15. Un albatros au pays des mathématiques

  Nous ne sommes que des nombres pour eux. Une série de chiffres sans âme. Les nombres n'ont rien d'humain, d'émotif, ils sont impersonnels, vides, ils ne portent rien en eux, pas même un néant affligeant. Ils sont juste creux. Nous ne sommes que des nombres. Nous ne sommes pas des personnes dotées de leur propre identité qui jouent selon leurs propres règles. Ça, c'est le mensonge qu'on se raconte tous le soir avant de s'endormir, pour ne pas laisser les ténèbres gagner notre cœur, pour ne pas se rendre compte qu'au fond, personne ne saura jamais qu'on a existé simplement parce qu'on ne le mérite pas, simplement parce qu'être humain, ce n'est pas assez.

   Nous ne sommes que des nombres. Je ne suis qu'un point perdu au milieu d'une foule d'autres points – un nuage. Qui entendra mon cri silencieux ? Il y a tellement de bruits, de mensonges que je n'entends plus rien. C'est plus facile d'être un nombre parmi tant de nombres plus grands que soi, plutôt que d'être la seule étoile au milieu de ces danses de chiffres dénaturées.

C'est comme ça, c'est la vie qu'ils disent, tous écrasés par le poids de leur inexistence, terrassés par l'absence de marques qu'ils laisseront sur les autres, pas comme mon piano, qui, lui, continuera à chanter ses histoires, à raconter comment j'ai vainement tenté d'être un peu plus qu'un nombre étranglé par la foule.

— J'ai peur de me noyer dans la vie, dis-je à Marina.

Elle est allongée sur mon lit fait à la va-vite, ses cheveux étalés sur mes oreillers. Ce soir, les draps porteront son odeur, et peut-être que je me sentirai un peu mieux.

— Si tu avais des ailes, objecte-t-elle, tu pourrais te noyer dans le ciel.

Je n'ai pas osé me coucher à côté d'elle. J'ai la sensation que ce n'est pas la proximité qu'elle veut. Peut-être que j'ai tout faux. Peut-être que j'ai tout vrai. Peut-être qu'au fond, elle veut que je l'embrasse.

— Il faut nager, ajoute-t-elle.

Ils disent que ce n'est qu'une mauvaise passe, qu'un jour ça ira mieux, oh Hugo, pourquoi tu ne souris pas plus disait maman, mais maman je n'ai aucune raison de sourire pour de vrai, vous faites tous semblant d'être heureux dans votre illusion, vous ne l'êtes pas pour de vrai, mais fais un effort, non, non, non ! je ne peux pas.

On me donne des trucs pour que je tienne le coup, histoire que je ne me déglingue pas trop si je veux balancer et casser tous les objets que je vois, que j'oublie de me jeter à travers une fenêtre (c'est pas ma faute docteur, je sais que les ailes existent, je ne comprends juste pas pourquoi chez moi elles n'ont jamais poussé, peut-être que je dois les forcer à venir, enfin vous voyez, si j'en avais, tout ça, ça s'arrêterait, je m'enfuirais loin, très loin, loin de tout ça, des cours, du travail, bref de tout ce qui n'a plus de sens et n'en a jamais eu).

J'avale mon ampoule de vitamines tous les matins et mes comprimés tous les soirs, c'est censé m'aider, me calmer, rendre plus gris le noir que j'ai derrière les yeux.

Il me faut arrêter de m'épancher, revenons à la discussion que j'ai eue avec elle, ce jour-là.

— Je n'ai jamais su.

Une ombre passe sur son visage, le rendant semblable au galet émacié des vampires.

— Alors, trouve ta voie et tu verras, tu auras des plumes dans le dos, répond-elle, un sourire pâle et compatissant sur les lèvres.

Parfois, elle pensait avec nostalgie à celle qu'elle était avant, celle qui crachait son amour pour le monde entre les mains froissées d'un carnet, celle qui hurlait dans un silence effroyable. Elle pensait à cette fille qui levait la tête bien haut pour toujours avoir les étoiles en vue, à cette fille qui maintenant ne quittait plus des yeux les feuilles désenchantées parce qu'elle a fini par leur ressembler, à ces feuilles mortes à l'intérieur.

— Je ne sais pas comment faire, je chuchote en fermant les yeux.

— Expérimente, propose Marina. Peut-être que ton truc, c'est de parler aux fées.

— Je le saurais si c'était le cas. D'ailleurs, où est-ce qu'on trouve des fées ? demandé-je en me redressant.

— Mais Hugo, on est tous un peu des fées ! s'exclame-t-elle, étonnée.

Elle s'assoit en tailleur sur mon lit et me jette un regard curieux.

— C'est juste qu'on choisit de ne pas l'être entièrement. Moi j'en connais, des fées. Elles n'ont pas les mêmes ailes que nous, car voilà bien longtemps qu'elles savent qu'elles sont faites pour vivre parmi les herbes, les fleurs et les perles de rosée.

Elle a dit nous. Mais elle ne peut plus faire partie d'eux.

— Les plumes se transforment tout doucement en un tissage de fil de soleil – c'est un pâle fil argenté parsemé d'éclat de l'astre lui-même – et elles peuvent maintenant quitter la société pour vivre à leur aise dans la forêt de leur choix, dont elles deviennent la protectrice. Il n'y en a pas beaucoup, conclut tristement Marina en faisant la moue.

Je soupire.

— Si je pouvais, je serais une fée.

Je remonte mon genou contre mon menton et enlève mes lunettes pour me frotter les yeux.

— Ce n'est pas si simple.

Évidemment. Je pose mes lunettes sur mon bureau. Et soupire encore, en me prenant la tête entre les mains cette fois.

— Pourquoi tu es si lourd, Hugo ? demande Marina. Tu ne pourras jamais t'envoler si tu traînes un tel poids. C'est tes pensées qui sont lourdes comme du plomb ?

Ma tête est tellement pleine que je ne comprends pas pourquoi elle n'explose pas. Les ténèbres noieraient un temps le monde, histoire que tout le monde voit la taille et la profondeur des ombres qui actionnent les rouages de mon cerveau. Pourtant, sans trop savoir pourquoi, je me retiens de le dire.

C'est à son tour de soupirer.

— Viens à côté de moi. Je vais te raconter le monde dans lequel tu pourras vivre.

Je lève les yeux vers elle. Elle est à nouveau allongée sur mon lit et tapote la place à côté d'elle.

Quand ma tête se pose sur l'oreiller, elle me prend la main et presse son épaule contre mon bras. Les étoiles fluorescentes que j'ai collées au plafond, dans ma veine tentative de dessiner mes propres histoires, sont floues. Je ne sais pas si c'est juste parce que mes lunettes sont sur mon bureau ou si c'est l'humide bouleversement sous mes paupières.

— Tout le monde ne peut pas avoir des ailes, murmure lentement Marina.

Je serre sa main plus fort, craignant qu'elle ne m'avoue que c'est impossible pour moi. Ça voudrait dire que l'obscurité gagne toujours. Sa tête se tourne vers moi et je crains que si je tourne la mienne, mon nez frôle le sien, alors je garde mes yeux fixés sur le plafond faussement scintillant.

— Il faut prendre conscience qu'on peut être plus grand que soi pour que les premières plumes apparaissent, reprend doucement Marina, son souffle au creux de mon oreille.

— Comment on fait ? je demande, moi aussi à voix basse.

Je ne veux pas briser la fragilité de l'instant, alors j'oriente doucement mon visage vers le sien. Son nez ne touche pas le mien, j'aurais déjà pu le faire avant.

— Ça ne se fait pas, ça se ressent.

Je cligne des yeux, perplexe.

— Nous, les anges avons deux choix, quand nos ailes poussent. Soit on rejoint le ciel et on atteint la divine ataraxie, soit les vampires coupent définitivement les ailes et dans ce cas on vit en ayant conscience de la vie qu'on aurait pu vivre. En général, on ne le supporte pas donc on devient soit un vampire soit un automate.

Mes sourcils se froncent sous l'effet de la surprise.

— Dans ce cas, d'où vient le tout premier vampire ?

Marina repousse mes cheveux de mon front. Sa main est douce, comme les plumes qui ornaient jadis son dos.

— Il s'est lui-même arraché les ailes.

Sa main s'arrête sur ma joue.

— Comme toi, je chuchote.

Elle retire sa main de mon visage.

— Non, me contredit-elle, le menton droit. Non. Je les ai laissés faire, c'est différent.

— Pourquoi ?

Pour la première fois, j'aperçois toute la détresse de cette perte sur son visage soudainement détruit. Le masque est tombé, brisé sur mes oreillers. Au fond, je ne comprends pas.

— Tant qu'on n'a pas choisi, ils nous coupent les ailes pour qu'on connaisse la valeur de ce qu'on va perdre, marmonne-t-elle sans vraiment me regarder (ce qui est compliqué, on est face à face). Mais on se rend vraiment compte de l'importance des choses qu'à l'instant où on les perd définitivement.

Elle rit nerveusement et je me sens désemparé.

— Ça n'explique pas pourquoi tu les as laissés faire.

La nuit est déjà tombée et la soirée trop avancée pour faire quoique ce soit. Dehors, la pluie martèle les carreaux et le vent cogne les vieux volets en bois, si moisis que je n'ose jamais les fermer. En plissant les yeux, on parvient encore à apercevoir les grandes maisons multicolores à colombages qui baignent l'Ill.

— C'était dans l'ordre des choses, répond Marina, les paupières closes.

— Mais...

— Si je ne t'avais pas montré ça et si je n'étais pas restée, où serais-tu ? réplique-t-elle, ne me laissant pas lui répéter que je ne comprends pas.

— Je ne sais pas, avoué-je, la gorge nouée.

En vérité, je le sais très bien. Soit j'aurais fait partie des vampires, soit j'aurais été cet automate du jardin botanique, oublié dans un coin.

— Tout le monde n'a pas la faculté d'ouvrir les yeux, enchaîne-t-elle en rouvrant les siens.

Son regard papillonne sur mon visage.

— En revanche, tout le monde est capable de passer un pacte. Et ta mélancolie transpire sous chacun de tes pas. C'est ce qui les attire.

— Les ? relevé-je.

— Parfois, annonce-elle d'un air énigmatique, il est mieux de ne pas tout connaître.

Je comprends alors qu'elle ne m'en dira pas plus.

— Pourquoi tu m'as confié ne pas être un ange ? finis-je par demander.

— Je ne sais pas, dit-elle, je me vois peut-être comme un oiseau. Ce qui compte, ce n'est pas comment on apparaît, mais comment on se voit. Et je ne me perçois pas en ange.

J'hoche la tête. L'image de l'oiseau lui correspond à merveille : perdue au milieu des démonstrations, ses ailes de géant l'empêchent de marcher.

— Et moi, je suis quoi ? je questionne, un sourire enjôleur aux lèvres.

— Toi ? Tu ne l'es pas encore. Pour l'instant, tu es triste, c'est tout.

Mon sourire se fane un peu.

— Être triste, ce n'est pas être une entité.

— Non, réfute-t-elle en plongeant ses yeux dans les miens. C'est un état, comme être un oiseau.

🪶

Hello ! Comment allez-vous ?

Merci d'avoir lu ce chapitre ! N'hésitez pas à me laisser un petit commentaire, ça fait toujours plaisir !
J'ai hâte que vous lisiez le chapitre suivant !

A samedi pour la suite ! :)

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