À toi qui lira ceci...
C'était il y a longtemps, je ne me souviens plus de quelle date exactement, mais c'était les années soixante-dix, ça j'en suis sûre. J'avais vingt ans à cette époque. Tout juste vingt ans, d'ailleurs. C'était une nuit de printemps et je me souviens être rentrée d'une soirée, marchant dans la nuit jusqu'à l'arrêt de bus au bout de la rue Hapjeongno. Je m'étais disputée avec mon petit-ami de l'époque et avait décidé d'attendre le premier bus.
J'allais attendre trois heures. Et ces longues heures d'ennui et d'attente que j'imaginais se sont révélées les plus marquantes de toute mon existence. J'ai soixante-douze ans maintenant, et ma mémoire me fait défaut, mais je me souviens de cette rencontre comme si c'était hier. Qui l'aurait cru ! Je ne me souviens même pas du visage de mon petit-ami de l'époque et, pourtant, je me souviens de ce vieux monsieur assis sur le banc du bus, un bouquet de fleurs entre les mains.
Il était âgé, cela se voyait de par ses épaules voûtées ou par la peau relâchée de son cou qui me faisait penser, malgré moi, à un dindon. Je me suis d'emblée demander ce que faisait ce vieux bonhomme, assis seul sur un banc du bus, semblant porté tout le malheur du monde sur ses frêles épaules.
Je me suis alors doucement approchée de lui. La dispute que j'avais eu avec mon petit-ami, complètement oubliée, laissant place à une curiosité dévorante. La lune, haute dans la nuit étoilée, jetait son éclat froid sur nos silhouettes et donnait à l'instant une sorte de solennité particulière. Je me suis approchée de lui et, au même moment, comme poussée par le destin, le vent chanta tout autour de nous, faisant frémir les feuilles des arbres et relever par la même occasion le regard de ce vieillard.
Et quel regard. Je n'avais jamais rien vu de tel. Un regard où se lisait tous les sentiments humains, bons comme mauvais, un regard qui avait vécu et qui avait tout vu si bien que rien ne pouvait lui échapper, rien ne pouvait le surprendre. Sous ses paupières lâches, une multitude de choses se passait à travers ses iris ternis, de quoi vous retourner l'âme de la plus bouleversante des façons.
Le vieil homme m'analysa quelque secondes, son regard plongé dans le mien et jamais alors je ne me suis sentie aussi nue, pas même lors de mes moments d'intimités passés. Après ce qui me sembla des heures - mais qui ne dura en réalité que cinq secondes tout au plus - l'homme se poussa légèrement jusqu'à se retrouver à l'extrémité du banc. Dans cette invitation silencieuse, je m'assis à côté de lui, le regardant du coin de l'œil avec intérêt et surprise.
Mon regard longea son corps emmitouflé dans un manteau trop grand et rafistolé ça et là. Ça m'avait attendrie, la vision de ce vieux monsieur englouti dans ce long manteau comme un enfant qui aurait piqué les vêtements de son père. Un élan de tendresse sans nom s'empara de mon cœur lorsque je longeai ses mains veineuses et fragiles qui tremblaient malgré elles comme des feuilles d'automne arrachées si cruellement à leur arbre pour venir mourir sur le sol, sans aucun espoir d'être contemplées de nouveau. Et ces fleurs, jaunes, orangées, d'une couleur si vivace qu'elles en devenaient presque éblouissantes, avaient attiré malgré moi mon regard. Elles étaient belles, chaudes, réconfortantes et chaleureuses. Ce n'était qu'un bouquet fait de ces uniques fleurs que le vieillard tenait entre ses mains et, pourtant, ma curiosité n'en devint alors que plus piquée.
La plupart des gens qui achètent des fleurs ne s'y connaissent pas, ils choisissent des bouquets déjà composés ou se résignent sur la facilité, comme des roses ou des camélias, parce que le langage floral leur paraît trop compliqué et presque futile à leurs yeux. Ils achètent ce que leurs yeux trouvent joli. Mais ces fleurs-là me semblaient être un choix si unique que je pressenti que le vieil homme les avait choisies non pas par hasard, mais avec évidence, avec connaissance.
J'engageais alors la conversation.
-Vous possédez de très jolies fleurs, murmurai-je.
Le vieil homme parut surpris à l'entente de ma voix et moi-même je l'étais, à vrai dire. J'avais parlé d'une voix si basse, si incertaine et avec tant d'hésitation que j'en fus légèrement ébranlée. Je respirais si calmement que l'effrayante dissimulation de ma vie m'avait fait presque frémir d'horreur. Et pourquoi ? Encore aujourd'hui, je ne saurais le dire. Peut-être avais-je pressenti que cette simple phrase allait changer ma perception du monde tel que je le connaissais à tout jamais. Encore aujourd'hui ce vieil homme m'a donné une leçon que je n'ai jamais oubliée et que j'ai portée en moi de nombreuses années. Et cette leçon débuta au moment même où je lâchais ces simples mots.
L'homme eut un petit sourire, le regard baissé vers les fleurs en question avant de me regarder du coin de l'œil avec curiosité. Jamais je n'avais été regardée comme ça de toute ma vie. J'avais devant moi un homme qui n'étudiait pas le genre humain de par sa physionomie, mais qui cherchait plutôt à en connaître l'âme. Et plus jamais on ne me considéra avec un tel regard après cet événement. Ce fut la seule et unique fois.
-Malgré toute ces années, je ne saurais dire si j'aime ces fleurs ou si je les hais, murmura-t-il d'une voix rauque. C'est curieux, n'est-ce pas ? Ce ne sont que de simples fleurs...
Ma surprise dût se lire sur mon visage puisque son sourire s'effaça aussitôt du sien. Peut-être s'était-il rendu compte de sa réponse quelque peu étrange. Il ramena son manteau contre lui, comme un rempart matériel contre quiconque voudrait l'attaquer. Sa réponse m'avait surprise, certes, mais elle avait aussi titillé mon intérêt. Ce n'était que des fleurs, pourquoi donc les haïr ?
-Les haïr ? questionnai-je.
Ma question sembla le ravir puisqu'il tourna vivement sa tête vers moi, les yeux brillants d'un trop plein d'émotions que, même aujourd'hui, avec toute la sagesse que je possède, je ne saurais décrire.
-Lorsque vous les regardez, que vous évoquent-elles ?
Mes yeux se portèrent aussitôt sur le bouquet en question. Comme je l'avais écrit plus tôt, ces fleurs jaunes, orangées, étaient pour moi chaudes, chaleureuses, vivaces. Peut-être évoquaient-t-elle l'été, le soleil, la passion, l'amitié et la joie. Il y avait quelque chose qui vous réchauffait profondément le cœur rien qu'à les regarder. Je lui dis alors tout ce à quoi elles pouvaient me faire penser et le vieil homme écouta ma réponse silencieusement, hochant doucement la tête par-ci, par-là. Dès que j'eus fini ma réponse, il me sourit à nouveau.
-Ce sont des marigold, dit-il alors. La fleur qui suit le soleil, parait-il...
-C'est très joli comme signification, cela ne m'étonne pas.
Évidemment qu'une fleur aussi belle était forcément rattachée avec le soleil. Cela me paraissait évident. Rien qu'en les voyant, on pouvait se dire qu'elles ressemblaient à des copies florales de cet astre.
-Mais on l'appelle aussi le souci, la fleur du tourment, elle symbolise la tristesse et le chagrin, finit-il.
Un long silence s'abattit après ses derniers mots et le vent, glaçant, nous fit réaliser une fois de plus à quel point nous étions seuls dans cette nuit sombre, enclins aux aveux et vulnérables. Il y avait depuis le début, dans sa manière de parler, quelque chose de profondément mélancolique. Je sais qu'avec l'âge, on a tendance à le devenir. Moi-même je me surprends à l'être souvent, aujourd'hui. Vieillir, c'est réaliser que les souvenirs ont plus d'importance que les rêves. C'est se replonger dedans avec avidité pour les faire revivre, l'espace de quelques instants. Mais lui, semblait en avoir peur, peur de ses souvenirs, et il n'y a rien de plus crève-cœur que de voir un être hanté par sa propre mémoire.
Je vais être honnête avec toi, je ne sais pas ce qui m'est arrivée par la suite pour que je lui pose cette question, mais le fait est que ces paroles étaient sorties de mes lèvres sans même que je ne m'en aperçoive. Toi qui lira ceci, le souvenir le plus marquant de mon existence, je vais te dire une chose : réfléchir avant de parler peut te faire manquer nombres occasions. Les élans de spontanéité ne sont jamais un mal. Après ce moment-là, je ne me suis plus jamais freinée dans ma vie.
-Elles vous rappellent un triste souvenir ?
J'observai la froide cornaline de son regard terni. Un instant, il me sembla que celui-ci s'était illuminé, mais ce n'étais qu'une illusion. Notre regard change selon les émotions, mais la joie et la tristesse ont tendance à déposer un voile incertain sur nos pupilles, un voile de millions de cristaux qui ravivent la couleur de nos iris de la plus fascinante des façons. C'est lorsque je vis sa bouche trembler imperceptiblement que je réalisai que ce n'est pas de la joie, mais un anéantissement pur et simple de l'âme humaine.
-Oh, je ne sais pas s'il est convenable de vous raconter cela, balbutia-t-il. Je ne suis qu'un vieillard qui radote...
-Je serai ravie d'écouter votre histoire.
Il me sourit tristement, mais avec reconnaissance, et alors sa bouche s'entrouvrit pour laisser passer les premiers mots de cette histoire crépusculaire qui avait débuté par une nuit comme celle-ci. Par l'histoire de deux hommes que l'amour a surpris. Et les malheureux événements qui se passent à cette heure suivent tous le doux sentier de la mélancolie. Le crépuscule étend sur nous ses voiles, toute la tristesse que le soir porte en lui forme au-dessus de nous une voûte sans étoile; l'ombre qui s'y infiltre peu à peu, prend une sonorité pleine et grave et ce moment entacherait à jamais les profondeurs de ma vie.
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En 1924, il y avait un célèbre club au sein de la capitale, très distingué et accessible à seulement quelques clients « vip ». Il regroupait toutes les fortunes du pays, principalement des hommes d'affaires comme des membres d'illustre famille.
L'on considère à tort que les hommes d'affaires, que l'on qualifiait de requins, la pire espèce de rupins existante, étaient les personnes les plus désagréables qu'il soit. C'était faux. Les vraies pourritures étaient les fils et filles de bonne famille qui devaient leur prestige au nom d'un ancêtre qui, à la sueur de son front, avait bâti un empire dans lequel ses descendants se prélassaient, faisant fi de tout.
Jeon Jungkook, lui, le savait très bien. Il était pianiste depuis quelques mois au sein du Marigold. Depuis que Min Yoongi, son propriétaire, l'avait embauché pour jouer quatre soirs par semaine. Yoongi avait vu chez ce petit un don extraordinaire. Fils d'un médecin de campagne, d'une mère au foyer, l'avant-dernier d'une fratrie de cinq enfants, Jeon Jungkook s'était démarqué par son talent au piano, son envie d'être de par la musique avait attiré l'oreille de Yoongi qui l'avait entendu jouer dans un magasin quelques mois plus tôt. Ce jour-là il avait plu, tellement que l'habit du propriétaire du Marigold ne ressemblaient plus à rien et qu'il aurait fallu l'essorer comme une éponge pour qu'il ressemble un tant soit peu à quelque chose.
Son regard s'était dirigé vers ce magasin et plus particulièrement sur ce garçon qui, assis en face d'un instrument, laissait ses doigts titiller les touches d'ivoires. Sa tête dodelinait doucement et il semblait comme en transe. Ses boucles brunes bougeaient à chaque note, à chaque fragment de son cœur qu'il laissait échapper dans son interprétation. Évidemment que Yoongi avait voulu l'entendre.
Il était rentré, l'avait écouté, et était tombé éperdument amoureux de son talent. Ils n'avaient échangé aucun mot. Ils s'étaient seulement inclinés respectueusement face à la présence de l'autre. Yoongi pensait ne plus jamais le revoir après cela.
Et pourtant, il le revit, le mardi de la semaine d'après. Et encore celui de la semaine suivante. Et toujours Yoongi venait l'écouter avec solennité. En réalité, depuis le début, le propriétaire du Marigold attendait impatiemment le mardi comme un fervent catholique attend la messe, avec dévotion.
Yoongi allait être honnête. Il l'aimait.
Ce qu'il aimait chez lui, c'était sans aucun doute cette passion vivace, cette manière de vénérer le piano comme si c'était un culte, le faisant paraître fou. C'était un être empreint d'une monomanie sublime. C'était ce jeune garçon qui avait révélé pour la première fois à l'ignorant qu'il était alors le grand secret de la concentration parfaite propre à l'artiste comme au savant, au sage véritable comme au fou complet, cette tragédie heureuse ou malheureuse de l'obsession. Il était un artiste, un créateur qui lui apparaissait comme un être puissant qui ne prend jamais pied dans la vie, mais qui vit dans des mondes lointains, un être inapprochable et inégalable.
Alors, un jour, il pleura tant il fut touché par la mélodie du jeune pianiste.
Celui-ci le remarqua, se releva de sa banquette et posa une main réconfortante sur son épaule et c'est alors que le propriétaire du Marigold entendit sa voix pour la première fois.
-Vous allez bien ?
Un timbre clair, juvénile et infiniment délicat venait de l'envelopper. Confus, il hocha honteusement la tête avant de sortir rapidement un mouchoir de son veston pour essuyer son embarras.
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-C'est stupide ! m'exclamai-je.
Le vieillard, coupé dans son récit, tourna un regard curieux dans ma direction.
-Quoi donc ?
Légèrement honteuse de l'avoir coupé de la sorte, je me racla la gorge et me tortilla sur moi-même avant de lisser les plis imaginaires de ma jupe. Un rituel pour me donner contenance.
-Pourquoi Min Yoongi a-t-il eu honte de pleurer ? Ce n'est pas une honte de pleurer.
Le vieil homme acquiesça doucement et caressa du bout des doigts l'une de ses Marigold. Et c'est alors que j'avais tout juste réalisé que le club très privé de ce fameux Min Yoongi, existant il y a des décennies de cela, portait justement le même nom que ces fleurs. Le faire remarquer au vieil homme aurait été stupide. Évidemment qu'il connaissait le lien. À vrai dire il en était même très conscient. Rien n'était laissé au hasard et j'avais le pressentiment qu'à la fin de cette histoire, toutes mes questions seraient résolues, ainsi que le mystère qui planait autour des marigold.
-Je suis tout à fait d'accord, murmura-t-il.
Mes yeux se portèrent sur la lune, haute dans le ciel, et un petit sourire vint courber mes lèvres tandis que je lui répondis.
-Des larmes que l'on veut cacher...c'est un trait que je trouve très vilain chez les hommes : ils ont honte de leur cœur. Et cela, c'est de l'amour-propre, mais un amour-propre faux, stupide. Ils feraient mieux d'avoir quelquefois honte de leur intelligence, elle se trompe plus souvent.
Le mystérieux vieil homme à mes côtés eut alors un rire léger, fermant les yeux, balançant doucement sa tête en arrière, les pommettes relevées, et pour une raison curieuse, je me suis sentie fière. Lui qui, depuis le début avait eu l'air si triste, les épaules résolument voûtées et l'air d'un faible oisillon tombé du nid s'était métamorphosé, comme un majestueux phénix qui déploie ses ailes, et c'est alors que dans son allégresse, j'aperçus pour la première fois un fragment de sa jeunesse. Il avait dû être bel homme par le passé.
-Je commence à vous apprécier, ma chère.
Je lui offris un clin d'œil complice avant que celui-ci ne reprenne contenance et se racle la gorge.
-Je vais continuer, si vous le voulez bien. Nous n'en sommes qu'au début, après tout.
De nouveau, cette mine sombre et grave passa sur son visage et floutait la sérénité de son regard.
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Min Yoongi bafouilla quelques instants avant d'offrir un sourire gêné au jeune garçon en face de lui qui, toujours une main sur son épaule, l'observait avec inquiétude. Il l'étudia à son tour. Se trouvant juste en face de son visage, son regard suivit la ligne symétrique de ses sourcils qui se relevèrent brusquement pour former un angle aigu, plongea dans la froide cornaline de ses yeux sombres, caressa la peau transparente de ses joues; il contourna ensuite l'arc tendu de ses lèvres, erra autour de ses cheveux corbeaux; puis s'inclina rapidement, embrassant avec un délice inconscient sa personne tout entière. Sa simple vue l'avait enivré, lui, pauvre mortel, comme un vin capiteux.
Lorsqu'il se ressaisit, il recula brusquement de quelques pas avant de lui sourire maladroitement.
-Il semblerait que j'ai été touché parce que vous jouiez.
Le garçon face à lui regarda par-dessus son épaule le piano qu'il avait délaissé, un fin rictus courbant ses lèvres.
-Oh, merci, ce n'est pas grand chose...
-Excusez-moi, mais je n'ai pas reconnu...quel est le compositeur que vous honorez ? Je vous observe souvent jouer, mais je n'ai pas réussi à nommer une seule de vos interprétations.
Et comment diable cela pouvait-il être possible ? Yoongi était un féru de musique classique. Il l'aimait passionnément et connaissait la plupart des grands compositeurs existants ou ayant existé sur le bout des doigts. Il avait l'oreille musicale comme disait sa mère qui, déjà alors qu'il était jeune, avait remarqué que son fils reconnaissait la plupart des titres et compositeurs joués lors des soirées mondaines auxquelles elle l'amenait et où le garçon passait le plus de temps dans un état de léthargie profonde qu'autre chose. Mais là, il lui était impossible de reconnaître le compositeur derrière les morceaux que jouait ce garçon.
Et évidemment, la réponse ne lui avait pas traversé l'esprit.
En effet, le jeune homme face à lui eut un petit rire avant d'arborer un rictus mutin, comme celui qu'ont les enfants lorsqu'ils s'apprêtent à commettre un acte répréhensible.
-C'est normal, c'est parce que j'en suis le compositeur.
D'abord, Yoongi n'en crut pas un mot. Puis, son regard rencontra celui du jeune garçon et il se retrouva comme frappé. Deux orbes scintillants de détermination, d'espoir et de génie lui faisaient face et venaient ébranler sa personne tout entière. Il en fut tant bouleversé qu'il se surprit un moment à oublier qui il était et où il se trouvait. Il était devenu prisonnier de ces pupilles, les geôliers qui maintenaient ses chaines en place étaient ces simples yeux, ce regard farouche, ces deux billes qui criaient un avenir, un rêve à combler, une envie de devenir.
En voyant cela, en réalisant cela, Yoongi ne perdit pas de temps avant de lui faire une offre que le jeune artiste ne refusa pas.
C'est ainsi que tout avait commencé. Et c'est de cette façon que Jungkook s'était rendu compte de l'égocentrisme dont pouvait être capable l'humain, en travaillant au Marigold. Il avait alors réalisé qu'aucune autre espèce sur Terre méprisait autant les siens qu'à la façon dont les humains se traitaient entre eux. Si peu de considération pour ses semblables était désolant et lui, une âme si pure, s'en retrouvait déboussolé.
Une âme pure...oui c'était indéniablement le cas. À certains moments il était capable de tout oublier de lui-même et de rêver avec un attendrissement et un élan nouveaux chez lui, d'écouter la pluie ou le vent, de contempler fixement une fleur ou le courant d'une rivière : il ne comprenait rien et il sentait tout, emporté par un mouvement de sympathie, de curiosité, de volonté de comprendre, entraîné de son propre moi vers un autre, vers l'univers, le mystère et le sacrement, vers la beauté douloureuse du monde et de ce qu'il faut apprécier d'une existence éphémère.
Et ces riches, eux, parlaient, ou plutôt dénigraient. Ils passaient leur temps à ne faire que ça. À rabaisser des gens faisant partie de la même classe sociale qu'eux ou ceux se situant en bas de l'échelle. Ils ne vivaient qu'à travers cela. Le jeune pianiste n'avait jamais rien connu d'aussi triste. Et lui, à travers l'épais brouillard de cigares luxueux et tintement de verre en cristal contenant alcools raffinés, jouait. Mais peu de monde l'écoutait vraiment. Autour de lui, l'on riait, l'on discutait, l'on jouait, mais on ne s'intéressait pas à sa musique. Jungkook se surprenait souvent à penser qu'un mur invisible devait le séparer des autres tant sa présence était si peu remarquée. C'était comme si la société ne gagnait rien en sa présence et ne perdait rien en son absence.
Peut-être seul Yoongi, derrière son bar, l'écoutait avec attention.
Et pendant un long moment il fut le seul. Enfin, jusqu'à ce fameux soir.
Jungkook avait composé l'Ode à la nuit quelques mois auparavant. Mais il avait de plus en plus de mal à composer. À quoi bon ? Personne ne prêtait vraiment attention à ses prestations, il était invisible. Plus les jours passaient, plus il était découragé et plus son rêve se faisait lointain voir inaccessible. L'Ode à la nuit, il en était pourtant fier. Il l'avait créée avec toute la mélancolie dont son cœur était nourri. Un moyen pour lui de crier de la plus douce des façons son existence pour que, peut-être, quelqu'un dans ce club le reconnaisse enfin.
Il y croyait si fort.
Alors, ce soir-là, il joua avec toute la ferveur dont il était capable. Pendant de nombreuses minutes, il fit pleuvoir son génie dans cet espace rempli de fumée et d'interdit. Il joua si fort qu'il s'oublia lui-même. Le regard résolument ancré sur les touches, il possédait son instrument, ou peut-être bien que c'est ce dernier qui le possédait. Il ne sait pas. Ils fusionnèrent, ne devenant plus qu'un. Et lorsque la dernière note de l'Ode à la nuit claqua l'air, il attendit. Les yeux fermés, il attendit. Mais rien ne se produisit, pas un son, rien. Seulement le même brouhaha habituel que faisait le monde autour de lui, inintéressé par sa personne ou par ce qu'il avait à offrir.
De même qu'il avait quitté son chez lui à cause de l'indifférence de ses parents pour ce qu'il voulait faire de son existence, voilà qu'il la retrouvait ici. Il s'était éloigné de sa maison, plus particulièrement de sa mère. Mais l'enfance douloureuse restait. Il en gardait la blessure, l'exigence, et des visages restent là, inflexibles témoins de ce qu'il faut donner pour essayer de se mériter soi-même.
Jungkook ouvrit alors les yeux et une larme roula le long de sa joue, tragique fatalité de son impuissance.
Hagard, il tourna la tête, mais ne vit rien. Il se releva prestement, ne faisant pas attention au regard interloqué de Yoongi au fond de la pièce. Ses yeux balayèrent le club, et il n'y vit que des sourires, des rires. Ils étaient monstrueux. Ils semblaient l'attaquer, le prendre en grippe. Son cœur s'affola dans sa poitrine, comme si celui-ci voulait autant s'échapper de sa cage thoracique que lui de cet endroit.
Il amorça un pas pour descendre la petite scène, mais à peine descendit-il deux marches, qu'une vision des plus surprenantes s'offrit à lui.
Un bouquet de fleurs. Son regard observa ces fleurs jaunes qui lui firent face et, alors, une réaction curieuse se produisit en lui. Tout d'un coup, son esprit s'apaisa. Il n'observa plus que ces jolies fleurs qui lui étaient présentées. Ayant vécu à la campagne, Jungkook connaissait nombre d'entre elles, mais il n'en avait jamais vu de pareilles. Elles étaient splendides. Il les scruta quelques instants puis, sa tête se releva doucement jusqu'à plonger dans un regard sombre, envoûtant, séduisant.
On croise nombres de regards durant notre existence mais peu d'entre eux nous marquent jusqu'à l'âme comme celui-ci dans lequel Jungkook se noyait en ce moment même. Deux prunelles énigmatiques, démoniaques et séductrices le scrutaient. Il lui sembla passer des heures, dans cet état de transe, asservis par ces deux orbes jusqu'à ce qu'enfin, il se décide à laisser sa curiosité découvrir avec délice le visage de ce magnifique regard.
Un homme svelte lui tendait un bouquet de fleurs de ses mains raffinées et aristocratiques. Il était d'une rare beauté. Ses cheveux noirs coiffés à la mode enfantine tombaient droit sur son front et venaient souligner un visage d'une symétrie presque irréelle. Un doux sourire courbait ses lèvres. Il était habillé d'un costume gris de grande qualité et une noblesse évidente transparaissait dans sa posture. Il avait devant lui un homme que l'orgueil rend beau, et le mystère infiniment séduisant.
Jungkook resta là, planté et ne sachant que faire, trop intimidé par la vision qu'il avait en face de lui. Avec sa vieille chemise tachée de café sur le bord de l'une de ses manches et ses bretelles à deux doigts de rendre l'âme, il se prenait avec une violence sans pareille l'écart de leur statut et de leur richesse en plein visage.
Ils s'observèrent longuement, sans rien dire, et le silence se prolongea. L'un d'eux devait parler, il le fallait. C'est alors que le mystérieux inconnu ouvrit ses lèvres pour entamer la conversation d'une voix de velours.
-Votre musique est un ravissement pour l'âme.
Aussi étrange que cela puisse paraître, ces mots lui donnèrent un frisson. Jamais il n'avait connu ça auparavant. Certes, Yoongi lui avait déjà dit qu'il appréciait sa musique, mais il y avait quelque chose de différent. Le propriétaire du Marigold avait attendu quelque chose de lui après cela, hors cet inconnu n'attendait rien de lui, mise à part peut-être le privilège le plus humble de simplement l'écouter. Et ce compliment se logea dans son cœur pour ne plus jamais en repartir.
Il perdit contenance, bredouilla quelques paroles incohérentes comme un enfant de bas âge avant de se maudire lui-même et, d'enfin, trouver la capacité pour le remercier convenablement. L'inconnu lui sourit alors avant de lui tendre plus franchement le bouquet de fleurs. Jungkook s'en empara maladroitement, profondément ému.
-Ce sont des marigold, ajouta-t-il. La fleur qui suit le soleil. Vous êtes sans aucun doute le soleil de cet établissement.
Jungkook admira les fleurs, en toucha les pétales dorées du bout des doigts, le cœur gonflé par la joie et la gratitude. On l'avait enfin écouté.
-Merci...
Il s'arrêta et fixa son inconnu avec gêne. Il ne le connaissait pas, ainsi, il ne put le remercier convenablement comme il est d'usage de le faire. En comprenant son trouble, l'homme s'inclina et d'une voix si basse, si honteuse, qu'il peina à l'entendre, se présenta à lui.
-Taehyung. Kim Taehyung.
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-Attendez, attendez...., l'interrompis-je. Le Kim Taehyung ?
Le vieil homme fut silencieux quelques secondes avant de hocher doucement la tête. À cela, je me relevais vivement, complètement choquée.
-Kim Taehyung, le grand écrivain, le fils du plus célèbre marchand d'armes de notre siècle ?
Encore une fois, le vieil homme hocha docilement la tête et des étoiles vinrent prendre place dans mon regard.
-Cet homme est mon modèle ! m'exclamai-je. Ce qu'il a fait est complètement fou ! Réduire à néant l'empire de son père...
Le vieil homme eut un tendre sourire sur les lèvres.
-Tous les hommes extraordinaires qui ont fait quelque chose de grand, quelque chose qui semblait impossible, ont de tout temps été qualifiés d'ivres et d'insensés.
Je peinais à le croire. Kim Taehyung, l'un des plus grands écrivains du début du vingtième siècle, avait choisi sa propre destinée. Il était voué à succéder à son père dans son empire de destruction, mais à la place, l'avait anéanti. Il avait perdu une fortune sans nom qui s'était bâti sur la mort et le désespoir pour se faire la sienne, bâtie sur la poésie et sur l'arme la plus juste et véridique qui soit : les mots.
Je me demandais de plus en plus qui était ce vieil homme. Son histoire était-elle vraie ? Contait-elle vraiment un pan de la vie de ce célèbre écrivain ? Jeon Jungkook avait-il vraiment existé ?
Mon regard se perdit une fois de plus sur le bouquet de fleurs qu'il tenait entre ses mains vieillies et, alors, mon excitation s'évapora lentement.
Kim Taehyung était mort il y a un mois, dans son sommeil, rêvant d'une éternité sans lendemain.
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Kim Taehyung...le monde avait peur de lui. Parce que son père était une figure terrifiante et parce que ce qu'il faisait l'était tout autant. Il était jeune, encore trop jeune, mais il ne connaissait de la vie que le désespoir, l'angoisse, la mort et l'enchaînement de l'existence la plus superficielle et la plus insensée à un abîme de souffrance. L'empire de son père étant en relation avec le monde entier, Taehyung avait l'impression de vivre toutes ces guerres personnellement et de s'enrichir sur les cadavres de millions de disparus. Il voyait que les peuples étaient poussés l'un contre l'autre et se tuaient sans rien dire, sans rien savoir, follement, docilement, innocemment. Il voyait que les cerveaux les plus intelligents de l'univers inventaient des paroles et des armes pour que tout cela se fasse d'une manière encore plus raffinée et dure encore plus longtemps. Et c'était un supplice.
L'histoire de l'humanité était inscrite avec du sang et des larmes ; et parmi les milliers de statues sanglantes du passé, quelques-unes, seulement, s'ornaient d'une auréole de bonté. Les démagogues, les faussaires, les parricides, les meurtriers, les égoïstes assoiffés de puissance, les prophètes fanatiques qui prêchaient l'amour, l'épée à la main, c'était chaque fois la même chose...Et chaque fois, les peuples dociles se laissaient lancer les uns contre les autres dans une hécatombe insensée.
Étant l'unique héritier de Kim Chin-Hwa, Taehyung avait été endoctriné depuis son plus jeune âge par les idéologies de son père et, lorsqu'il atteignit l'âge de conscience, Chin-Hwa lui avait fait choisir entre deux pays en guerre lequel apporter soutien. Un pays avait été mieux armé qu'un autre parce qu'un garçon de douze ans en avait décidé ainsi. Des hommes sont morts tout simplement parce que Taehyung avait trouvé que ce pays-ci sonnait joli. Juste ça.
L'industrie de l'armement connaissait son efficacité au nombre de morts, à la victoire de chaque bataille qui laissait, de l'autre côté, des familles brisées et anéanties. Tout reposait sur ça. Taehyung allait prendre la relève, il devait prendre la relève. Tout le monde s'attendait à ce qu'il en soit ainsi. Le jeune homme était attendu partout, tous les yeux étaient rivés sur lui et ceux qui étaient à ses côtés l'étaient seulement par crainte. Personne ne voulait devenir l'ennemi du fils du plus grand marchand d'armes du pays. Il n'avait aucune réputation. Il ne pouvait pas s'en faire une. Il était né comme le fils de Kim Chin-Hwa et resterait jusqu'à la fin de sa vie le fils de Kim Chin-Hwa. Sa réputation passée, présente et future n'était qu'un fragment de celle de son père.
Pourtant, Kim Taehyung aimait lire. Depuis tout petit il s'aventurait dans l'immense bibliothèque de la demeure familiale et se perdait dans mille récits. Ça l'avait fait vivre. Son existence était devenue plus supportable grâce à eux. Mais plus les années passaient, plus un désir grandissait au plus profond de lui : celui de faire rêver à son tour, de créer son univers, de laisser son immortalité substituer après son trépas dans un livre relié en cuir, de voir son titre imprimée en lettres dorées reposer sur des centaines de bibliothèques familiales. Il le voulait tant.
Les riches ne sont pas plus libres que les pauvres. Ils ont, au contraire, peut-être plus de responsabilités. Sachant qu'il devait hériter son père à la tête de son empire, son rêve était tombé aux oubliettes et voilà qu'il se formait à devenir un monstre, des centaines de pages d'un espoir stupide écrite à l'encre noire, enfermées dans un tiroir sombre et froid. Voilà sa vie. La vie de tant de jeunes de cette époque, finalement. Et c'est une chose cocasse que la vie - cette mystérieuse disposition d'une logique implacable dans un dessein futile. Le mieux que l'on puisse en espérer est une certaine connaissance de soi - qui vient trop tard - et une moisson de regrets inapaisables.
Aucun de ceux qu'il côtoyait était enchanté par la perspective de leur futur, régie par leurs parents, déjà tracée jusqu'au tombeau. La vie, c'est une obligation, un devoir, et les obligations sont souvent pénibles, ce qui n'empêche qu'il faille les accomplir.
Taehyung vivait, ou plutôt survivait, par des nuits folles dans différents clubs de la capitale, par d'innombrables soirées mondaines, par des bêtises qu'il exécutait avec ses camarades et grâce à la chaleur d'un corps féminin qui, chaque fois de forme différente, se logeait dans ses draps plus souvent que la décence ne le voudrait. Il ne savait pas très exactement pourquoi il vivait. Et quand on ne sait pas pourquoi on vit, on vit n'importe comment, au jour le jour ; on se réjouit de chaque journée passée, de chaque nuit venue noyer dans le sommeil l'ennuyeux problème de savoir pourquoi on a vécu cette journée et pourquoi vivra-t-on demain.
Et c'est peut-être parce qu'il vivait sa vie ainsi, enchaîné à un futur qu'il redoutait, à des responsabilités qu'il ne voulait guère, qu'il se retrouvait infiniment touché par ceux qui avaient eu la capacité de choisir leur propre destinée. Il ne pourrait jamais être écrivain, alors ce jeune pianiste qu'il écoutait depuis son fauteuil en velours au fond du Marigold créait en lui un sentiment mêlé d'admiration et de jalousie. À ses yeux, pas même l'homme le plus riche de ce lieu valait mieux que cet artiste qui tentait de tout son cœur de vivre de sa passion.
Alors ce soir-là, encore une fois touché par sa musique, il avait décidé de lui offrir des fleurs. Ce n'était qu'un futile présent, incapable de le remercier justement pour ce que sa musique prodiguait à son âme. Mais qu'importe. Ils ne se connaissaient pas, qu'aurait-il pu lui offrir de plus que ceci ?
À la révélation de son identité, le jeune pianiste le scruta longuement à travers un rideau de cils longs qui venaient choyer ses pommettes et qui sublimait l'innocence de son regard avant, qu'enfin, un sourire ne se dessine lentement sur ses lèvres. Jamais il n'avait vu un sourire mettre autant de temps à prendre forme et jamais un sourire ne lui parut aussi sincère que celui qu'il avait devant lui. Il était magnifique.
-Merci infiniment pour vos mots et ces fleurs, j'en prendrai le plus grand soin.
Il les huma et de petites rougeurs se formèrent sur ses joues. Peut-être que c'est à ce moment-là que Taehyung tomba brutalement, profondément et irrémédiablement amoureux. Peut-être que ce sentiment avait pris forme dès le début, dès les premiers mots échangés. Il ne sait pas si c'est à cause de la beauté de sa musique, de la splendeur de l'interprète ou du simple fait que, pour la première fois, on lui avait adressé un regard sans crainte et simplement chaleureux...Peut-être était-ce tout ça à la fois.
Après ce soir-là, Taehyung revint les trois autres soirs pour le voir jouer. Il l'observait du fond de la salle, à travers les rires et l'épais brouillard de fumée qui planait dans l'air mais, même malgré cela, Jungkook sentait qu'il le regardait. Et alors il commença à jouer pour quelqu'un d'autre que lui-même. Pas pour le monde, non, pour lui. Seulement pour lui. C'était galvanisant que de voir ce regard brillant d'admiration posé sur lui. Sa musique avait commencé petit à petit à vivre à travers cet homme mystérieux.
Plus les jours passaient, plus Yoongi était surpris. Jungkook composait de plus en plus souvent, son élan créateur avait comme retrouvé un second souffle. Et bientôt, il réalisa : il avait simplement trouvé une muse.
Le jeune pianiste et l'héritier ne s'échangeaient aucun mot, se lançaient seulement quelques regards timides à la dérobée, remerciant au fond de leurs cœurs la présence et l'existence de l'autre. Et Yoongi voyait tout cela en tant que spectateur. Jamais il n'avait assisté à une relation pareille auparavant. Kim Taehyung ne lui paraissait plus aussi menaçant lorsqu'il observait le jeune pianiste. Un doux sourire enfantin jouait sur ses lèvres tandis qu'il se laissait bercer par sa musique. Et Jungkook semblait infiniment plus heureux. Depuis ce soir-là, les fleurs avaient fanées, mais le compliment qu'il lui avait fait, l'accompagnait à chaque représentation. Voilà deux hommes dont la relation, forte, est régie par le silence.
Mais une relation dans le silence ne s'épanouit pas pleinement. Il leur fallait l'élément décisif qui allait les faire tomber dans les bras l'un de l'autre, dans une chute si passionnée que l'idée de toucher le fond n'en est alors que plus terrifiante.
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On ne trouve pas d'homme plus fidèle qu'un majordome. Ces hommes, vêtus de noir et à l'élégance parfaite, étaient les coffres forts de leurs maîtres. Ils gardaient tous les secrets, conseillaient lorsqu'il était nécessaire et fermaient les yeux sur certaines situations. Certains étaient proches de leur majordome, d'autres non. Cela dépendait.
Kim Namjoon, qui était le fidèle majordome de la famille Kim, avait une relation tout au plus cordiale avec son maître, mais celle qu'il entretenait avec le jeune héritier était différente. Son père avait servi Kim Chin-Hwa de son vivant et il avait été élevé à prendre sa relève pour s'occuper de Taehyung. Ils avaient grandi ensemble, Namjoon veillant sans arrêt sur le jeune héritier, le suivant dans toutes ses aventures d'enfance sans jamais y prendre part complètement. Ils n'étaient pas amis, c'était une relation qui n'était pas concevable aux yeux de Namjoon, aussi et, malgré la colère de Taehyung, l'avait-il toujours appelé « monsieur ». Cela ne changerait jamais.
Ainsi, un lien très ancien les unissait. Et de même que Taehyung ne pouvait ni se lever, ni se coucher, ni se peigner, ni se chausser, ni dîner sans l'aide de Namjoon, de même Namjoon ne pouvait se figurer d'autre maître que Taehyung, ni d'autre but dans la vie que de l'habiller, le nourrir, le rabrouer, lui mentir même, mais aussi l'adorer au plus profond de son âme.
Présentement agenouillé devant son maître, il cirait ses chaussures minutieusement tandis que Taehyung, le regard perdu, contemplait à travers la fenêtre le voyage des nuages. Il était pensif, comme bien souvent ces derniers temps.
-À quoi songez-vous ?
Taehyung cligna des yeux, puis, son regard se baissa sur le sommet du crâne de son majordome qui s'attelait avec ferveur à sa tâche. Il fallait que les chaussures de monsieur brillent de mille feux, c'était là le minimum que d'apercevoir un tant soit peu son reflet à travers ces souliers en cuir. Taehyung n'aimait pas voir son majordome dans une telle position, dans cet état de quasi servitude. Il avait toujours détesté cela, mais il avait grandi avec Namjoon qui, poussé par le sens du devoir, l'avait choyé toute sa vie. Il ne possédait que très peu d'autonomie lui-même, comme bien des gens de sa condition sociale, et cette réalisation lui arracha un sourire. Se dire que les personnes les plus puissantes de ce monde étaient pour la plupart incapables de faire leurs toilettes seules était d'un ridicule sans nom.
-J'ai rencontré un garçon, il y a peu de temps, commença alors doucement Taehyung.
Namjoon reposa la brosse à ses côtés et leva la tête vers son maître, un sourcil haussé.
-Un garçon ?
Taehyung hocha la tête et, doucement, se mit à martyriser sa lèvre inférieure de ses dents, son regard ancré dans celui de son majordome. Namjoon était profondément ému par la vulnérabilité qu'il y avait chez son maître, une chose que son père ne possédait pas, ou ne montrait jamais. Mais chez Taehyung, elle ressortait vivement, car il y avait chez son jeune maître, cette envie de vivre pleinement et de goûter à chaque émotion sans la cacher d'une autre. C'était un livre ouvert par moment.
-Et donc, qu'est-ce qu'il y a avec ce garçon ?
Taehyung détourna le regard et Namjoon aperçut alors, au-delà de son regard fuyant, les petites rougeurs colorant ses joues, preuve irréfutable d'un sentiment qu'il craignait par-dessus tout. L'amour.
-C'est le pianiste du Marigold, murmura-t-il, sa musique est merveilleuse, il en est lui-même le compositeur...Oh, tu sais à quel point j'adore la musique !
Un sourire béat courba ses lèvres et le regard de Namjoon se perdit à son tour à travers la fenêtre, ses yeux se plantant sur le parterre que ces fleurs jaunes venaient sublimées, résultat d'un caprice que son jeune maître avait fait auprès du jardinier, un mois auparavant. Sa gorge se serra.
-Je le sais bien.
Taehyung toucha nerveusement les manches de sa chemise. Aux yeux de Namjoon, il lui fit penser à un enfant perdu et esseulé. Cette vulnérabilité, cette douceur de l'âme, Taehyung ne la montrait qu'à lui. À lui et à personne d'autre, parce que Namjoon était la seule personne dans ce monde qui ne l'utiliserait jamais contre lui. Avec son majordome, il pouvait se laisser aller à toutes les émotions sans risquer d'être jugé ou que cela se retourne contre lui.
-Devrais-je l'inviter ici ? demanda Taehyung. Il m'intrigue et j'aimerais apprendre à mieux le connaître. Je ne peux m'empêcher de le trouver fascinant.
Namjoon l'observa quelques instants, les lèvres pincées, avant de doucement venir enfouir sa main dans la poche de son veston et d'en sortir une pièce d'or. En voyant cela, Taehyung éclata de rire, la tête rejetée en arrière.
-Encore cette maudite pièce !
Namjoon sourit secrètement. Cette pièce, son père la lui avait léguée à sa mort. Son but ? Tout miser sur le hasard. À chaque fois que Taehyung devait faire face à un choix cornélien, son fidèle majordome sortait cette pièce qui ne le quittait jamais et laissait le destin du jeune maître au service de cette simple monnaie qui, toujours brillante de milles feux, captait chaque rayon du soleil à la lumière du jour.
-Encore cette maudite pièce, confirma Namjoon. Face, vous l'invitez, pile...
-C'est d'accord.
Namjoon hocha la tête et, alors, lança la pièce dans les airs. Le cœur battant à vive allure, Taehyung suivit le cours de son destin volé quelques instants avant, qu'enfin, celui-ci ne retombe contre la paume du majordome. Il la retourna, observa son jeune maître qui s'était inconsciemment penché vers lui, curieux, et, enfin, ils découvrirent ensemble le résultat final.
Lorsque Taehyung vit le côté qui lui était présenté, un immense sourire fendit son visage.
-J'ai hâte de lui montrer le jardin.
Namjoon lui sourit, complice, mais le cœur meurtri en même temps. Taehyung ne le remarqua pas, il se releva promptement, ajusta sa cravate et soupira.
-Je me demande pourquoi père veut-il que je passe plus de temps avec Eun-Hee en ce moment...
Namjoon se redressa à son tour, épousseta son veston et rangea sa fidèle pièce dans sa poche.
-C'est votre seule véritable amie, peut-être craint-il que vous retourniez vous enfermer dans la bibliothèque comme vous en aviez coutume.
Taehyung sentit son cœur se serrer. Sa tête se baissa un instant et Namjoon vit alors la peau de sa nuque, résultat de toute la vulnérabilité et la tristesse d'une âme.
Mais comme toujours, son jeune maître reprit vite contenance et se tourna vers lui, un sourire presque parfait sur le coin des lèvres.
-Alors ne la faisons pas attendre.
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Namjoon, simple spectateur, assista à quelque chose d'extraordinaire au moment où il vit son jeune maître en compagnie du jeune pianiste pour la première fois.
Une après-midi, Taehyung l'avait invité à venir dans sa demeure. Il l'aperçut depuis l'étage, posté à une fenêtre, ce garçon si frêle qui, penaud, se tenait maladroitement devant le portail de l'immense manoir qu'il regardait craintivement, comme si la bâtisse allait le dévorer. Ce n'est pas un serviteur qui alla lui ouvrir. Non. Namjoon aperçut son jeune maître sortir par la grande porte et trottiner jusqu'à lui. Jamais il n'avait vu un noble agir de cette façon, c'était contraire à l'étiquette. Cela ne fit que renforcer sa curiosité.
À peine eut-il passer le portail qu'il vit le bras de ce jeune garçon se faire prendre à la hâte par Taehyung qui l'amena d'un pas pressant, sans plus attendre, dans le coin des fleurs.
Lorsque Jungkook vit toutes ces marigold, son cœur fit un bond dans sa poitrine. Il s'agenouilla, ou plutôt se laissa tomber, comme une pierre que l'on jette dans un ravin. Avec délicatesse, il toucha du bout des doigts une pétale, la caressa, la choya avec le plus grand soin. Et Taehyung l'admirait. Les admirait. De même que Namjoon le faisait, poster depuis la fenêtre. Il admirait ce tableau, le fragment d'une jeunesse épanouie et saine.
Hélas, toujours les étoiles les plus brillantes attiraient les ombres les plus sombres.
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Trois mois passèrent après cela. Leur relation avait évolué, quoique qu'une certaine timidité au sein des deux parties régnait toujours. Mais ils se parlaient plus franchement, plaisantaient parfois ensemble et se souriaient discrètement. Taehyung venait toujours le voir jouer au Marigold et invitait le jeune pianiste dans la demeure familiale chaque fois que son père était absent.
Les servants l'adoraient, ce jeune garçon délicat au sourire enfantin et à la voix douce. Ils pensaient tous qu'il était une présence bénéfique pour le jeune maître. Seul Namjoon restait sceptique quant à leur relation.
Un jour, il surprit l'une de leur conversation tandis qu'il était caché derrière la porte de la bibliothèque, son jeune maître ayant eu envie de faire découvrir cet endroit qu'il affectionnait tant à son cadet.
-Cette bibliothèque est immense ! s'extasia Jungkook.
Il tournoya autour de la pièce et Taehyung jurerait n'avoir jamais vu une vision aussi belle que celle-ci. Il sourit, s'approcha d'une étagère et toucha d'un geste mélancolique la couverture d'un livre. Jungkook remarqua son trouble. Aussitôt il s'approcha de lui et posa une main sur sa taille, laissant son pouce frotter sa hanche. Un geste que Namjoon ne pouvait pas voir mais, même sans cela, il aurait décelé sans peine la nature de cette relation à venir.
-Que t'arrive-t-il ?
Taehyung, en proie à ses démons, laissa une grimace contorsionnée ses traits de la plus vilaine des façons et se retourna vers Jungkook. Jamais il n'avait vu quelque chose de comparable auparavant au changement qui envahit ses traits, et il espérait bien ne jamais rien revoir de pareil. C'était comme si un voile s'était déchiré. Il vit sur ce visage qu'il appréciait tant se peindre la terreur, le désespoir absolu. Taehyung s'écria alors :
-Je ne veux pas de cette vie !
Jungkook recula légèrement et inclina la tête sur le côté.
-De quoi parles-tu donc ?
Taehyung leva les bras en l'air, l'air d'un illuminé, d'un fou.
-De cette vie-là, de celle qui m'est promise ! De cette richesse amassée sur des millions de morts, de cet empire lugubre, je n'en veux pas !
Jungkook hocha doucement la tête, le visage vide de toute expression.
-Et que veux-tu alors ?
Les yeux de Taehyung se remplirent de larmes. Assez, il en avait assez. Les responsabilités de ce futur morbide lui faisaient regretter chaque jour d'être encore en vie. Son regard fit un tour circulaire, léchant de ses pupilles les milliers de livres qui l'avaient aidé à survivre.
Il ne pouvait plus se le permettre, désormais.
-Je voudrais comme autrefois, lorsque je me mettais devant mes livres, éprouver encore cette attraction silencieuse, ce sentiment d'attachement puissant et inexprimable. Je voudrais que le vent des désirs qui montait jadis de dos multicolores de ces livres m'enveloppe de nouveaux, je voudrais qu'il fasse fondre le pesant bloc de plomb inertes qu'il y a en moi quelques part pour réveiller en mon être cette impatience de l'avenir, cette joie ailée que me donnait le monde des pensées. Je voudrais qu'il me rapporte le zèle perdu de ma jeunesse. Je veux écrire, moi aussi....
Un long silence s'abattît entre les deux garçons et Namjoon, surpris par ce qu'il venait d'entendre, par une telle exposition des profondeurs de l'être, se contenta de fermer les yeux, un soutien misérable, seul acte qu'il put apporter à son jeune maître de loin.
Taehyung n'en revenait pas de ce qu'il venait de dire au jeune pianiste, de cette révélation faite à un quasi inconnu, de cette spontanéité indésirable. Jamais son père n'aurait accepté qu'il dise ce genre de chose devant lui. Et pourtant, il l'avait fait devant Jungkook. Parce qu'il savait de qui il était le fils, quel genre de monstre était son géniteur et que, malgré cela, il n'avait rien dit. Jamais. Parce qu'avec lui, il se sentait enfin normal.
Jungkook le regarda encore quelques instants avant de lui donner la réponse la plus innocente et simple qui soit.
-Et pourquoi ne pas le faire ? Qu'est-ce qui t'en empêche ?
Taehyung le regarda, complètement incrédule. Peut-être que le jeune pianiste faisait partie de cette catégorie de personnes pour qui les problèmes avaient toujours une solution, et que cette solution était la plupart du temps loin d'être ardue.
-N'as-tu pas écouté ce que je viens de te dire ?
Jungkook acquiesça, regarda à son tour l'immense bibliothèque, les milliers de livres et, en son for intérieur, s'extasia. Il aimait le piano, mais la lecture n'avait jamais été un monde qui l'avait appelé. Pourtant, il ne niait point que les mots étaient une forme d'art à leur façon. Il respectait les écrivains et, plus encore, avait une fascination pour les lecteurs assidus qui se plongeaient corps et âme dans un récit. Lui, la plupart du temps, s'ennuyait trop vite.
-Ton père n'est pas là, Taehyung. Il est parti, pour trois longues semaines. Qu'est-ce qui t'empêche de lire et d'écrire ?
Taehyung l'observa, penaud, avant de baisser honteusement la tête.
-Une promesse que je lui ai faite.
Jungkook s'approcha doucement de lui et, de ses doigts, vint s'emparer de la main de Taehyung. Leurs paumes se rencontrèrent et ne firent plus qu'une, dans cet instant précieux, solennel, hors du temps. Dans ces ultimes moments que la vie nous offre et qui nous fait réaliser à quel point les choix de notre existence ne nous appartiennent, qu'à nous, nous seuls. Ces décisions qui nous font prendre conscience que ceux qui se sont sagement limités à ce qui leur paraissait possible n'ont jamais avancé d'un seul pas. Parce que c'est notre existence, non celle d'un tiers et que, finalement, nous la vivons seuls. Parce que le problème quand on est humain, c'est qu'on sait qu'on va mourir. On a cette conscience au fond de nous. Ce qu'on fait, l'argent qu'on a, les gens qu'on aime, tout ça n'a aucune importance. Au bout du compte, on va disparaître. C'est la seule chose qu'on ait en commun. On est tous égaux à cet égard. Alors, puisqu'on sait cela, pourquoi se retenir de vivre pleinement, comme nous le souhaitons ? Jungkook n'arrivait pas à comprendre cela.
-Sais-tu pourquoi le concept de promesse existe ?
Taehyung secoua doucement la tête.
-Parce que certaines d'entre elles sont inévitablement vouées à être brisées, chuchota Jungkook.
Cet après-midi là, Taehyung l'embrassa pour la première fois, tandis que les derniers rayons solaires passèrent la barrière des immenses vitres et venaient baigner leurs corps d'une lumière chaude et divine.
───── ❁ ❁ ─────
-Kim Taehyung était gay ?! m'exclamai-je, surprise.
Au son de ma voix, le vieil homme grimaça et vint recouvrir son oreille gauche de sa main, me faisant immédiatement m'excuser de manière pitoyable. L'orientation sexuelle de Kim Taehyung n'avait jamais été un mystère, il avait épousé une femme et avait eu quatre enfants avec. Il était resté avec Jun Eun-Hee et ce depuis son mariage jusqu'à la fin de sa vie.
Après quelques secondes, le vieil homme me lança un regard en biais.
-Ce fut juste lui.
J'assimilai ses paroles, puis, réalisai alors une chose.
-Mais, à cette époque, dans un pays comme le nôtre, avec le statut social qu'avait Kim Taehyung, c'était...
-Impensable ?
J'hochai doucement la tête.
-C'était le cas, affirma le vieil homme.
Un long silence s'abattit entre nous, l'entracte de cette histoire soufflée par le vent. Je rabattais les pans de mon manteau contre moi et me balançais légèrement d'avant en arrière, espérant que cette action pitoyable réchaufferait mes membres glacés.
-Ça s'est mal fini, pas vrai ? chuchotai-je.
J'entendis alors un bruit comme je n'en avais jamais entendu auparavant. Une brusque inspiration, un étranglement, une agonie sans nom. C'était toute la détresse du monde, c'était le bruit d'une créature martyrisée, c'était une douleur terrible et sauvage qui gémissait ainsi. Je souhaiterais ne jamais avoir entendu pareille plainte. Et lorsque je me retourna, je fis face à son regard immense, larmoyant, le reflet d'une âme qui a bien trop subi.
-Comment auraient-ils pu s'en douter ? balbutia-t-il. Ils étaient de ces hommes qui, un jour d'été, suivant du regard le soleil couchant, ne peuvent s'arracher au spectacle de la partie embrasée du ciel, et ne voient pas derrière eux l'ombre qui va de plus en plus s'étendre. Comment la verrait-il ? Ils ne songent qu'au matin, au retour de la lumière et de la chaleur...
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Taehyung admirait les marigolds. Elles étaient éblouissantes, et elles n'avaient rien à envier au soleil. D'ailleurs, l'astre solaire ne saurait jamais capter l'attention du jeune héritier comme ces fleurs le faisaient. Depuis qu'il avait embrassé son jeune pianiste, Taehyung apportait un bouquet de marigold à chacune de ses représentations. Le dernier bouquet avait à peine le temps de faner qu'un autre venait prendre sa place.
Il observa ces fleurs encore quelques instants avant de sortir un couteau de sa poche. La langue sortie, concentré, il arracha les marigold de leur maison pour en faire un nouveau bouquet.
-Je ne les ai pas plantées pour que tu les détruises, tu sais ?
Taehyung cligna des yeux et leva la tête. Le soleil l'aveugla quelques instants avant que son regard ne se familiarise et qu'il aperçoive ce chapeau de paille singulier, ce pantalon taché de boue et ces grosses bottes. Une figure sans émotion le regardait et Taehyung le fixa quelques instants avant de se remettre à sa besogne.
-C'est la fleur qui suit le soleil, alors elles doivent aller à Jungkook.
Un ricanement lui répondit avant que le jardinier ne s'agenouille près de lui. Parmi tous les domestiques de la famille Kim, il était le seul qui osait le tutoyer. Peut-être parce qu'ils avaient sensiblement le même âge, ou peut-être parce qu'il n'en avait que faire de Kim Taehyung et de ce qu'il était amené à devenir. Cet homme ne vivait qu'à travers ces fleurs, de toute façon. C'était comme ses enfants.
-Elle symbolise aussi la tristesse et le chagrin, Taehyung.
Le jeune maître s'arrêta dans sa tâche et releva un regard surpris vers son jardinier. Dans la jeunesse de son visage, il remarquait les crevasses qu'une tristesse sans nom avait laissé sur son sillage, cicatrice qui se manifestait par des lèvres qui ne se relevaient que trop rarement pour sourire.
-Vraiment ?
Le jardinier hocha la tête et Taehyung l'observa quelques instants.
-Cette fleur restera celle qui suit le soleil, affirma Taehyung.
Le jardinier le regarda du coin de l'œil avant de doucement s'emparer du couteau qui gisait dans sa main et de déterrer les marigold avec, cette fois-ci, bien plus de douceur.
-Mais le soleil se couche, et les fleurs restent pourtant là. En réalité, elles ne suivent pas le soleil. Alors que la tristesse et le chagrin, tu l'as déjà ressenti et tu le ressentiras encore. N'est-ce pas ?
Taehyung ne pipa mot. Qu'aurait-il pu répondre à quelque chose d'aussi tristement vrai ? Son jardinier lui avait toujours paru triste, énigmatique et secret. Il parlait rarement de lui. À vrai dire, lorsque sa bouche s'ouvrait, c'était seulement pour déverser son savoir sur la botanique. Lorsqu'il se pencha, la croix dorée autour de son cou luisit de milles feux et aveugla presque Taehyung.
-Est-ce pour cela que tu crois en Dieu, parce que tu espères qu'il apaise tes peines à travers tes prières ?
Le jardinier récupéra la dernière fleur, colla les tiges ensemble, vint récupérer une goutte de rosée du matin sur la pétale de l'une d'entre elles, le regard perdu.
-Quand l'homme ne sait pas ou ne sait plus, il se tourne vers Dieu...Qui n'en sait pas plus que lui, qui ne répond jamais, mais c'est toujours rassurant de savoir qu'il existe un être supérieur, sourd, muet et complètement désintéressé de ses ouailles, dans les mains duquel on peut mettre son destin et ses espoirs.
Le jardinier tendit le bouquet à Taehyung, se releva, épousseta son pantalon et remit correctement son chapeau de paille sur sa tête. Sans un mot, il s'éloigna alors et Taehyung suivit sa silhouette du regard.
-Jimin ! le héla-t-il.
Le jardinier se retourna et haussa un sourcil dans sa direction. Taehyung se releva à son tour vivement, le bouquet entre les mains et le regard inquiet.
-Que veux-tu dire par là ?
Jimin tenta d'esquisser un sourire. Sincèrement, il le tenta. Mais c'était une craquelure, une grimace plus qu'autre chose. Parce qu'il avait oublié comment sourire et, plus encore, comment le faire naturellement.
-Que j'ai déjà trop goûté les bas-fonds de l'humanité pour considérer qu'il y a là-haut quelqu'un qui assumera la responsabilité pour ce qui se passe ici-bas.
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-Quelle vie a-t-il pu vivre, ce mystérieux jardinier ? me questionnai-je tout bas.
Le vieil homme à mes côtés haussa les épaules, l'air tout aussi confus que moi.
-Personne ne le sut jamais. Jusqu'à la fin de sa vie, le mystère régnant autour du passé de Park Jimin resta non résolu. À vrai dire, personne ne chercha vraiment à savoir. Il était de ces petites gens qui ont eu une vie difficile depuis le début. Mais à part jardiner, qu'a-t-il accompli ? Peu de personnes se souviennent de lui, maintenant.
Et c'était injuste, oui, mais il en était ainsi. Qui se souviendrait de moi, après mon trépas ? On se souviendrait de Kim Taehyung encore des siècles plus tard, parce qu'il avait trouvé son immortalité et sa célébrité dans ses écrits. C'était comme ça. La valeur d'une vie - ou d'une mort - était dictée en fonction de nos possibilités et de nos prouesses, dans nos désirs de franchir la limite et de réussir avec brio.
-Mais en parlant de lui, vous entretenez sa mémoire, vous savez ?
Le vieil homme parut surpris. Ses yeux arrondis se tournèrent vers moi avant qu'un petit sourire fier et apaisé ne viennent fendre timidement ses lèvres. Il eut l'air heureux de faire revivre ce simple jardinier, dans un récit contant l'histoire d'un personnage si célèbre.
-Oui, j'imagine qu'il en est ainsi.
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Jun Eun-Hee était belle, gentille, délicate et issue d'une bonne famille. Sa mère et celle de Taehyung avaient été de très bonnes amies et, même après que cette dernière soit décédée de la tuberculose, les deux enfants étaient restés proches. Taehyung vouait à Eun-Hee une grande affection, mais elle aussi ne connaissait rien des profondeurs de son cœur, de ses envies de devenir. Elle ne remarquait pas le regard de son ami qui lorgnait la plume près de son bureau, ni les millions d'étoiles qui scintillaient dans ses yeux dès qu'il voyait un ouvrage qui l'intriguait. Elle ne voyait pas tout cela. Lorsqu'ils étaient ensemble, ils parlaient du grand monde, de monsieur ceci qui aurait osé faire cela...Les commérages de la grande société, entre autres.
Alors, cet après-midi là, Taehyung l'écouta avec une seule envie : qu'elle s'en aille. Il l'adorait, mais les mots de Jungkook tournaient en boucle dans son esprit et il voulait écrire. Il voulait essayer. Il ne savait pas ce que ça donnerait, mais qu'importe.
Le temps passa, les heures lui semblèrent durer une éternité et, enfin, avec un regard timide et une mèche de cheveux remise délicatement derrière l'oreille, Eun-Hee s'excusa. Elle se leva, repassa les plis de sa robe, embrassa tendrement la joue de Taehyung et prit son chapeau avant que Namjoon ne la conduise à la sortie.
Au moment où la porte se referma derrière eux, Taehyung se releva d'un bond, faisant trembler la table et presque tomber les deux tasses. Il s'approcha de la fenêtre, vit la silhouette de Eun-Hee passer le grand portail et, avec une hâte et une joie innommable, se précipita alors dans le couloir en direction d'une pièce qu'il ne connaissait que trop bien. Il pénétra dans la bibliothèque qui l'accueillit avec une hospitalité discrète, et il n'y rencontra de vivants que les livres. L'odeur boisée du lieu le fit planer, il se sentait comme lorsque l'on rêve que l'on vole : libre.
Il s'approcha du petit bureau de la pièce. Un livre, vierge, se trouvait là et n'attendait que d'être souillé par son encre. Fébrilement, il s'assit sur la chaise, face à son destin, et s'empara de la plume. Il la trempa dans l'encrier, ouvrit la page, inspira l'odeur de neuf qui s'en dégageait et, avec appréhension, approcha la plume de la première page.
Mais la réalité le rattrapa, son futur vint s'emparer de son présent et lui rappeler la fatalité de sa destinée. Juste une voix. Mais c'était déjà bien suffisant.
-J'espère que ce n'est pas ce que je crois, fils.
Les yeux écarquillés, Taehyung referma vivement le livre et posa brusquement la plume à ses côtés, celle-ci laissant échapper des larmes noires qui tombèrent lentement sur le bois de la table. Elles étaient à l'image de celles qui inondaient son cœur.
Lorsqu'il se retourna, c'était pour faire face à la figure sévère et froide qu'il avait toujours connue, qui s'infiltrait même dans ses songes, transformant alors ses rêves en cauchemar. Comme si l'emprise que Chin-Hwa avait sur sa vie n'était pas suffisante, il fallait qu'il se fraye un chemin jusque dans le confort insouciant de ses rêves d'enfants. Depuis toujours il avait été le geôlier de son imagination et de sa créativité. Taehyung en était effrayé. À cause de lui, toujours il s'évanouissait dans le brouillard de son destin.
Avec un sourire factice, il reprit contenance de ses émotions, comme on le lui avait toujours appris.
-Bien sûr que non, père ! chantonna-t-il. J'ai appris depuis longtemps que toutes ces futilités n'étaient pas pour moi.
Le père analysa son fils d'un regard rétréci, légèrement suspicieux, avant d'en faire de même avec la pièce dans laquelle il n'osait jamais s'aventurer. La bibliothèque, ça avait été le havre de paix de sa femme. Peut-être que Kim Chin-Hwa était superstitieux -bien que cela soit curieux venant d'un homme comme lui- mais il avait entendu un jour qu'une partie de l'âme des défunts, si ce n'est la chose toute entière, restait hanter l'endroit que les vivants avaient le plus apprécié dans ce monde.
Kim Chin-Hwa faisait peut-être finalement partie de ce genre de personne, qui élevé lui-même dans une famille peu aimante, ne savait pas comment se comporter avec les siens, allant jusqu'à juger son propre sang comme de simples collaborateurs. Son regard s'attacha de nouveau à la silhouette de son fils. Il ressemblait tant à sa mère que c'en était troublant. Il possédait cette même beauté froide, ce même visage sculpté dans le marbre qui, lorsqu'il se fendait d'un sourire, avait la capacité curieuse de faire tout oublier du monde. Cette même grâce innée et cette même curiosité mystérieuse pour la littérature. Son fils lui ressemblait peu, il en était bien conscient, mais il trouvait un faible réconfort dans le fait d'avoir au moins eu un garçon et non une fille.
-Tu sais ces fleurs que Jimin a plantées pour toi...As-tu au moins eu la courtoisie d'en offrir une à Eun-Hee ?
Taehyung se figea et observa son père, la question le prenant de court. Ces fleurs, c'étaient pour Jungkook. Pour lui et seulement lui. Quand bien même il affectionnait Eun-Hee, les marigold ne lui appartiendraient jamais.
-Ces pauvres fleurs ? rit-il. Eun-Hee a la beauté d'une rose, je lui en offrirai une la prochaine fois que je la verrai.
Son père eut l'air satisfait par sa réponse et s'en alla simplement sans un mot. Taehyung resta longuement debout en plein milieu de la bibliothèque après cet échange, perdu, naïf et perplexe. Il ne voyait rien venir, il n'avait aucune idée des manigances de son père. La seule chose à laquelle il avait pensé, c'était encore une fois à son rêve impossible, brisé par le même homme encore et encore dans un schéma sans fin qui le détruisait toujours un peu plus.
Kim Taehyung était sans aucun doute un vrai rêveur, car le vrai rêveur, c'est celui qui rêve de l'impossible.
Bien des heures plus tard, c'est Namjoon qui le réveilla de son sommeil tandis que son maître s'était avachi contre le bureau. Dès lors que Taehyung ouvrit les yeux, il vit la marque de ses larmes passées. Lorsqu'il le vit, le jeune héritier s'accrocha à la veste de son majordome, désespéré.
-Trouves-tu cela lâche, cette envie que j'ai de m'ôter la vie, parfois ?
Namjoon ne pensait jamais entendre quelque chose de tel. Lorsqu'il baissa le regard et qu'il vit ce petit oisillon faible s'agripper à lui de toute ses maigres forces, il réalisa alors à quel points nous sommes les bâtisseurs de notre propre salut, de l'espoir, mais que lorsqu'un être n'a même pas confiance en ses propres capacités, il finit par se désintégrer, comme un feu qui se consume lentement jusqu'à devenir cendre. Taehyung était comme cela.
Vous savez, la nature humaine à ses bornes ; elle peut jusqu'à un certain point supporter la joie, la peine, la douleur ; ce point passé, elle succombe. La question n'est donc pas de savoir si un homme est faible ou s'il est fort, mais s'il peut soutenir le poids de ses souffrances, qu'elles soient morales ou physiques.
C'est ce qu'il pensait, mais il lui était impensable de voir son maître disparaître sous ses yeux alors même qu'il avait fait la promesse d'être toujours à ses côtés. Alors il lui mentit, comme il le faisait parfois. Il lui mentit de la même manière qu'il lui cachait des choses qu'il savait.
Mais un majordome garde toujours les secrets.
-En effet, ce serait lâche. Il vous faut vous battre, encore et encore, jour après jour, avec ferveur. Ne perdez pas espoir.
Taehyung lui sourit simplement.
───── ❁ ❁ ─────
Yoongi observa son pianiste qui, le nez enfoui dans des pétales jaunies, se galvanisait de leur odeur, fragment de celui qu'il aimait profondément. Et le propriétaire du Marigold ne comprenait pas cela, cet amour, cette passion, cette relation vouée à l'échec depuis le début. Cette histoire tragique qui, irrémédiablement, fera tomber les deux protagonistes dans un abîme de souffrance dont les plaies mettront des années -si ce n'est même l'existence entière- à se guérir.
-Pourquoi l'aimes-tu ?
Ces mots étaient sortis de sa bouche sans qu'il ne puisse l'en empêcher. Il avait envie de connaître la raison pour laquelle deux êtres se lançaient dans une relation aussi périlleuse sans précaution. Étaient-ils stupides ou n'avaient-ils aucune idée de ce qui les attendait ? Jungkook releva son visage et lui sourit timidement.
-Parce que mon monde, c'est nous.
Il aurait pu lui dire tant de choses. Il aurait pu lui dire qu'il l'aimait pour ces fleurs qu'il lui offrait à chaque représentation, pour sa fièvre passionnée par la littérature, par sa manière de l'embrasser, par la façon délicate dont il le prenait chaque fois qu'ils faisaient l'amour, pour son sourire ou les mots doux qu'il lui chuchotait aux creux de l'oreille. Il aurait pu lui dire tout cela, mais finalement, ça n'appartenait qu'à eux.
À cette réponse, Yoongi eut un sourire narquois au coin des lèvres, résultat d'une amertume pour le courage qu'il n'avait jamais eu, pour celui que Taehyung avait eu à la place. Pour tout ce qu'il n'avait jamais osé faire. Min Yoongi ne gardait des souvenirs authentiques que des occasions manquées. Ce sera le cas jusqu'à la fin de sa vie, d'ailleurs.
-Ton monde, c'est vous et Jun Eun-Hee.
Jungkook l'observa sans comprendre et Yoongi fut presque attendri par cet air innocent que son pianiste arborait. Le propriétaire du Marigold ne ressentait aucun plaisir à briser son cœur, mais sa conscience lui ordonnait de dire la vérité, même si elle était insupportable.
-Kim Taehyung est promis à Jun Eun-Hee, murmura-t-il. La nouvelle est tombée il y a trois jours. Tous les journaux en parlent.
Pour appuyer ses dires, Yoongi alla derrière le comptoir du bar et s'empara du journal datant d'il y a deux jours. La nouvelle avait ébranlé le grand monde et rendu indifférente les petites gens. Jungkook posa ses yeux sur le gros titre et sentit très distinctement son cœur se briser dans sa poitrine.
Pourquoi ? Pourquoi ne lui avait-il rien dit ? Une colère sans nom prit possession de lui. Il détestait, exécrait, ne pouvait supporter le mensonge, non qu'il ait été plus honnête qu'un autre, mais simplement parce que ça lui faisait peur. Il y a dans le mensonge un relent de mort, un parfum de corruption. Ça lui soulevait le cœur, comme s'il mordait dans quelque chose de pourri. Il avait cru stupidement à cette relation, s'était nourri des mots chuchotés aux creux de son oreille, promesse de monts et merveilles à venir qui, finalement, ne seraient rien de plus que des chimères, des illusions, résultat d'une réalité cruelle.
Yoongi vit alors Jungkook s'effondrer, tombant à genoux au sol, les fleurs s'échappant de ses mains.
De même que cette condition imposée par son père avait fait chuter Taehyung. De même que Namjoon et Jimin avaient été à ses côtés pour épancher sa peine, Yoongi avait été là pour Jungkook, tombant à terre à ses côtés, recueillant ses larmes, le consolant des heures durant, sans résultat.
Chacun de ces hommes, touchés indirectement ou non par cette histoire, avait réalisé une chose : aimer, c'est pouvoir lire dans l'avenir et maudire ce don. Aimer, c'est connaître quelqu'un au point de se détruire soi-même.
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Il était pourtant vif, mais il n'avait quand même rien vu. Il n'avait absolument rien décelé des manigances de son père et la nouvelle de ses fiançailles avec son amie d'enfance lui apparut alors comme une trahison sans nom. Du jour au lendemain, sa vie avait basculé. Il se demandait à chaque instant comment allait-il pouvoir annoncer la nouvelle à son bien-aimé. Comment lui annoncer que sa vie ne pourrait plus être partagée avec la sienne, que leurs chemins se séparaient ?
Comment lui faire face, misérable comme il était, asservi, prisonnier de sa condition, obligé d'épouser une femme qu'il n'aimait pas, voyant dans son avenir que la tristesse et les regrets ? Comment faire face à l'astre solaire qu'était Jungkook, si brillant, si éclatant, alors que sa vie était vouée à être aussi froide que la lune ? Comment lui annoncer que leur éclipse touchait à sa fin ?
Debout face au miroir, il s'observa sans vraiment s'observer, tandis que Namjoon arrangeait sa cravate.
-Préfères-tu les roses ou les marigold ? chuchota-t-il.
Namjoon s'arrêta dans sa tâche, étudia son maître quelque secondes et plus particulièrement l'air maussade qu'il arborait.
-Je n'ai pas de préférence.
Une grimace contorsionna les traits de Taehyung et ses poings se serrèrent. Il était frustré, chagriné et Namjoon le voyait bien.
-Choisis-en une !
Le majordome compris alors : son maître lui demandait de faire ce choix pour lui. Jamais Taehyung ne s'était autant reposé sur lui auparavant qu'à ce moment précis, laissant entre ses mains sa destinée, son bonheur. Un flux d'émotions toutes plus contradictoires les unes que les autres venaient bouleverser l'esprit du fidèle serviteur avant que, finalement il ne sorte sa pièce fétiche de son veston. Taehyung l'observa sans esquisser le moindre sourire cette fois-ci.
-Face, les roses, pile, les marigold...
Taehyung hocha solennellement la tête. Lorsque Namjoon lança la pièce, jamais l'attente ne lui parut aussi longue. Ce n'était qu'un jeu, cette pièce, un jeu pour plaisanter, pour aider son jeune maître lors des décisions aussi simples que compliquées. Mais cette décision-là...c'était trop lourd à porter pour un simple majordome. Et pourtant, il avait dû faire un choix.
Lorsque la pièce retomba, une larme vint glisser contre la joue de Taehyung
───── ❁ ❁ ─────
Taehyung revit finalement Jungkook une dernière fois. Celui-ci vint au manoir, quelques jours avant son mariage. Le pianiste, hors de lui, avait jeté toute sa rancœur et sa tristesse au visage de son amour qui, désemparé, n'avait rien pu faire d'autre que fondre en larmes.
Lorsque Jungkook vit cela, il comprit alors. Il comprit que, trop pris dans cette relation, dans cette idylle éphémère, Taehyung n'avait rien vu venir. Il réalisa qu'il n'était pas le seul à être blessé, torturé par cet adieu, bouleversé par tous ces projets qui n'aboutiront jamais.
Il s'approcha de lui, le prit dans ses bras, inspira son odeur, apprécia la caresse de ses cheveux sur ses joues et se fit à l'idée que tout ceci ne serait bientôt plus qu'un souvenir.
-Cela fait si peu de temps, alors pourquoi est-ce si douloureux ? sanglota-t-il.
Taehyung se recula, toucha sa joue du bout des doigts, comme s'il touchait quelque chose de fragile qui pouvait se briser par une simple brise. Physiquement, ils n'avaient pas de blessures, mais leurs deux cœurs, meurtris, ressemblaient à des vases en porcelaines que l'on aurait jetés sans vergogne au sol. Il y avait, en eux, des milliers de pièces qui mettraient des années à s'assembler de nouveau.
Et certaines d'entre elles seraient disparues pour toujours.
-Parce que c'était sincère.
Ils s'observèrent et, à ce moment, ils leur parurent incompréhensible que tant de choses profondément vécues, tant d'expériences intimes puissent être tout simplement effacées par le cours misérable de l'existence, comme si elles n'avaient jamais eu lieu.
Mais ce fut leur histoire : belle et éphémère.
-Ne pouvons-nous rien faire ? demanda Jungkook. Je souhaiterais tant revenir en arrière, je voudrais...
Taehyung secoua tristement la tête.
-Non. Hier est perdu, et ni les larmes ni la magie ne sauraient le ramener.
Il passa une main derrière sa nuque, frôla ses lèvres des siennes, le souffle tremblant.
-Mais aujourd'hui est éternel.
Cet après-midi là, pour ce dernier jour passé ensemble, Taehyung lui fit l'amour, longuement, passionnément, laissant une empreinte à jamais dans leurs âmes et leurs corps. Ce moment-là -aussi étrange que cela puisse paraître- avait déclaré la fin de leur relation comme il avait été en même temps la promesse qu'ils feraient toujours partis l'un de l'autre. Pour toujours. À jamais.
Des heures plus tard, lorsque Jungkook s'extirpa des bras, s'arrachant au confort et à la chaleur de l'être aimé qui dormait profondément à ses côtés, il sourit. Il prononça un tendre adieu à tant de jours de bonheur dont la rumeur lui semblait se perdre au-dessus de leurs têtes. Il allait partir. Partir pour longtemps si ce n'est à tout jamais. Et lorsqu'il passa la porte de la chambre, il adressa son salut aux lendemains mystérieux du vaste monde qui l'accueillait.
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-J'aurais dû être meilleur pour lui...j'étais...
-N'y pensez plus. Les regrets sont tellement inutiles ! On ne peut revenir en arrière. On ne peut pas réparer. Autrement, nous serions des saints ! D'ailleurs, la vie n'exige pas que nous soyons parfaits. Si nous étions parfaits, notre place serait au musée.
Taehyung hocha lentement la tête aux dires de Namjoon et celui-ci réajusta l'habit de son maître une dernière fois avant de l'observer de haut en bas. Qu'il était beau, dans sa tenue de futur marié. L'héritier entendait, posté près de la fenêtre, le brouhaha que faisaient tous les invités qui se trouvaient en bas, dans l'immense propriété de la famille Kim. Lorsqu'il jeta un regard vers eux, il les vit tous heureux. Instantanément, il les détesta. Chacun d'entre eux. Parce que, sans le savoir, ils se réjouissaient de son malheur.
-Je me demande souvent si j'ai pris la bonne décision en lui offrant ces fleurs, ce soir-là, prononça-t-il d'une voix étranglée. Si je m'étais abstenu, alors peut-être ne serais-je pas aussi malheureux aujourd'hui.
Namjoon vint précipitamment s'emparer de ses mains, les positionnant à hauteur de leurs deux visages. Il observa son maître, secoua imperceptiblement la tête, lui faisant comprendre subtilement qu'il ne devait pas craquer maintenant, qu'il devait être fort, encore un peu, juste un peu, pour passer cette épreuve.
-La vie humaine n'a lieu qu'une seule fois et nous ne pourrons jamais vérifier quelle était la bonne et quelle était la mauvaise décision, parce que, dans toute situation, nous ne pouvons décider qu'une seule fois. Il ne nous est pas donné une deuxième, une troisième, une quatrième vie pour que nous puissions comparer différentes décisions.
Pour la première fois depuis des jours, Taehyung sourit alors. Namjoon avait raison. Sans prévenir, il prit son majordome dans ses bras, le serra fort et le remercia du plus profond de son cœur d'être toujours là pour lui.
Kim Taehyung avait gardé la face lorsqu'il dut prononcer ses vœux. Les gens diraient que c'était un beau mariage, mais Jimin pensait autrement. Lorsque la cérémonie eut lieu, il se trouvait à quelques mètres de là, déterrant les marigold de leur parterre. Son regard peiné suivait cet événement, cette nouvelle relation qui en avait détruit une autre. Et alors qu'il réduisait à néant le dernier souvenir de Jungkook et Taehyung, il remarqua que, pas une seule fois, celui-ci avait tourné son regard dans sa direction.
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-C'est ainsi que cette histoire s'achève, ma chère.
Le vieil homme se tourna vers moi et parut ébahi à la vision de mes larmes qui coulaient sur mes joues. Je reniflai peu gracieusement et me frotta le bout du nez, confuse.
-Ça ne peut pas se terminer ainsi ! m'offusquai-je. Que s'est-il passé ensuite ?
Le vieil homme m'observa et, maladroitement, vint tapoter mon épaule pour me réconforter.
-Ensuite ? questionna-t-il tout haut. Cinq ans après son mariage, Kim Taehyung prit les rênes de l'entreprise de son père et, trois ans après cela, le réduisit à néant. Libéré, il commença à écrire peu après. Il avait un talent inné pour ça, c'est une bonne chose qu'il soit parvenu à faire de son rêve une réalité.
-Était-il finalement heureux ?
Le vieil homme baissa la tête.
-Jamais il ne fut pleinement heureux. Jusqu'à la fin de son existence, le vide qu'a laissé Jeon Jungkook dans sa vie ne fut jamais comblé, pas même par sa femme ou ses enfants.
L'émotion s'emparant de moi, je m'agrippai à son long manteau. Je suis sûre qu'à ce moment précis, j'eus l'air désespérée. Mais j'étais dévastée par cette histoire et je n'arrivais pas à accepter qu'elle puisse se finir ainsi.
-Jamais il ne le revit ?
Le vieil homme tourna alors vers moi le même regard brillant d'émotion et de tristesse.
-Pas une fois. Jamais il n'eut de nouvelles de lui, et pourtant il essaya de retrouver sa trace pendant des années. Savez-vous comment lui est venu le courage d'enfin réaliser son rêve ?
Je secouais négativement la tête.
-Avez-vous lu l'un de ses écrits ?
À cela, je me redressai promptement.
-Si j'ai lu un de ses écrits ? Je les ai tous lus ! Il est mon écrivain préféré.
Le vieil homme sourit mystérieusement et m'observa du coin de l'œil, l'air d'un enfant cachotier.
-Avez-vous remarqué la dédicace à l'intérieur des livres ? À travers les années, elle est restée la même.
Confuse, je l'observai stupidement. Je me souviens de ne pas avoir compris la première fois que j'ai lu l'une des oeuvres de Kim Taehyung. À vrai dire, je n'avais jamais compris cette dédicace curieuse, jusqu'à ce moment précis. Le sourire du vieil homme s'élargit aussitôt que l'étonnement se lut sur mon visage.
-À ma Marigold ! m'exclamai-je.
Le vieil homme éclata de rire, hochant frénétiquement la tête.
-C'est parce qu'il lui en a fait la promesse qu'il est parvenu à réaliser son rêve.
Je souris à nouveau à travers mes larmes, émue. Nous nous regardions tous les deux, nous observant à travers cet instant de partage qui nous marquera à jamais. Enfin surtout moi, la jeunesse. Ce vieil homme m'avait raconté une histoire que j'ai porté dans mon cœur toute ma vie et que je n'ai jamais raconté à personne.
Personne à part toi.
Il y avait tant de choses à dire, tant de questions à poser, mais le destin en décida autrement. Alors que j'allais ouvrir la bouche, des phares au loin nous aveuglèrent quelques instants. Lorsque je regardai ma montre, je vis que trois heures étaient passées en compagnie de ce fabuleux homme. Le moment de nous quitter était arrivé.
Mes questions resteraient sans réponses mais ce n'était pas un mal. Une bonne histoire est une histoire qui garde du mystère.
Lorsque je me releva, le vieil homme me fit un signe de tête auquel je répondis, l'esprit encore embrumé par cette révélation crépusculaire. Je peinais à croire que tout ceci se soit bien passé, que c'était bien réel et non pas le fruit de mon imagination.
Les portes du bus s'ouvrirent, prêtes à m'accueillir dans la réalité. J'en montais une, puis deux et, finalement, m'arrêtai. Le chauffeur dut me regarder avec surprise, mais je n'y fit pas attention. À la place, je me tournai vers ce vieil homme qui m'observait sagement.
-Mais vous, qui êtes-vous ?
Le regard du vieillard se mit à briller et une expression d'amusement se dessina sur ses traits. Un instant, sa main se perdit à l'intérieur de son manteau, mais je ne m'y intéressa pas plus que ça. Parce que, vois-tu, mon regard était accaparé par cet homme que l'allégresse avait rajeuni encore une fois. Je le fixais, stupéfaite, avant que quelque chose ne brille soudainement au-dessus de ma tête.
Je me réveillai promptement de mon admiration et attrapai cette lueur en plein vol. Lorsque j'ouvris mes mains, mon regard s'écarquilla sous la surprise. Bouleversée, je relevai la tête vers le vieil homme qui, penché légèrement en avant, me chuchota ces quelques mots sur le ton de la confidence :
-Je suis celui qui garde les secrets.
Je ne dis rien. J'étais incapable de dire quoique ce soit, à vrai dire. Aussi, je m'inclinai solennellement avant d'enfin monter dans le bus. Les gens ont dû penser que j'étais ivre, à la façon dont je m'étais avancé dans le long couloir, titubant sous le poids de toutes ces révélations. Lorsque je m'assis au fond du bus, ma main s'ouvrit de nouveau, admirant la pièce qui, comme il l'avait décrite dans l'histoire, brillait de mille feux. Je n'arrivais pas à croire que cet homme qui ne me connaissait même pas m'avait légué un bien aussi précieux. Peut-être était-ce là la récompense que j'avais pour l'avoir simplement écouté, lui qui avait bouleversé ma perception de la vie.
Je souris doucement, la tête plaquée contre la vitre, et admirai la pièce avant de la retourner entre mes doigts, jouant avec.
Et c'est alors que je m'aperçus de quelque chose de curieux.
Sous la surprise et l'incompréhension, mon regard se tourna aussitôt en arrière, mais il ne restait du vieil homme et de notre échange passé que le mystère de l'obscurité crépusculaire qui engloutissait les rues de la capitale.
Car, vois-tu, ce que je tenais entre mes mains était une pièce à double face.
Fin.
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