parler pour je ne sais quelle raison.
Il blêmit :
— Tu ne penses pas ça de moi, si ?
— Si vous n'avez plus aucun signe de lui depuis des mois, c'est qu'il n'a commis aucun crime, qu'il se tient à carreau. Il est sans doute en pleine rédemption, en reconversion professionnelle. En outre, rien qui ne vous oblige à le traquer. En revanche, cela constituait un excellent test pour juger mon implication et mon discernement quant à votre secret.
Il n'ajouta rien, dubitatif. Irritée, je froissai les cartes, les mis en boule et les abandonnai sur la table. Gabriel m'avait fait suivre une fausse piste. Il avait nourri des espoirs en moi, des espoirs qui n'avaient pas lieu d'être. Il m'avait manipulée, interrogée, analysée.
— Informe donc ton employeur. Je ne sais rien et n'ai jamais rien su. Toi, par contre, t'es un sacré enfoiré. Merci de m'avoir fait perdre mon temps. Il se fait tard, je vais rentrer.
— Tu peux dormir ici, si tu veux.
Je pouffai nerveusement :
— Alors ça, vraiment, c'est pitoyable.
Je ne lui laissai pas le temps de s'expliquer. Au fond, rien n'aurait pu apaiser mon déchirement. Je m'effondrai au volant de ma voiture. Je n'allais à onc moment dissoudre le rempart de mensonges qui me maintenait captive dans ce simulacre reconduit. Je m'étais sentie si proche du but, et ce n'était que poudre aux yeux, mythe et trompe-l'œil. La dégringolade de mes aspirations m'immolait. J'avais été un sacrifice, un dommage collatéral, un pion, un sujet à caution. Ils avaient utilisé mon supplice et mon appétence contre moi, pour me pousser à courir après un fantôme, afin de mieux me cerner, de me rayer de la liste des dangers.
Quel secret pouvait mériter de tels efforts ? Dans quoi mon père était-il fourré ?
Un faisceau lumineux m'aveugla. Quelqu'un toqua à ma vitre. Je tressaillis avant de reconnaître la tignasse blonde de Gabriel. J'enclenchai automatiquement la fermeture des portes et épongeai mes larmes de mon avant-bras. Il actionna la poignée plusieurs fois.
— Ouvre-moi, m'intima-t-il.
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