Décembre: Nuage Noir.
Une touche de sombre éclabousse son visage crispé par la concentration, rejoignant le tableau de son corps. Elle ne sait plus depuis combien d'heures elle s'attarde sur cette toile blanche peu à peu obscurcie sous les caresses de ses doigts fous, ses pupilles s'écarquillent devant l'œuvre de lumière dont son esprit a accouché. C'est un véritable affrontement entre le soleil couchant et les nuages noirs qui se projettent sur la plage. Ses rayons ont beau lutter, on devine qui sera le vainqueur d'un instant de cette lutte éternelle. Des ombres se dessinent face au crépuscule, des silhouettes éteintes éblouies comme elle par le spectacle. Pour la première fois, tandis que la pluie agresse Roubaix, elle se sent fière. Elle soupire, soulagée, le claquement de langue de son maître sous-entend qu'elle a réussi.
-Je perdais patience avec toi Clara, dit-il de cette voix qu'elle haïssait de toutes ses minuscules forces d'étudiante. Il y a pourtant un espoir aujourd'hui, tu auras la moyenne pour celui-ci.
La moyenne ? Tu vas me donner la moyenne, alors que j'ai sué jour et nuit pour cette création ? Pas possible, incroyable, pire que je le pensais. Je vais le gifler, non, je vais l'écraser. S'il savait... Sauf qu'il ne saura pas, idiote, il est le professeur, et tu dois lui plaire, le supplier de t'accepter. Tais toi et rentre dans les rangs, attends encore, bientôt il sera qui je suis. Il ne nous apprend rien, nous lâche dans la nature, c'est lui le grand homme dont on parlait tant.
Il a vu, elle le sait, l'éclair de rage au fond de la clarté de son regard. Ses yeux perçants la fixent, intensément, l'éblouissent presque. Ses lèvres respirent à peine.
-Retiens bien cette leçon, je suis là pour développer l'artiste qui se cache en vous. Il y a une force en toi, véritable et incontrôlable, je ne veux pas qu'elle se repose sur elle-même, je veux qu'elle se développe.
Sans qu'elle ne se rende compte, sa bouche elle-même artistique s'est réfugiée au creux de son oreille écarlate. Il plaque sa main agressivement dans les nuances d'orangé de ses tablettes, et l'étale sur les nuages noirs qui recouvrent son ciel intérieur. Le noir est désormais plein d'une lumière ténue et inquiétante, son simple croquis s'est transformé en ce qu'elle n'aurait jamais espéré. Elle reste là coite, pétrifiée tandis qu'il s'éloigne en critiquant son camarade de droite. La sonnerie de son téléphone la réveille, sans un mot, encore tremblante elle range se affaires et sans un au revoir, elle claque la porte derrière elle. Son amie a besoin d'elle, de ses encouragements
Les lumières s'apaisent sur la salle brûlante, les murmures chaotiques qui s'entrechoquent s'estompent pour laisser place à la musique. Clara ne s'était pas attendue à ce que tant de jeunes gens comme elle se déplacent pour un simple concours de chant. Ils se ressemblent tous dans cette foule tapageuse et éclatante, qui tape faux dans les pupilles. Pourtant il en manque un, son timbre est absent de la cacophonie. Adrien, qu'est ce que tu fous ? Elle a murmure sans y prendre garde, personne n'entendra. Elle vérifie une dernière fois que la minuscule enveloppe ne se dessine pas sur l'écran avant de l'éteindre, que le tintement ne retentisse pas, elle se sent plus seule que jamais. Tous les autres sont en bandes qui rient, qui s'extasient, qui boivent crescendo, sans rythme, dans les confortables fauteuils ou accoudés au bar ; elle déteste ce sentiment d'être seule. Ce bourdonnement qui envahit ses oreilles. Un instant la jeune femme croit reconnaître son visage, ce visage qui l'obsède, qui remplit ses nuits, ses jours. Le son de ses talonnettes sur... Puis plus rien que l'obscurité, la scène est allumée, et la première note s'éternise en un doux silence. Plusieurs se montrent, timides ou bien trop sûrs, aucun ne peut se comparer à ce qui va suivre. Celle qu'elle attend, en sirotant son fond de menthe à l'eau, brisant les pulses de la bande son. Le jury n'adresse pas un mot, ils sortent, ils viennent, ils chantent. Ils sortent. Puis c'est comme une apparition, une robe rouge jaillit, les accords de guitare résonnent. Doux, ils se perdent en écho, résonnent sous le bruit de la pluie contre le toit. Un brin de femme, malhabile sur ses talons aiguilles qu'elle déteste, avance mal assurée vers le micro. Nathalie, son amie, observe la salle, tétanisée. Elle le saisit, sa barre de sauvetage, ses lèvres charnues tremblent. Elle n'est pas ce que l'on pense de la beauté. Elle n'est pas aussi fine qu'elle le devrait, ses cheveux n'ont pas une couleur intense, ses traits ne sont pas recouverts de faux teint. Elle les a tous fais taire, lorsqu'elle a fredonné, sa peau livide s'est illuminée dans les rayons lumineux.
-"And meet me there, with bundles of flowers. We'll wade through the hours of cold winter. "
Toutes les notes frissonnantes se sont échappées en un mince filet, les poils se dressent magiques. Les paroles de Promise n'ont jamais eu tant de sens, tant d'envergure, tant de passion qu'au travers de son souffle qui ose à peine effleurer la salle. Il y a dans sa gorge une clarté qui s'installe, qui se répand, qui les surprend. Aussi apaisante que l'eau d'une source, que les paysages immenses, sa voix transperce son cœur et tous les cœurs autour d'elle. Comme Clara avant eux, il y aura dans leurs oreilles un avant et un après. Tous les sons sont fades sans son timbre. Tout paraîtra sonner faux. Elle prend de l'assurance, et les paroles suivantes se font plus fortes, gardant cette même tendresse amoureuse, les adulescents autour d'elle se lèvent malgré eux. Ils dansent, ils tanguent, juste en suivant le rythme lent leur corps se balance. Il ne reste que l'essentiel, les larmes montent aux yeux de Clara, comme chaque fois...
« And promise me this, you'll wait for me only scared of the lonely arms..."
Sa voix se dédouble, en transe, elle est transformée, mais sans vulgarité. Les notes graves provoquent les sifflements d'admiration qui s'ajoutent aux longues notes de son violon, qu'elle caresse.
« Who am I, darling to you ? To tell you stories of mine? "
Alors qu'elle s'essouffle, que ses mots se perdent dans la justesse de ses arpèges, Carla se sent glisser vers les vertiges calmes, comme ceux d'une drogue, tous ses muscles se détendent, sa vision floue, sa respiration s'éteint presque, tout n'est plus que chaleur, repos. Puis sans s'en apercevoir elle est debout, sautillante, hurlant le nom de cette chanteuse sorcière qu'elle adore, avant l'éveil de sa raison.
Nathalie, encore emmêlée dans sa robe courte et pailletée, se jette dans ses bras. La devanture bondée du Spotlight de Lille et ses néons violés ajoutent à leur étreinte la fraîcheur des comédies d'Hollywood. Tous envient Clara du coin de l'œil, elle tient la star entre ses bras, s'ils connaissaient son malheur. La musique de Lalaland interrompt leur étreinte, et la voix d'Adrien retentit peu après dans l'appareil, haché, épuisé. Comment peut-elle l'apprécier plus qu'elle, alors qu'il passe le plus clair de son temps à la rejeter ?
La seule chose dont elle se souvient, alors qu'elle essaye de trouver une boite de nuit miteuse où elle pourra finir la nuit, c'est la voix de Nathalie qui lui promet qu'elles se verraient la semaine d'après, qu'Adrien « avait des problèmes ». Comment il pouvait se dire avoir des problèmes, lui. Alors qu'elle passait toutes ses soirées dans un Starbucks, enfermé dans son uniforme de bienveillance, à tenter de payer cet appartement miteux en banlieue. Il avait tout pour lui, ils avaient tout pour eux, elle se haïrait le lendemain de les jalouser mais dans ces moments là, seule sous les néons grésillant, elle les détestait de l'abandonner. Pas d'étoile dans le ciel, plus de décorations clignotantes sur les murs et les lampadaires, l'ombre règne dans cette minuscule rue de Roubaix. Clara s'arrête, calme sa respiration et sa rancœur, elle n'est plus loin du Riad. Elle enfile sa capuche sombre, le vêtement sombre flotte dans son dos, elle dévoile le dragon sur son bras. Gueule ouverte, symbole de son appartenance, de sa dépendance. L'insigne coloré annonce son repaire maudit, prêt à lui délivrer les substances de son bonheur. Les notes électriques de Shaka Ponk résonnent, les murs dégoulinants peinent à tenir immobiles. Oublier tous ces autres, se plonger dans l'air humide et brûlant. Un vigile récupère les dernières pièces qui lui restent, les vantaux de fer rouillé grincent sur son passage. Les effluves d'alcool l'agressent dès qu'elle rejoint l'immense salle circulaire où clignotent les spots éblouissants, les murs recouverts de peintures hétéroclites et désordonnées, sur lesquelles dansent, chantent, boivent, peignent, baisent ces artistes comme elle. Elle reconnaît ces yeux éclatants entre les lumières électriques, qui lui tendent la poudre immaculée. Les iris flamboyantes disparaissent, laissent place à un amas de palettes débraillées et de pinceaux abîmés.
-Impressionne moi, résonne la voix obscure dans sa tête. Laisse jaillir ce qu'ils veulent t'enlever, exprime-toi sans retenue. Oublie tout ce que tu as appris, inutile, déshabille toi, prends l'espace dans tes bras. Sans barrière, relâche tout, prends tout.
La musique l'anime enfin, elle tend le pinceau vers sa cible, prête à frapper de toutes les forces que lui procurent les glissements de guitare. Là au creux de son cœur, se dessine déjà ce qui va advenir sur la toile vierge qu'elle s'empresse de dévergonder à son souhait. Un adolescent, le visage à demi recouvert d'oiseaux la dévore des yeux tandis qu'elle se déhanche pour le tout premier trait qu'elle étale. Elle se balance, sa robe recouverte de tâches extatiques ondule sur toute la finesse d'un être habitué à la fuite.
Le mur s'offre à elle, elle s'offre au vertige, son vertige la submerge. Juste suivre le rythme effréné et tout deviendrait réel, l'énergie électrise le bout de ses doigts graciles entre lesquels son arme tournoie en un rock exalté. La transe se propage, le refrain se prépare, elle se tord, crie, les encres se mêlent à ses cheveux rayonnants, éblouissent les danseurs drogués qui ne tardent pas à l'entourer, victime de son envie insatiable. Dans tout l'orage d'un gris transperçant, entre deux déchirements de rage et des notes en cascade qui l'envoutent, se dresse sur la surface polie un gigantesque rapace aux traits tordus, serres ouvertes sur ce monde qu'elle répugne.
-Here I am, rock you like a hurricane, s'écorche-t-elle alors que l'instrument de sa création se coince entre ses dents.
Elle ne répond plus de ses actes alors que tout va crescendo, la batterie sans cesser d'accélérer, ses jambes tremblantes se tendant, se détendant, sous les jeux du guitariste. Elle doit distordre ce monde, le faire danser avec autant de bruits que possible. Elle y est enfin, le désordre intérieur approche , renversera son monde. A la lumière d'un néon hirsute et tremblotant, qui de sa clameur électrique gêne son art, elle tape dans un pot noir et le pelage de son aigle scintille.
Alors qu'elle termine le chaos de son esprit, des bras fermes l'enserrent, elle sent la chaleur monter en elle. Là entre tous les murmures flous et les odeurs vives, elle se plaque contre le mur, et voit le reflet de ces yeux qui la transpercent. L'homme aux oiseaux est derrière elle, plein de désirs, elle s'unit en glissant ses ongles dégoulinants sur sa chair. Il est en elle, les cris envahissent ses oreilles, des formes se meuvent autour d'eux, et l'image de son œuvre reste graver dans ses pupilles.
Elle sort chancelante, son ombre sur le trottoir l'effraie. Quelques lumières blanches clignotent encore, les fenêtres sont éteintes, seul un cri transperce la nuit. Le crachin humide réveille ses sens. Son repaire est loin derrière elle, sa robe est déchirée. Le lendemain elle y retournerait, elle répondrait à l'appel de ses plaisirs ultimes. Puis soudain, face à elle, deux jeunes hommes masqués donnent de violents coups de pieds dans ce qui semble être un sac sombre. Ils mettent fin à ses pensées distordues qui la poussent à retourner peindre sur les murs du Riad. Elle s'approche, trébuchant sur les pavés glissants, ils se retournent, les battes tournoient. Le visage d'une femme magnifique se redresse, défiguré par le sang et les hématomes violacés comme ces figures fantastiques du romantisme, son air suppliant la pousse à agir. Sur leurs vestes sont alignés croix et médailles, acronymes de deux ou trois lettres, ils rient. Un couteau jaillit entre ses mains tachetés de peinture, et malgré ses réflexes incertains, se fiche dans un bras solide. Ils reculent, prennent peur, l'insultent de ces noms qui stigmatisent ceux qui sont libres, qui vivent pleinement. Puis elle vomit tout ce qu'elle sait, un flot de bile et de substances inconnues mêlées, elle pose une main sur son abdomen. Du rouge s'ajoute aux couleurs de ses palettes, elle s'effondre dans le brouillard. Elle n'entendra pas les sanglots étouffés de celle qu'elle a sauvée, appelant à l'aide au creux d'un écran illuminé.
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