3. La Dame rouge
Chapitre I
LA DAME ROUGE
3 sur 3
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— 𝐐𝐔'𝐄𝐒𝐓-𝐂𝐄 que c'est ? dis-je dans un souffle.
Alice marche sans répondre en direction de la bête. Si la présence me dérange, bouger enfin présente l'avantage de me réchauffer un peu — je ne sens plus mes orteils. Mais, dorénavant, je ne dois plus mes frissons seulement au froid.
C'est une sorte... de chat. Grand comme un labrador. Pelage noir, oreilles en pointe et port svelte, la bête fidèle à ses allures félines ne nous prête pas la moindre attention : elle ne scrute que l'étang non loin.
À moitié caché derrière Alice, j'avance frappé d'inquiétude et de fascination. Jamais je n'ai vu de chat si énorme. Son souvenir m'aurait marqué, d'autant que je connais tous les animaux du domaine : taupes, canards, grenouilles, merles, tourterelles et autres rouges-gorge, un corbeau parfois et souvent plusieurs chats, mais tout à fait ordinaires. Je songe aux lynx, aux panthères arpentant leur cage du zoo, à leur aura de prédateur, toutefois ce spécimen me parait moins robuste. Il doit tout au plus chasser des souris spectaculaires, disons des ragondins ! Surtout il n'évoque pas la même apathie morose, cette impuissance face à l'attente de la mort qui m'accable à chaque fois chez les grands félins dans leur prison.
Cette bête est libre.
Comme Alice parvient à sa hauteur, je réalise qu'elle aussi ne surveille que l'étang. Pas un seul regard pour le chat qui n'est pas un chat. Muet, perdu, glacé, je me fige quant à moi lorsque la bête m'adresse un bref coup d'œil : ce simple contact provoque un interminable frisson dans mon ventre. La panique m'envahit. Le regard, d'une dérangeante expressivité, chatoie d'un bleu riche comme un ciel d'été. C'est l'expression d'une sorte de présence autrement perceptible que par les seuls sens, ces pauvres sens humains dont je mesure soudain la vertigineuse insuffisance ; c'est l'évidence que cet œil-là trahit une intelligence affreuse, une intelligence sauvage.
Alice, elle, fléchit les genoux comme pour flatter le brillant poil noir. Or l'expression de la bête, car il me semble inapproprié de parler d'autre chose, dissuaderait n'importe qui d'aventurer sa main. De fait, Alice n'en fait rien — à distance respectueuse, elle chuchote dans l'oreille pointue :
— Qu'y a-t-il, Mirage ? Que sentez-vous ?
Le sérieux d'Alice ne m'inspire aucune envie de rire. Elle ne vient décidément pas d'ici. Les Auvoiriens témoignent-ils tous la même déférence à leur animal de compagnie ? Un frisson dans l'échine de la bête, puis dans ses longues vibrisses, m'insuffle en tout cas la conviction qu'elle a compris chaque mot.
À pas feutrés, Mirage s'avance vers l'étang déployé là comme un vaste miroir où s'abîme le ciel. Nous le suivons. La lumière m'éblouit presque, car les branches créent une ombre étonnante en dépit de la neige et des branches nues. Ou alors est-ce l'étang qui luit de cette façon ?
Mirage garde les yeux rivés sur un point dans l'eau. Raidi, poil hérissé, il émet une sorte de vibration impossible pour un chat normal, un bourdon féroce doublé d'un intense sifflement. Si je n'ai jamais entendu de grondement pareil, j'en perçois parfaitement le caractère hostile. Autour, silence. Les bourrasques ont cessé. Le froid nous enveloppe, plus vif. Et le lac, bien qu'immobile, aimante mon regard.
Avec une étrange douceur, sans bruit, sans remous, l'eau s'écarte au point précis que nous fixons. Émergent d'abord une chevelure blanche, traversée de tresses et de bijoux scintillants, ensuite un front noble d'antique statue, de hautes pommettes, un nez droit, enfin des lèvres pâles et un menton pointu. Le visage sort de l'étang comme un spectre de la stèle, levé par un cou noir, de larges épaules et tout un corps drapé d'écarlate.
Alice tremble à mes côtés. Pas de gouverneur, encore moins de grand-père : une grande dame s'avance sur la berge. Trop pâles, enfoncés dans sa figure de marbre dans l'ombre d'arcades quasi dénués de sourcils, flamboient des yeux glaçants.
Braqués sur moi.
— Aurel, dit-elle, bonjour.
Que la dame connaisse mon prénom m'inquiète moins que sa façon de le prononcer : c'est l'aboutissement d'une longue quête. Bouche bée, je la contemple fouler la neige de son enjambée formidable, sans qu'elle ne soit mouillée, sans que l'eau n'ait frémi. L'instinct me pousse à reculer, car elle ne s'arrête pas et je mesure à quel point sa taille est extraordinaire. Elle lève d'interminables mains gantées en signe d'apaisement.
— Pas d'inquiétude, petit oiseau, je ne viens pas pour ta vie.
— Arrière ! prévient Alice. Vous le regretterez. Je suis...
— L'enfant du gouverneur, coupe la dame, oui. Et l'enfant de l'archiviste.
Ses yeux ne m'ont pas quitté. Le ventre plein de frissons, la gorge pleine de feu, je soutiens son regard en bredouillant :
— Je vous connais ?
Voilà sans doute la question la plus stupide qu'on puisse poser à quelqu'un venant de sortir d'un étang comme d'une cage d'escalier.
— C'est peu probable, répond l'étrangère, à moins que ton aïeul m'ait jamais mentionnée lors des enseignements qu'il t'aura dispensés.
— Aurelian, souffle Alice. Ne l'écoute pas. Nous partons.
Je poursuis quand même, étrangement fasciné :
— Mon grand-père ne m'a jamais parlé de l'Auvoire. Car vous venez d'Auvoire, n'est-ce pas ?
— Tout juste, acquiesce l'inconnue. Mes sœurs et moi-même en étions jadis les régentes. J'ai usé de plusieurs noms depuis cette époque. Aujourd'hui, on m'appelle la Dame rouge.
— Que voulez-vous ?
Ma voix tremble plus que je ne le voudrais. Le frisson brûlant dans mon ventre s'amplifie sans discontinuer. Je réalise que Mirage a disparu.
La bouche de la Dame s'étire dans un sourire sans chaleur.
— Je devine, petit oiseau, que tu te crois parfois capable de parler aux animaux. D'autres fois, c'est le murmure de l'eau qui charrie jusqu'à toi des certitudes. Le feu dans ton ventre te rappelle le besoin des grands espaces.
Ma bouche s'est asséchée. Maintenant la chaleur m'étouffe.
— Je sais qu'il y a dans ton cœur une part d'étrange semblable à la mienne. À moi aussi les ombres chuchotent, et je chuchote en retour. Rien n'est pire que l'ennui quand on a l'éternité. Alors je profite de mes talents pour collectionner les mystères. Mon passe-temps, si j'ose dire.
— Assez, ordonne Alice d'une voix mal assurée. Taisez-vous. Ce garçon est sous la responsabilité de l'ordre de Silve.
— J'ai envie d'écouter.
Les mots se sont échappés de ma bouche. Alice me dévisage, scandalisée. Son poing blêmit en serrant le manche de la dague à sa ceinture.
D'un mouvement vif la Dame s'accroupit, plonge la main vers le sol et me tend, sur le cuir noir de son gant, une petite poignée de neige. Incrédule, étourdi par cette espèce de langueur engourdissant les rêves, j'observe un flocon s'élever de sa main, tournoyer, disparaître. Un deuxième s'envole aussi, puis un troisième. Très vite la neige enrage entre nous. Malgré l'air immobile, les flocons montent vers le ciel et le manteau rouge de la Dame claque comme un drapeau dans la tempête.
Craquement sonore — déchirure. Alice retient une exclamation de surprise en agrippant mon bras. Un cercle de flammes blanches fuse du sol autour de la Dame. Le temps d'un battement de cils elle n'est plus qu'une silhouette ondoyante à travers le feu. Quand le brasier cesse aussitôt, son expression a changé. Ses yeux pâles scintillent plus fort. Les flocons ne virevoltent plus. À nos pieds la neige a même fondu tout aussi vite et la pelouse dévoilée verdit à vue d'œil, constellée de minuscules fleurs éclosant en accéléré.
Ma mâchoire se décroche.
— Sorcellerie, souffle Alice en tressaillant.
— Petit oiseau, dit la Dame rouge, j'entends ton cœur d'ici !
— Ne la regarde pas, dit Alice en cherchant mes yeux.
Mais la vision de cette silhouette immense dans les flammes m'a pétrifié. Je ne peux plus détacher mon regard de celui de la Dame, qui poursuit :
— J'ai besoin d'un renseignement. Je suis collectionneuse, disais-je, et figure-toi qu'un trésor inestimable m'a été dérobé. Or ton aïeul, l'archiviste, doit savoir où il se trouve...
Mon cœur plonge dans ma poitrine. La clé lui appartient.
— Je n'en ai pas la moindre idée, dis-je d'une voix blanche. Mon grand-père ne me fait part de rien.
— Vraiment ? s'étonne la Dame. Dans ce cas je suppose qu'il ne me reste qu'à le consulter directement. Tu es un garçon intéressant, Aurel. J'aurais volontiers couvert l'homme de richesses pour t'emmener avec moi. Mais Silve me devance de peu.
Son regard glaçant se pose sur Alice. Un bref instant son attention s'attarde ailleurs, comme guettant quelque chose d'imperceptible entre les arbres. Elle plonge soudain la main dans une poche intérieure pour dévoiler, se penchant vers moi, un somptueux miroir à la poignée d'or.
— Si jamais la mémoire te revient, dit-elle en me l'offrant.
— Arrière ! s'écrie Alice en dégainant sa dague.
Dans la même seconde le grondement de Mirage retentit à nouveau, deux fois plus intense. L'expression de la Dame change du tout au tout. Je réprime un cri quand un choc violent l'expulse de mon champ de vision. Une masse informe tournoie plus loin sur le sol en projetant partout de la neige et des éclaboussures. Des râles et des cris s'entremêlent, horrifiants.
L'instant d'après Mirage se dresse là pour nous défendre, bête sauvage habitée, face à la Dame qui se redresse près de l'étang. Une longue estafilade barre sa joue blanche. Alors, avec un dernier regard pour moi, elle s'enveloppe de l'immense manteau rouge et bascule en arrière.
L'étang l'avale sans bruit.
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