CHAPITRE 1. Chicago, Illinois.
MARIPOSA.
Sa bulle éclate. Mais elle ne se soucie absolument pas du bruit qu'elle produit.
Scotchée sur son téléphone, la lumière de l'appareil souligne ses yeux noisette. De nouveau une immense bulle de son chewing-gum gonfle puis... Elle éclate, le vieil homme assis à côté d'elle réajuste la position de ses bras avant d'effectuer un rictus agacé sur son visage. Son mauvais regard me fait pincer les lèvres pour m'empêcher de rire. Stella, ma meilleure-amie en a plus que rien à faire de le déranger, en fait elle ne s'en est toujours pas rendu compte.
— T'as vu ?
Elle s'incline vers moi et mes yeux se baissent sur l'écran de son téléphone qu'elle me montre.
— Oh ! Elle est enceinte ? m'étonnais-je.
— Elle a accouché carrément ! Apparemment c'est avec le dealer là ! Il est tellement moche en plus, sa mère a dû la niquer !
— J'espère pas. Elle est super gentille Ava...
Stella hausse les épaules en murmurant un "ouais" indifférent. Son dos s'enfonce sur la chaise de fortune posée à côté d'une machine à laver avant de continuer à scroller sur les réseaux sociaux. Je précise qu'elle continue de mâcher tout aussi bruyamment.
Ava était dans ma classe l'année dernière. Je sais qu'elle a une grosse réputation dans le quartier mais bon, je ne m'en mêle pas vraiment. C'est vraiment la dernière chose que j'ai envie de faire.
Je sens mon téléphone dans ma main mais je sais que je ne recevrais aucune notification alors je ne prends même pas la peine de le déverrouiller, mes yeux s'occupent à analyser les recoins de l'endroit.
Le bruit des machines à laver accompagne l'ambiance morose de la laverie. Des leds bleus au plafond colorent nos peaux. Il y a une pluie torrentielle dehors qui s'abat sur les baies vitrées. Ce n'était absolument pas le meilleur jour pour venir laver mon linge mais honnêtement qu'il vente ou qu'il neige, je ne change pour rien au monde ma routine. Tous les mardis et les vendredis je suis ici sans exception.
Avec Stella. Sans exception aussi.
Elle n'est pas obligée de m'accompagner, mais un peu comme moi, à la maison ce n'est pas tout rose, alors on préfère se retrouver toutes les deux loin de nos foyers. Ici on discute sans crainte. Et au moins le temps que la machine fasse rouler les vêtements de mon père et moi nous sommes toutes les deux en paix.
— Ta machine est finie Mariposa.
Je me lève en même temps que Stella. Elle se dirige vers le fond de la buanderie. Ses épais cheveux blonds retenus par une queue de cheval se balancent à son rythme. Je l'ai toujours trouvé très élégante. Elle me prend le sac des mains et se baisse en même temps que moi pour m'aider à fourrer mes vêtements secs dans mon cabas.
— Je me demande trop son bébé ressemble à quoi ? Pas toi ?
Un sourire s'esquisse sur mon visage. Stella a toujours quelque chose à dire. Je hausse les épaules à mon tour:
— Honnêtement ouais, et puis je pense qu'on devrait aller la voir non ?
— Quoi ? Pourquoi faire ? Moi je ne la connais pas hein. C'est mort.
Je finis par sourire encore. Stella n'a ni filtre ni honte. Elle est franche et c'est ce que j'aime le plus chez elle.
Je finis d'enfouir tous les vêtements qui ont séché. Ils sont presque brûlants et c'est assez agréable. Les soirs comme ça avec Stella me rappellent qu'elle est ma seule famille ici et je suis extrêmement reconnaissante de l'avoir dans ma vie. Un roc comme elle on n'en rencontre pas des masses, voire jamais.
En fourrant le reste du linge dans mon cabas, j'ai pensé un peu à ma vie... Ma maman est au Venezuela. Mon papa est américain. La seule chose que je sais c'est qu'elle n'a pas pu suivre mon père aux États-Unis. C'est tout ce que je sais. J'ai un grand-frère, il s'appelle Mabel. C'est un prénom féminin mais mon père m'a raconté un jour qu'ils pensaient accueillir une petite-fille, et quand il est arrivé ils n'ont pas eu envie de changer son nom. Mais Mabel est partie quand j'avais onze ans, j'en ai vingt aujourd'hui et je ne l'ai jamais revue depuis. Et d'aussi loin que je me souvienne mon père et lui n'ont jamais pu s'entendre. Je n'ai plus jamais eu de nouvelles de lui. Mais j'espère sincèrement qu'il va bien. Peut-être qu'il est marié ? Avec des enfants ? Un garçon et une fille ?
— Moi je pense que j'irais demain. Tu sais où elle habite ?
— Tu n'es pas obligée d'y aller Mariposa hein...
— Ce n'est rien. J'ai envie de voir son bébé j'avoue.
— Moi ouais... À ta place je n'y serais vraiment pas allé. On ne sait pas quel fou tu vas croiser là-bas.
— Bref, tu sais où elle habite ou pas ?
— Comment ça "bref" ? Sale connasse va !
J'ai rigolé en soulevant mon cabas sur mon épaule. Nous avons longé la laverie et j'ai remarqué très vite que la pluie avait cessé. Tant mieux pour nous.
— Elle habite a Riverdale, sur Indiana Avenue.
— Tu vois quand tu veux, rétorquais-je en poussant la porte de la buanderie.
— Fermes-ta-gueule, si tu te fais kidnapper par son mec le dealer sans dents je ne répondrais pas si tu m'appelles.
— T'es une vraie garce Stella !
— Aller avance la, on se les gèle ! Je t'aurais prévenue toi.
Nous avons longé les rues noires de mon quartier. Entre les poubelles, les halls d'entrée apprivoisés par les membres de gang de rue. Nous n'entendons plus les sifflements, en fait il n'y en a plus maintenant, tous ces jeunes je les connais et ils me connaissent.
L'air est frais, les lampadaires grésillent, j'admire les tags sur les murs. Ceux qui hurlent à la police de fuir. Ceux qui signalent qu'un gang crèche dans la zone. Plus loin il y a le terrain de basket où les jeunes s'amusent à faire des tirs jusque tard dans la nuit, ça dérange tout le monde, mais personne n'ose se plaindre.
C'est chez moi. C'est étrange mais je ne sens plus le danger ici. Je vis dans le quartier d'Altgeld Gardens. À la base ce lieu est une sorte d'expérimentation sociale, un projet de logement public situé à l'extrême sud de Chicago, dans l'Illinois, aux États-Unis. Il y a une grande majorité d'Afro-Américains qui se font la guerre avec les Hispaniques. Nous sommes entourées d'épiceries asiatiques, autant tenues par des Indiens, des Pakistanais, des Chinois, des Vietnamiens...
Un mix un peu cliché, non ?
Mais qu'on se le dise, nous sommes tous entourés de cliché.
Stella tire la porte d'entrée de notre bâtiment. Le badge est inutile depuis huit ans, la porte s'ouvre sans. Le hall est assez lugubre en fin de compte. Il y a une vieille trottinette qui rouille depuis la même année que la destruction de la porte. Elle appartenait à Danny River, un petit garçon de six ans qui a disparu le matin où il l'a posé là. On ne l'a jamais retrouvé. Et personne n'ose la déplacer. Sa mère habite au quatorzième étage, tout le monde sait qu'elle se saoule à l'alcool, mais personne n'a de mots pour l'aider à tourner la page...
Qui tournerait la page après ça ?
Pas moi.
— Tu vas vraiment y aller ?
J'appuie sur le bouton de l'ascenseur. Il fait un bruit pas possible mais honnêtement je n'ai pas la foi de monter jusqu'au onzième étage, là où je vis.
— Tu parles d'Ava, demandais-je en la regardant dans les yeux.
— Ouais, pourquoi tu tiens tant à y aller ?
— Je ne sais pas... Elle est gentille je te l'ai dit.
— Elle t'a juste donné un stylo au collège.
— Tu t'en souviens ?
— Bah oui. Mais ça ne vaut pas la peine de débarquer chez elle non plus.
— J'irais demain après mon travail, si tu veux m'accompagner tu-.
— Non c'est mort.
— Petite connasse.
Elle a ricané à son tour et les portes de l'ascenseur se sont ouvertes devant nous. L'odeur de la pisse m'a rebuté à l'idée de poser mon lourd cabas de linge propre par terre. Je résiste quelques secondes de plus en le portant sur mon épaule pendant que Stella plaque sa queue de cheval avec ses mains devant le miroir rayé du fond.
Il s'arrête au onzième étage.
— Allez bisous Mariposa. Et n'y va pas si tu veux mon conseil. J'ai toujours raison, tu le sais.
— Mais c'est rien Stella, arrête.
Elle fait la moue, je lui souris en m'éloignant. Un dernier geste de la main et les portes se referment sur elle. Elle vit au douzième. Je la connais depuis que je suis venue ici. J'avais cinq ans, je crois. C'est la première petite fille que j'ai vue dans cette immense tour de pierre. Elle m'a donné sa peluche, je l'ai toujours et elle est la preuve de nos longues années d'amitiés.
Quand je longe les couloirs de mon étage, je sens immédiatement mon coeur qui commence à accélérer. Mon souffle devient plus lourd mais je sors mes clés des poches de mon sweat-shirt. Je sens mes doigts trembler en approchant de la serrure.
Cette angoisse me suit depuis de nombreuses années, depuis que mon grand frère est parti en fait. Les lumières du couloir sont en fin de vie, et rayonnent d'une sorte de jaune foncé ce genre d'ambiance augmente plus encore mes angoisses. J'entends presque l'électricité passer dans les leds au-dessus de ma tête.
Quand j'enfonce le fer dans le loquet, je revêts mon masque de l'indifférence. Il me protège, parce qu'il y a bien une chose que j'ai apprise c'est que ça ne sert à rien de montrer ma peur au contraire.
Le pêne dormant claque, mon coeur aussi, alors je pousse la porte de chez moi.
Il grogne de mécontentement. Je remarque tout de suite la bouteille de bière dans sa main pâteuse. Mais elle est encore pleine, signe qu'il doit être plus ou moins lucide...
J'ai retiré mes tennis à l'entrée, j'expire en poussant la porte en acier derrière moi. Pas de "bonjour papa", pas de câlin. Juste l'ignorance pour ma part, mais pas pour lui, très vite j'entends sa voix me dire:
— T'es partie où toi, hein ?
Je sens les premiers retournements de mon estomac. Je ne réponds rien, j'avance juste vers la salle de bain.
— T'étais partie faire la traînée. Je sais que tu es une traînée ! Tout le monde me l'a dit ! Tout le monde sait que ma fille est une grosse pute !
Je déglutis. La douleur est comme au premier jour, mais je ne réponds plus maintenant. L'alcool à l'odeur de la maison. Pardon, l'alcool est l'odeur de la maison, les murs ont jauni, le papier peint se décolle dans toute les pièces. Et sa voix est dans l'air et continue de m'accabler... J'entends le canapé en cuir marron sur lequel mon père est grossièrement assis grincer quand il rive de nouveau son regard vers la télévision.
Il regarde un match de football américain. Ce soir c'est les Arizona Cardinals contre les Los Angeles Rams.
Je m'y connais sur le bout des doigts parce-que pendant très longtemps j'ai voulu que mon père m'accepte et pour ça il fallait que je m'intéresse à ce que lui aimait.
Mais, l'alcool a fait son travail.
Je l'entends insulter ma mère de traînée. Moi aussi j'en suis une à ces yeux.
Je me terre dans un silence de mort, je m'efface pour qu'il oublie que j'existe. Et quand le son de la télévision est aussi fort, et qu'il a bu comme ce soir, c'est comme si j'étais son fantôme. Et porter à bout de bras le cabas qui comporte ses affaires à lui.
Je pourrais le laisser crever ici. Si je voulais, je n'aurais qu'à quitter cet appartement et ne plus jamais me retourner. Mais il y a une chose qui me retient. Je ne pourrais vous dire ce que c'est car je n'en ai aucune idée, mais c'est ce qui me fait plier ses vêtements dans son armoire.
Alors je préfère subir en silence, travailler dans le fast-food qui vend des wraps au poulet sur Brainard Avenue. Payer le loyer, faire à manger et le ménage, aller à l'école sans savoir quand mon cauchemar cessera ?
La lumière jaune dans ma salle de bain me donne un teint malade. Devant le miroir je n'ai plus vraiment le sourire. J'expire en attrapant la masse de boucles qui m'entourent jusque dans mon dos. Comme tous les soirs je protège mes boucles dans un bonnet en satin avant de me laver le visage.
Demain j'irais acheter des roses et une peluche pour le bébé de Ava. J'ai besoin de voir autre chose que mon quotidien morose...
Enfin... Si j'avais su ce que demain me réservait, j'aurais certainement oublié qu'Ava à un jour été gentil avec moi, et je n'aurais jamais mis un pied chez cette femme.
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