Chapitre 14

— Du coup... tu es ?

Je me ressaisis et souris à mon interlocutrice, une trentenaire blonde au carré court avec le visage en cœur et des yeux couleur café cachés derrière d'encombrantes lunettes papillons.

— La cousine de Myriam, Kalie. Prête à prendre le volant si elle est trop fatiguée un soir.

— Des appartements lui seront réservés ici aussi.

Elle observa les taquineries de ma cousine et ajouta :

— Je crois pouvoir supposer que ce filou de Simon la convaincrait sans soucis de rester dans sa loge les nuits où elle serait trop fatiguée, comme tu dis.

— C'est bon à savoir...

— Ne te formate pas à ce que je dis, préconisa-t-elle mielleusement. Simon est un bon gars. Il ne mélangera pas travail et vie privée, or Myriam va être sa partenaire.

— Dans le film, que sont-ils l'un pour l'autre ?

— Simon joue Pete, le copain de la disparue.

— Hein hein. S'ils s'embrassent à l'écran, crois-moi, il aura envie de recommencer loin des projecteurs.

Elle gloussa.

— Je m'appelle Amber, annexa-t-elle.

— Ravie de t'avoir rencontrée. Tu joues également ?

— Une enquêtrice. Pas de rôle principal avant une année au moins.

— Pourquoi ? fis-je, interloquée.

— Je sors d'une grossesse, me confia-t-elle, et je n'ai pas perdu tous mes kilos superflus.

Je l'auscultai de haut en bas et croisai les bras. Certes elle n'était pas maigre comme d'autres de ses collègues, mais elle était loin d'être opulente. Elle avait une poitrine généreuse, une taille de guêpe gourmande et des cuisses rondes, rien d'excessif et pas de cellulite apparente.

— C'est notre producteur qui en a décidé ainsi. Moi je me sens bien ainsi, mais il est très à cheval sur l'image ; le personnage féminin doit pouvoir alimenter des fantasmes.

— Il est bête. Les hommes préfèrent de loin une femme généreuse à une barbie en allumettes.

— Il est comme ça, répliqua-t-elle en haussant les épaules. On l'appelle le bouledogue.

— Le bouledogue ?

— Il crie tout le temps, a un air bougon et n'est jamais satisfait. On lui doit néanmoins un travail de fourmi et une réalisation cadrée. Tiens, le voilà.

Un bonhomme court sur pattes se dirigeait vers nous.

— Lui ? sciai-je.

— Oui.

Je retins un ricanement. « Le bouledogue » lui convenait à merveille : les lèvres ascendantes, le regard terne, une déception continuelle semblait marquer ses traits, comme un chien à qui on aurait volé son os. Quant à l'embonpoint, selon ses propres critères, il n'aurait entretenu aucun fantasme non plus. Lorsqu'il s'immobilisa, toute l'équipe s'était déjà regroupée et tue. Ses yeux s'arrêtèrent sur moi et je triturai mes doigts avec le sentiment dérangeant de ne pas être à ma place. Je me fis toute petite et il finit par se racler la gorge, nous saluer, et commencer son speech.

Myriam gobait littéralement ses paroles, pourtant ça n'avait rien d'extraordinaire : il exposait les modalités du tournage, confiait les dates, insistait sur le professionnalisme, les délais et le budget. J'hésitai à sortir mon téléphone mais la mine sévère et intransigeante de notre orateur m'en dissuada fissa.

— Maintenant, tout le monde file au maquillage et que vos textes soient appris sur le bout des doigts ! À seize heures, je vous veux présents sur le plateau, on tournera la première séquence.

L'assemblée se dispersa.

— Bon, eh bien à tout à l'heure ! fit Amber avec un clin d'œil.

— Oui, avec plaisir !

Je rejoignis Myriam. Les prochaines heures risquaient d'être particulièrement longues si ma seule activité était de la regarder se faire pomponner...

Une maquilleuse et une styliste la prirent en charge dans sa loge et effectivement, au bout d'une heure d'essayages et de grimage, je ne pouvais déjà plus. Coite, droite comme un i, olympienne, Myriam se transformait progressivement en une fastueuse étudiante, en son personnage.

Impavide, elle constata tout de même mon avanie et, au vu de l'heure, lança une bouée à la mer :

— Il y a des points de restauration rapide, pourrais-tu me chercher une salade de quinoa ?

Une des assistantes s'apprêtait à proposer ses services quand je nasillai :

— J'y vais !

J'étais trop contente de sortir humer l'air frais et de libérer mon odorat de ses altercations avec les effluves de vernis, de laque et de parfum.

Je déambulai sur le complexe, impressionnée par la scénographie que l'on recomposait d'accessoire en accessoire, de convoi en convoi.

— Mademoiselle.

Je sursautai et clignai des yeux : le bouledogue me toisait de sa taille réduite.

— Oh, re-bonjour, le saluai-je.

— J'ai cru comprendre que vous nous accompagnerez dans cette aventure.

— En effet.

— Vous avez entendu comme les autres qu'il existe des clauses de confidentialité.

— Bien entendu. Je ne divulguerai aucune information.

De toute manière, à part Myriam, je n'avais pas vraiment d'amis.

— Tenez. Sans ça, les vigiles ne vous laisseront pas aller et venir librement.

Il prit la liberté de lui-même m'attacher mon badge flambant neuf. Kalie, assistante. Ce n'était pas tout à fait ça, mais je notai l'attention.

— Merci, murmurai-je.

Il s'éclipsa. Ce n'était point homme à parler pour ne rien dire ou à affourager une causerie stérile. En conclusion, il était loin d'être aussi hypocrite que je l'avais imaginé. J'entretenais peut-être des idées reçues en pensant que les particuliers de l'écran se définissaient par leur platitude et leur superficialité.

Je dus marcher une trentaine de minutes dans la ville, sortie des studios, pour dénicher une boulangerie qui faisait une salade de quinoa. J'achetai également deux boissons et un sandwich que je croquai sur le retour.

Myriam était prête et seule dans sa caravane, à traîner sur les réseaux sociaux. Ses habits de scène trônaient sur une banquette, soigneusement étalés. Elle ne portait qu'une robe de chambre en soie argentée.

— Kalie, enfin ! Je meurs de faim !

Elle engloutit sa salade à tire d'aile et se laissa choir contre le dossier de sa chaise.

— Peut-être est-ce un métier trop épuisant pour toi... la charriai-je.

— J'ai assez d'une mère.

— Je suis surprise de ne pas te trouver le nez dans tes dialogues.

— Je les connais sur le bout des doigts, stipula-t-elle. Entre deux prières et deux critiques mordicantes de ma matrone, je n'ai fait que ça.

— Soit. Pas trop stressée ?

— Non... J'appartiens à ce monde, je n'ai jamais été aussi sereine qu'aujourd'hui.

Ce qui était loin d'être mon cas.

— J'ai recontacté Gabriel, révélai-je.

Myriam me scruta. Elle allait réagir en fonction de mon attitude, en toute neutralité. Comme je ne laissai rien paraître, elle me cuisina :

— Qu'a-t-il dit ? C'est bien que tu l'aies fait.

— Je l'ai fait par intérêt.

— Quel intérêt ?

J'inspirai, entortillai mes mains moites.

— Il sait des choses sur mon père.

Malgré sa volonté de m'épauler et de m'écouter avec compassion, elle ne put réprimer un soupir d'agacement. Cette histoire d'origines la lésait. Pourtant c'était elle qui m'avait encouragée à enquêter...

— Quoi donc ?

— Il est possiblement mort.

— Quoi d'autre que tu ne saches pas déjà ? reprit-elle, lasse.

— Ce n'est pas lui qui a quitté ma mère, mais l'inverse.

— Et alors ? Si elle l'a fait, c'est qu'il y avait des raisons, non ? Il a toujours été bizarre. Puis ça ne change rien : quand a-t-il été présent pour toi ?

Ma cousine encaissait mes confessions avec abnégation. Sa répartie détachée m'intriguait : comment se faisait-il que les mêmes nouvelles m'avaient, moi, fait chavirer, alors qu'elle, elle sourcillait à peine ?

Voyant que ma psychose la bassinait, je m'abstins de mentionner la malle et son contenu.

— Trouve-toi un autre gars, m'exhorta-t-elle.

J'excusai son je-m'en-foutisme désobligeant et froissant au nom de ses propres tribulations et tâchai de ne pas verser une larme suite au coup de couteau tranchant de la solitude. 

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