Décembre : Page blanche
Ça y est, il la sent revenir, cette sensation déroutante, obsédante. Cette impression de l'estomac vide qui remonte au bord de ses lèvres, de cette vague incontrôlable prête à jaillir, incapable d'arrêter. Les larmes lui montent aux yeux, même ici entre la beauté des pins dans le crépuscule, là où l'air s'échappe en de minuscules nuages éphémères, il doit lutter contre la nausée de son esprit.
-Ça va mon rossignol ?
Le petit bout de femme qui s'essouffle devant lui, qui peine un pas après l'autre, s'est retourné devant ce brusque ralentissement. Le jeune homme retient la sensation, refoule les sanglots qui tremblotent sur ses lèvres, et rassure sa grand-mère d'un signe de tête, de ces sourires tristes d'hiver. Il ne peut pas se permettre d'aller mal, pas devant elle, dont la vie n'est plus qu'un long combat contre ses angoisses et ses pertes de mémoire. Il doit oublier la grippe qui l'a frappé, les tourments qui le hantent jour après jour. Il les aime trop pour leur laisser entrevoir ce qui tourne sans cesse au fond de lui, il l'aime trop. Sa mamie, qui l'a toujours soutenu, toujours contente. Parfois lente, parfois dépressive elle a toujours été un éclat dans sa vie, une des pierres qui lui a servi de socle pour atteindre ses cent quatre vingt-six centimètres. Elle est accordée au décor, tout est joliment figée, comme dans un rêve, plein de cette fraîcheur revigorante et de ces couleurs apaisantes.
-Tu es bien gentil de venir promener une vieille personne comme moi, dit-elle avec ces éclats de bonheur. Qui aurait cru que mon petit, à qui je tenais la main en écoutant ces interminables histoires, me conduirait un jour...
Ses paroles se perdent dans les crampes qui parcourent ses intestins, il les connaît par cœur. Comment faire pour lutter contre des douleurs que l'on crée ? Il s'imagine déjà reprendre le volant, et sans prévenir, tout lâcher sur le cuir et la moquette de l'ancienne Twingo verte. Tantôt visqueux, jaune, puant, ça le rend malade. Pendant qu'il s'échine à se remettre droit, elle part en avant, ressassant les souvenirs qu'elle étreint avec amour, des bribes incohérentes mais pleines de tendresse. Sa gorge se contracte, il éructe, cela le rassure, le soulage. Bientôt il le sait, il se traitera de tous les noms, se promettra que le lendemain il se détendrait, puis il recommencerait. Ce qui le terrifie le plus, c'est la semaine qu'il va passer dans son studio seul à Lille, sans personne pour le prendre dans ses bras, sans rire. Je me trouverai bien des endroits où m'incruster...
La route est à leurs côtés, le sable du sol se transforme en terre durcie par les courants d'air glacés. Le barrage intérieur cède, tout se ramollit à l'intérieur de lui et les larmes roulent sur ses joues. Tout son corps est secoué par ses pleurs qui s'échappent brutalement, sans aucune retenue, et se figent presque sur ses joues, histoire d'immortaliser son mal être. Son estomac s'apaise tandis que les perles d'eau s'écrasent dans les grains dorés. Une main ridée se pose sur son épaule, se crispe sans aucune chaleur.
-Vous m'avez l'air bien triste jeune homme, dit une voix atone, sans mémoire. Je peux vous aider, j'habite à deux pas d'ici, je peux vous déposer si vous le voulez.
C'est comme un déclic, une alarme, il a devant lui un être qui hurle doucement son malheur. La maladie la ronge, l'empêche de masquer ses failles. Toute joie a quitté ses rides replètes et ses yeux noisette. Il n'y a plus que l'incompréhension, une prière muette de ce qui reste d'elle. Alors les images de sa peur qui ont surgi de nulle part retournent au néant, et il la rattrape avant qu'elle atteigne le sol.
Le 07 décembre 2017,
Mon cher journal, je suis tombé malade, encore. Si seulement quelqu'un pouvait comprendre la douleur dans ma tête, je ne peux quasiment rien avalé, je suis devenu l'une de ces loques sans vie que je déteste. Toi au moins je sais que tu ne me jugeras pas, j'ai l'impression d'être un enfant qu'il faut chérir. Putain, je vais tout rater à Lille, je suis coincé dans la pluie du bord de mer, sans rien pouvoir faire d'autre que regarder cet écran abrutissant. La seule lueur c'est que je suis avec ma famille, ils sont comme il faut, ils prennent soin de moi. Tu connais mes parents, ils sont encore plus attentionnés que d'habitude, tu ne supporterais pas. Je suis incapable d'écrire, j'en ai même pas l'envie, tu te rends compte ? Lire, ça me fait mal, toutes les lignes se mélangent. Je ne supporte pas cet état, tout ce qui me fait plaisir, toute ma vie m'est interdite. Il y a des moments, je me demande si je préférerai ne pas dormir pendant très longtemps plutôt que de continuer... Je vais reprendre mes dolipranes, ma tête commence à tourner, mon front brûle, ça me consume de l'intérieur. A tout à l'heure. J'oubliais, j'ai reçu une lettre d'une maison d'édition, encore un refus...
Le revoilà face à la blancheur pure, celle qui terrifie. Qui paralyse. Cette feuille insiste, supplie pour être remplie par ses doigts, par ce qui tourne dans sa tête, elle serait prête à tout pour qu'une seule lettre s'y dessine. Que l'imagination jaillisse et se confonde avec la réalité des mots. Il a relu le chapitre précédent, changé deux ou trois tournures, corrigé une ou deux fautes, beaucoup supprimé. Il ne faut garder que l'essentiel, ce avec quoi on ressent, le reste n'a pas de sens. Et rien ne vient.
Tout est pourtant si précis à l'intérieur, les personnages se dessinent comme sur un écran, les lieux l'entourent, il entend les voix. Les odeurs de ce désert qu'il cherche à représenter effleurent ses narines, accentuées par le flot de musique qui le relie à l'ordinateur. Mais lorsqu'il veut le transformer en écriture, tout lui paraît fade, ou superflu, ou grotesque, ou ridicule. Il sait que la première phrase est la plus dure, dès qu'il se sera lancé, son esprit trouvera sans réfléchir, une respiration artistique qui l'habitait depuis tout petit. En attendant, il ferme les yeux et la douce chaleur du crépuscule embrassa son visage. Les plaines de sable écarlate s'étendent autour de lui, le soleil brûlant effleure sa peau et réchauffe tous ses membres. Il est minuscule, c'est comme cela qu'il invente cet immense désert dont il accepte le tout pouvoir. Les grains dorés glissent sous ses pieds, au loin il aperçoit le havre de végétation, nuance de verts et de bleus profonds dans cette multitude d'orangés. La boule de feu à l'horizon semble être posé, immobile, rien ne vient le détruire ici, rien ne le perturbe, juste la douce mélodie d'un instrument perdu dans les âges...
-Il faut qu'on parle, sa mère envahit son champ de vision, ainsi que les vieux posters de ses années de lycée.
Elle lui a apporté une tasse de thé fumant, celui qui le détend, et s'assied face à lui sur le coin du lit. Tout est tendre dans ses mouvements, mais le ton de sa voix n'annonce rien de bon. Elle saisit un sac plastique chiffonné de ses mains chaleureuses, soupire. Ses lèvres douces s'entrouvrent, puis se retiennent. Ses doigts magiques viennent jouer avec ses boucles d'oreille, l'opale danse dans cet amas de cheveux châtains. En silence, elle lui laisse le temps de fermer l'écran et de boire un peu. Il regarde l'heure, si dans trente minutes il n'a pas vomi c'est que tout va bien. Sa mère ferait un très bon personnage de roman, pense-t-il dans le calme apaisant, ou de conte, une bonne fée c'est ainsi qu'il se la représente.
-Papa et moi, on s'inquiète, dit-elle en prenant ses mains crispées, le contact le détend. Qu'est ce qui t'arrive mon loulou, tu n'as jamais été angoissé à ce point là ? Il y a quelque chose dont tu voudrais parler ?
Il aimerait retenir l'eau au bord de ses yeux, mais elle coule encore et encore, sa respiration se hache. Si seulement il savait quoi répondre à cette question, mais depuis une semaine que la grippe est partie, il a beau chercher au fond de lui, il a beau se rassurer, rien ne sort d'autres que ces crises. Depuis une semaine que ça dure. Il y a ces promenades, ces paysages, ces excès d'imagination, ces instants de grâce où rien n'a changé. Mais il retourne bien vite à la réalité, dure et terne. Il y est confronté, sans préparation. Sa raison n'a plus de prise, toutes ses angoisses se sont libérées, impossible de les contenir. Et elles le fatiguent, le détruisent. Chaque jour elles gagnent du terrain. Il explique, entre deux sanglots, sa peur constante de vomir, entre deux hoquets, ce corps qui ne suit plus, entre deux... Il ne dit rien de ces peurs au fond de lui qui le détraquent, de celles qui collent : le stress de l'avenir, le poids des études, ses rêves qui s'éloignent, ses douleurs autour de lui qu'il ne peut pas soigner, sa grand-mère, ses amis, l'absence d'amour, le sentiment de rejet, de ne jamais correspondre, de devoir prouver...
-Il faut que tu arrêtes de t'en vouloir à toi-même, dit-elle désemparée en l'acceptant dans ses bras lumineux. Il faut que tu passes au-dessus de tout ça, et tu iras mieux petit à petit. Je ne sais pas ce que tu caches, je pressens juste et il faut que tu combattes. Parce que tu as tout pour réussir à être heureux.
-Et comment on fait maman, comment on fait quand on a lutté avec toutes ses forces pendant des années ? Qu'on a rêvé et que rien ne vient ? Comment on fait pour se battre quand on se sait plus contre quoi on se bat ?
Il pose sa tête sur cette épaule tendue, leurs cheveux se mélangent. Dans les derniers rayons de ces soleils blancs d'hiver, elle le regarde s'effondrer contre elle, lui qui jusqu'alors n'avait jamais fait une seule crise d'anxiété. L'ombre de son père se tient dans l'embrasure incapable lui aussi de réagir face à cette soudaine maladie qui ronge son fils. Et une heure passe ainsi, avant qu'il ne le couche et le laisse seul, sec et épuisé.
-Nathalie, sa voix se perd dans le micro du téléphone. Je suis désolé, tellement désolé, j'avais complètement oublié que c'était ce soir. Tu peux pas savoir comme je m'en veux...
-Je l'ai eu, une explosion de joie agresse ses oreilles, j'ai ma place pour la finale du concours. Je les ai « époustouflés », c'est ce que les membres du jury ont dit... Tout le reste se perd dans une suite incompréhensible d'éclats de bonheur, de promesses de ce qu'ils feraient lorsqu'il reviendrait, de mots de compassion, et surtout des encouragements qu'elle avait reçu, il est incapable d'écouter plus longtemps, ses intestins se tordent, de l'air veut sortir. Il raccroche et se penche aussitôt sur le clavier.
Le 16 décembre 2017
Mon cher journal, vraiment désolée de t'interrompre mais j'ai des vertiges. Je suis de tout cœur avec toi, on se voit demain comme d'habitude. Tu mérites tout ce qui t'arrive, dors bien.
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