4. Tromper la mort

Marina, c'était cette fille perdue entre pleins de scientifiques, alors qu'elle n'aspirait qu'à l'Art. Marina, c'était cette fille étrange aux mangas toujours dans le sac, aux poèmes griffonnés dans un coin de sa feuille, aux étoiles mourantes dans les yeux. Marina, c'était cette fille de mon cours d'analyse. C'était cette fille trop grande à l'intérieur.

   Mais cette fille n'est plus. Elle est partie fusionner avec le ciel. Lui seul était assez fort pour être le pilier dont elle avait si désespérément besoin pour prendre son envol. Alors il l'a prise au creux de ses bras glacés et chaleureux et l'a soignée de tous ses maux. Je sais qu'elle a souffert sur le moment, car guérir est douloureux, c'est comme traverser un roncier épais et ténébreux. La lumière ne perce les ombres qu'à travers quelques fissures. Mais cela en valait la peine. La vie ne lui offrait que des belladones après tout.

Parfois, quand je m'y attends le moins, mon esprit divague et j'oublie d'écrire avec rigueur les faits tels qu'ils sont arrivés. Les mots ne sont pas assez riches et précis pour décrire Marina. Il faudrait utiliser l'indescriptible, la subtilité, l'invisible, imaginer de nouveaux mots. Et moi, je suis bien trop cartésien pour en être capable. Cependant pas assez pour narrer minutieusement son histoire.

D'un autre côté, l'écrire mathématiquement, comme une démonstration, serait une injure à sa mémoire, dans la mesure où elle n'était pas seulement mathématicienne, mais aussi physicienne, pianiste, poète, peintre (elle peignait les maux avec tellement de couleurs !), lectrice, rêveuse, musée, une sirène essoufflée, un ange tombé trop tôt, trop vite. Elle était tellement malheureuse, coincée dans seulement un de ces moules.

Elle est un phœnix à présent, arpentant le ciel, la terre, la mer de mille et une façons.

Excuse-moi, toi qui lis ce carnet, j'ai encore divagué. Mais comprends qu'elle me manque tellement, autant que je me manquais à moi-même lorsque j'ai vécu tout cela pour la première fois. A présent je n'ai de cesse de le revivre chaque jour. Et chaque jour me rapproche d'elle, car bientôt, je serai prêt. Mon cœur devient mon propre pilier.

Il me faut revenir aux pages précédentes pour savoir où je m'étais arrêté dans ma rédaction. Je rédige cela entre deux devoirs maison, entre deux révisions pour des colles. Les cours sont toujours aussi durs, Marina, mais pour te rendre justice, je prends le temps. Tu n'es pas simplement partie ailleurs, comme ils le disent, tu t'es envolée. Et là réside la nuance.

Ce soir-là, un mercredi de novembre, alors que la nuit épaisse s'était déjà abattue sur la ville, j'ai osé aller vers elle. Si j'étais honnête, je dirais que c'est là que notre histoire a vraiment commencé. Car avant, elle n'a démarré que par bribes. Mais, oh, ne sommes-nous pas tous des bribes d'histoires, des morceaux d'autres ayant crié et existé avant nous, des éclats du passé ? Ne sommes-nous pas les résultats de nos expériences, de nos souffrances et de nos euphories ?

Je raconte n'importe quoi, Marina ne serait pas d'accord avec moi. Elle dirait que nous sommes plus que des échantillons. Que nous ne sommes certainement pas un résultat comme peut l'être une formule à une équation.

Oh, que j'ai du mal écrire cette partie, à en venir aux faits ! J'ai peur de la perdre une seconde fois.
Cependant...

« Suis-moi » m'avait-elle dit.

Mais pas seulement ce soir-là. Suis-moi tous les autres jours, de toutes les façons possibles. La vie est trop courte pour rester enterré au fond de soi. Cela voulait dire « copie-moi ».

« Suis-moi »

« Suis-moi »

« Suis-moi »

Elle ne le déclare qu'une fois. Et pourtant les deux mots résonnent en moi comme un écho.

Elle me demande de la suivre. Moi, Hugo, un de ceux qui majorent dans la promo. Je la regarde, désarçonné.

— Où ça ? demandé-je, de plus en plus décontenancé.

Un léger rire cristallin franchit ses lèvres.

— Tu verras, répond-elle sur un ton énigmatique qui me fait réaliser qu'elle n'en confiera pas plus.

— OK, accepté-je, en remettant mon sac sur mon épaule.

    Elle sourit encore, et je lui emboîte le pas. Nous laissons la faculté se perdre dans la nuit noire. Le campus n'est bientôt qu'une lointaine image. Le froid me brûle rapidement le bout du nez, et j'enfouis mes mains dans mes poches. Marina, elle, ne semble pas avoir froid : elle marche les cheveux au vent, sa mince écharpe couvrant à peine son cou. Je ne sais pas où elle m'emmène, mais je la suis sans vraiment réfléchir, sans vraiment savoir ce que je fais. C'était à la fois effrayant et envoûtant.

   Sentant ma curiosité être attisée par cette perspective plus qu'énigmatique, je ne peux m'empêcher de lui poser quelques questions détournées pour en savoir plus :

— Est-ce qu'on a besoin de prendre le tram pour y aller ?

— Non, je préfère marcher. Mais on peut le prendre pour s'en rapprocher, si tu veux.

— Pour s'en rapprocher ? je répète, l'enjoignant à poursuivre.

— On n'a pas accès à l'endroit directement par le tram. Il faut marcher.

— Marcher ne me dérange pas.

   Ne sachant que dire de plus, je me tais. Nous marchons sur une route encadrée d'arbres dont les branches dénudées semblent défigurées par le froid, comme des cris en suspend. Les lampadaires plongent les arbres dans une allure fantomatique, et si je n'étais pas avec Marina, je penserais que ce décor digne d'un mauvais film d'horreur n'annonce rien de bon.

  Marina tourne au coin d'une rue et je m'aperçois que le paysage a changé. Les immeubles ont laissé place à des maisons avec jardin. C'est bizarre, je n'ai jamais vu cette partie-là de la ville. Aurait-on changé d'endroit ?

— On est où ? je questionne, en détaillant tout autour de moi, comme un enfant qu'on emmène pour la première fois à la fête foraine.

— Si je te le disais, ça ne serait plus drôle, réplique-t-elle, une pointe d'amusement dans la voix.

— Ah. J'espère au moins que tu n'as pas prévu de me couper en rondelles et de m'enterrer dans les bois, plaisanté-je, nerveusement.

— Non, pas du tout. Je te ramènerai à Gallia toute à l'heure, ne t'inquiète pas, répond-elle, très sérieusement.

Bon, ma tentative d'humour n'a pas du tout fonctionné. Cependant, des mois plus tard, je sais maintenant pourquoi elle n'avait pas le cœur à rire.

Elle a l'air plongée dans ses pensées. L'adrénaline semble pulser contre ses tempes. Je lève la tête vers le ciel. Pas un nuage à l'horizon. Un sourire fendit le ciel. Le mien.

— Toi, tu les regardes, les étoiles ? j'interroge, d'une voix soufflée par l'émerveillement.

— Tous les soirs, confirme-t-elle.

— Les constellations, tu les connais ? je continue, le cœur battant.

Le cœur battant car je m'engage sur un terrain glissant. C'est une parcelle de mon âme qu'elle s'apprête à effleurer.

— Certaines. Je reconnais la Grande Ourse, la Petite Ourse, Cassiopée, Pégase. Les autres, je les invente. J'aime bien dessiner mes propres constellations, tu comprends ? C'est un peu comme laisser une trace, un jeu dont les règles changent toutes les nuits. Je ne vois pas la même chose selon mon humeur. Parfois, j'y vois Pygmalion et Galatée, Andromaque, Hélène, Ménélas et Pâris. D'autre fois, je vois des poissons saluer un jeune prince voyageant de planète en planète, avec pour seul compagnon un renard affamé par l'envie de vivre.

— Je n'ai jamais pensé à créer mes propres constellations. Je me cantonne à les repérer. L'été, quand la nuit est claire, je regarde les étoiles changer de position. J'essaie de remarquer toutes les constellations de la carte du ciel que j'achète tous les ans. On a un télescope, mon frère et moi, expliqué-je. Les nuits d'été, il est notre seul compagnon dans cette froide immensité qu'est le ciel.

De mon index, je frotte mon nez. Il est glacé.

— Je ne suis pas d'accord, réfute Marina. Pourquoi le ciel serait-il une froide immensité ? Moi, je le trouve accueillant. Il est si grand qu'il y a de place pour tout le monde. Et puis de toute façon, il porte la paix et le réconfort. Il accepte tous les enfants du monde, sans en évincer aucun au titre de critères irrationnels.

— Il nous aspire, je réplique. Il nous engloutit.

— Non, c'est lui qui se noie en nous, contrecarre-t-elle. De cette façon, nous portons tous l'infini.

   Je ne trouve rien à redire, alors je me tais. J'observe la nuit engloutir le monde. Mon estomac gargouille et je songe au Tupperware préparé la veille qui m'attend bien sagement dans mon frigo.

   Je ne me souviens plus comment, mais au bout d'un petit moment, on se retrouve à la lisière d'une forêt. Nous sommes peut-être aux abois d'un parc, je n'ai pas fait attention. Il y fait encore plus sombre, les arbres cachent les étoiles. L'atmosphère y est humide, le lichen recouvre des parties de souches, des champignons poussent deçà delà, au pied des arbres, de la mousse scintillante recouvre les troncs. On croirait presque que des fées vont sortir de nulle part pour nous accueillir.

Non, ce n'est pas un parc. Il n'y a ni banc, ni lampadaires. A ma grande surprise, quelques lucioles voltigent dans un buisson. Des lucioles ! Au mois de novembre ! Le monde devient fou... Alors que je détaille leur halo vert et que je m'apprête à faire part de mon étrange découverte à Marina, l'une d'entre elles s'approche de moi et frôle mon oreille. Je jurerai l'avoir entendue me susurrer un bonsoir amusé. Je me frotte les yeux. Si je commence à avoir des hallucinations auditives...

— Je sais comment tromper la mort, claironne tout d'un coup Marina, me tirant de mon obsession pour les lucioles.

Elle se retourne vers moi et me fixe de ses grands yeux.

— Tu veux dire ... ? questionné-je pour l'inciter à continuer.

— Tu vas vite comprendre, chantonne-t-elle, les yeux fixés sur le ciel transperçant les arbres.

Elle se retourne et se remet à marcher. Je la suis, plus qu'intrigué. Les feuilles craquent sous mes pieds, les brindilles aussi. J'écrase tout un monde, toute une vie sans le vouloir. C'est alors qu'on arrive aux abords d'une clairière. Il y a une mare, la lune s'y reflète dans un halo pâle. Marina s'arrête en plein milieu, tandis que j'observe les quelques constellations. Elle se retourne et me détaille.

— J'ai un secret, dit-elle d'une voix mystérieuse. Il faut que tu me promettes que tu vas le garder pour toi, l'enfermer sous clés entre tes fleurs.

— C'est promis, affirmé-je sans même réfléchir.

Elle acquiesce. Elle ferme les yeux.

Et puis, sous mes yeux médusés, elle déploie deux longues ailes.

🪶🪶🪶

Hello ! Comment ça va ?

Merci d'avoir lu ce chapitre ! Qu'en pensez-vous ? Vous attendiez-vous à ça ? :)

N'hésitez pas à me donner votre avis !

On se retrouve mardi pour le chapitre suivant ! Prenez bien soin de vous ! 🖤

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