13. Un étrange magnétisme
Ce soir-là, après ma première rencontre avec l'automate, quand je suis rentré chez moi, j'ai vu la vie danser au coin de la rue. Elle m'a fait un pied de nez en riant, et puis m'a jaugé d'un regard intense, comme si elle se disait qu'en fait, j'en valais la peine. Alors, elle a bandé son arc, et toujours en me contemplant de ses grands yeux où le monde entier semblait se refléter, m'a percé le cœur d'une flèche amoureuse. Je me suis écroulé sous l'impact.
Mon coeur m'a paru très lourd, et le feu ! Oh, le feu se répandait dans tout mon corps. La passion rendait mes lèvres tremblantes et languissantes à la seule pensée de celle qui pouvait me soigner.
La vie m'a regardé, et puis un rictus a déformé ses traits si délicats. C'est alors que j'ai remarqué qu'il lui manquait des doigts, que son nez était cassé et que la moitié de son visage était lacéré par la mort. Je me suis enfui avant qu'elle ne me cause d'autres problèmes et ne m'envoie saluer Pluton, là-haut dans l'espace.
Le souffle palpitant, j'ai tourné la clé dans la serrure. L'odeur familière de mon appartement m'a immédiatement accueilli. Ici, j'ai l'impression que rien n'est perdu, que je peux encore aller mieux et nager au-dessus des abîmes de la tristesse. C'est étrange, le pays des larmes : personne ne veut y régner, personne ne veut y habiter.
Je me suis précipité sous la douche pour frotter très fort ma poitrine, mais là flèche était déjà trop enfoncée, son extrémité était à quelques centimètres sous mon derme. Alors j'ai pris mes ongles et j'ai creusé, creusé, lacéré, j'ai mis mon coeur à vif, mais quand j'ai dégagé suffisamment de chair pour arracher cette flèche à pleine main, elle s'est dissoute, et en fait, je me suis rendu compte que ce n'était pas la flèche en elle-même le problème, mais le vicieux poison dans lequel la vie l'a noyée avant de me la jeter. Derrière moi, je l'ai entendue ricaner, comme une ombre dans un coin d'une pièce trop sombre. Je déteste la vie. Elle me fait toujours tomber amoureux de gens que je ne peux pas avoir.
J'ai recollé les morceaux. Un peu grossièrement. Au début, j'ai pris un fil et une aiguille, et ensuite, comme je n'avais plus de fil, j'ai mis des pansements sur les plus grosses brèches et du coton dans les trous les plus béants. Je n'ai pas eu le courage de mettre du métal liquide. C'est ce que j'aurais du faire pour m'endurcir, mais c'était un pas de plus vers ma perte de cœur.
Peut-être que j'aurais dû l'arracher et l'enterrer dans un cimetière, encore palpitant. Ci-gît le coeur d'Hugo, étudiant. Merci de ne pas le prendre, il appartient déjà à quelqu'un qui n'a pas pu me l'échanger contre le sien. Mais je ne suis pas sûr qu'on m'aurait respecté. Au mieux, on aurait rit de mon malheur, au pire, on m'aurait labouré le coeur.
Je suis seul. Personne, même pas moi, ne s'inquiétait de savoir si je m'endormais en tremblant au milieu de mes peluches, si je m'endormais bercé par le crissement de mes dents claquantes. L'écho de ma solitude me transperce les veines.
Malgré l'épaisseur de la couette, mes doigts sont glacés, et je n'ai rien pour me réchauffer. Une bouillotte ne suffirait pas. Car ce froid-là, il vient d'ailleurs, il vient de la flèche plantée dans ma poitrine, telle Durendale dans le rocher, il vient de la vie elle-même, qui insuffle le feu dans les veines en même temps qu'elle me givre le cœur. J'avais oublié que c'était si douloureux et qu'il valait mieux aimer de loin.
🪶🪶🪶
Lorsque je reviens en cours le lendemain, je n'ai pas fermé l'œil de la nuit. J'ai compté les étoiles et essayé d'y disséminer mes propres créations, d'y voir mon monde, mais je n'ai pu qu'y trouver une chevelure rose et des plumes blanches perdues au beau milieu de concepts qui n'ont pas de noms, et de réflexions pas franchement utiles, des réflexions du genre les anneaux c'est comme les gens, ils sont simples quand leurs idéaux sont zéro et eux-mêmes. Je ne suis pas simple, Marina non plus.
Je voudrais raconter qu'en la voyant mon cœur a loupé un battement, que j'ai arrêté de respirer parce que j'ai été subjugué par sa beauté, mais c'est des conneries, ça. La vérité, c'est que la douleur m'a brouillé la vue et à resserré l'étau autour de mon cœur, la terrible pointe métallique de la flèche s'est encore plus enfoncée, de façon à devenir mon cœur lui-même, un mélange de chair en souffrance et d'artères, et de valves, de ventriloque aussi je crois, et puis de métal et de fleurs aussi. La vie est drôle quand même, à faire pousser des fleurs là il ne devrait pas en avoir.
Il est huit heures du matin et je suis au quatrième rang, installé entre Clément et Martin, à ruminer au lieu de suivre le cours d'électromagnétisme. Cela dit, ne pas l'écouter me permettra de demander à Marina de me l'expliquer, puisqu'elle les suit méticuleusement. D'ailleurs, en parlant d'elle, le professeur vient de l'interroger et de lui demander de résoudre un exercice au tableau. Quand il fait ça, ce n'est jamais bon signe, ça veut dire que l'élève en question va subir une « leçon » qu'il souhaite tous nous faire comprendre.
Par exemple, il a envoyé Clément faire un exercice au tableau. Clément est très fier, il n'admet jamais ne pas savoir quelque chose, c'est son plus gros défaut, et comprendre le plus gros défaut des gens, ce n'est pas bien difficile, il suffit de les regarder d'un peu trop près. Bref, ce jour-là, nous avons tous compris que dans la vie, il vaut mieux faire preuve d'humilité et clairement avouer qu'on ne sait pas faire quelque chose.
Il a donné l'énoncé à haute voix et je sais quoi faire, c'est un exercice qu'on a déjà dû faire l'année dernière, alors pendant que Marina dessine la situation au tableau (en physique, il y a une règle, on commence toujours par un dessin, ce que mon père appelle un crobard, et ensuite on explicite le système de coordonnées dans lequel on travaille. C'est important d'expliquer sous quel point de vue on voit les choses, le point de vue sphérique souligne parfois des trucs qui passent inaperçus du point de vue cylindrique, et inversement) je m'empresse de gribouiller la réponse et les arguments qui m'y mènent.
Je relève la tête vers Marina qui s'est tournée vers le prof, le menton relevé pour se donner contenance. Elle n'aime pas être mise en valeur et est un peu trop naïve, voilà son défaut principal. (Après, elle en a d'autres, mais ceux-là ne se remarquent pas au premier coup d'œil.)
— Alors..., commence-t-elle d'une voix claire qui fait aussitôt tomber les chuchotements. On applique la conservation de l'énergie cinétique, et comme la force de Lorentz ne travaille pas, on a...
— Comment ça, la force de Lorentz ne travaille pas ? rugit l'enseignant.
Quelques ricanements se font entendre dans la salle. Marina a pâli dès qu'il a levé la voix. Aïe, maintenant qu'il a identifié qu'elle n'aime pas se faire crier dessus (personne n'aime, mais passons), elle est fichue. Néanmoins, son visage reste impassible.
— Eh bien... elle vaut qv vectoriel B et le travail... c'est l'intégrale du produit scalaire de la force par le vecteur de déplacement infinitésimal. La force étant perpendiculaire au déplacement, le travail est bien nul, expliqua-t-elle d'une voix de plus en plus assurée.
Elle se souvient aussi qu'on l'a fait l'année dernière, c'est presque ce qu'on avait dit au mot près.
Le professeur prend une mine dégoûtée, exaspérée et choquée.
— Bah bien-sûr. Il serait peut-être temps de travailler un peu, non ?
Je fronce les sourcils. Son explication est plus que correcte ! Des rires résonnent encore dans la salle. Je jette un regard abasourdi à Clément qui me répond d'un haussement d'épaule. Comme moi, il ne comprend pas ni pourquoi ça rit à droite et à gauche, ni ce qu'attend l'enseignant.
— Effacez tout sauf le schéma ! ordonne le professeur.
Marina s'exécute. Les rires se sont tus. Je m'aperçois alors de la lourdeur de l'atmosphère de la salle, comme si un orage, une énorme tempête, allait bientôt éclater et ravager toute la salle. Les rires sont nerveux, c'est pour ça qu'ils sont si peu nombreux.
— Alors, maintenant, vous faites quoi ?
— Je ne sais pas, répond-elle, la mort dans l'âme.
Ses lèvres tremblent et elle s'empresse de les mordre pour ne pas que cela se remarque.
— Comment ça vous ne savez pas ? répète l'enseignant, non sans avoir jeté un regard agacé à la classe, qui en profite pour commencer à rire spasmodiquement.
— Vous pensez tous que je suis débile, c'est ça ? rétorque Marina en balayant la classe du regard.
Immédiatement les rires s'estompent. J'aimerais lui dire qu'elle comprend mal, qu'au fond, ils sont soulagés de ne pas être à sa place, mais je ne suis pas sûr qu'elle m'écoute.
— C'est pas moi qui le dis, répond le professeur.
— Bien-sûr que non. Toutes tes réponses étaient correctes, je réplique, tandis que tous les regards se braquent sur moi et que je prends conscience de ce que je viens de faire.
Oups.
Le regard du professeur se pose sur moi et il sourit.
— En effet. Ça me fait plaisir de voir que quelqu'un réfléchit, ici. Votre prénom ?
Je ne comprends pas. Habituellement, ce genre de scène est à but pédagogique, mais aujourd'hui... Non, je ne vois pas. A moins que ça soit pour nous pousser à nous affirmer et à croire en nos idées ?
— Hugo.
— Bien, Hugo. Pouvez-vous me dire comment résoudre cet exercice ?
Je répète presque mot-à-mot ce qu'a dit Marina. A nouveau, le professeur m'interrompt et me jauge froidement à travers ses lunettes, mais ça ne fonctionne pas, je ne laisse ni son ton énervé et plein de jugement m'atteindre, ni ses remarques, même si je sens mes oreilles chauffer.
— Très bien, finit par conclure le professeur une fois que j'ai terminé mes explications. Maintenant, pouvez-vous faire cet exercice ? Ou avez-vous encore besoin de l'approbation de quelqu'un ? questionne-t-il en se tournant vers Marina.
D'accord, j'ai compris. Il faut être sûr de soi et tenir tête aux gens, quand on sait qu'on a raison. Et en même temps, il ne faut pas toujours prendre pour acquis tout ce que nous dit quelqu'un de supérieur en terme de hiérarchie.
Parfois, j'ai l'impression que ce cours est devenu une version adulte d'un mauvais livre pour enfant, même si je comprends que notre enseignant souhaite simplement nous armer pour la vie. La vie, celle qui nous fait des crasses, celle pour qui rien n'est jamais gratuit, celle qui m'a tiré une flèche en plein cœur dans le seul but de s'amuser de mon désespoir, avec son sourire édenté.
Marina le jauge d'un œil noir, comme si elle allait lui faire manger chacune de ses paroles, avant de délibérément prendre lentement la craie et de mettre un point d'honneur à écrire au tableau au mot près ce qu'elle avait commencé à raconter. Quand elle a fini, elle ne prend pas la peine de guetter le moindre signe de confirmation du professeur et retourne s'asseoir avec le silence d'un papillon.
Le cours reprend et il n'envoie plus personne au tableau. La leçon du jour a été assimilée. D'ailleurs, la classe est plus attentive et silencieuse que jamais. A la fin, quand presque tout le monde est parti et qu'il ne reste plus que Clément, moi, Louise et Marina, l'enseignant la hèle :
— Marina ?
Elle se retourne en un bruissement de cheveux roses.
— Oui ?
— Ne renoncez pas.
C'est tout. Trois mots. Trois petits mots pour dire que malgré tout, il voit bien qu'elle est volontaire, travailleuse et investie, qu'il n'est pas aveugle, qu'il sait, qu'il se souvient de ce que c'est que d'étudier. Je me demande subitement si lui aussi, il s'étouffait dans le noir tous les soirs, si il sait qu'on pourrait tous avoir des ailes mais qu'il vaut mieux se faire tout petit et ne pas sortir de la tombe prévue pour nous. S'il se remémore parfois cette sombre période où il aurait pu devenir vampire ou automate, si moi je resterai moi ou si je disparaîtrai, ne laissant rien derrière moi à part un studio mal rangé.
🪶
Hello, comment allez-vous ?
Merci d'avoir lu ce chapitre ! Qu'en pensez-vous ? N'hésitez pas à me laisser un commentaire, ça fait toujours plaisir !
De même, n'hésitez pas à me dire ce que vous pensez de cette histoire :)
Avez-vous déjà un enseignant comme celui décrit dans ce chapitre ? Ses cours n'ont pas l'air très agréables, même s'il pense agir pour le mieux 😅
On se retrouve samedi pour le chapitre 14 ! 🎹
Prenez soin de vous !
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