1. La clé

Chapitre I
LA DAME ROUGE
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𝐉'𝐀𝐈 𝐃𝐔 𝐅𝐄𝐔 dans le ventre. Braises d'ordinaire, conflagrations quand la colère se dresse. Pour l'heure ça pulse en flammes sauvages qui me gonflent la poitrine. Je me suis encore battu. Voilà que la neige embourbe mes pas comme pour m'implorer de faire demi-tour, leur infliger ce qu'ils méritent. Pour autant, la vieille Augusta trotte toujours si vite et son étreinte ne desserre pas. Ses doigts glacés, crochus comme des serres, me broient tous les os du poignet. Les rafales qui nous cinglent n'effraient pas plus la dame que ses soixante-dix ans passés ; moi j'ai les pieds gourds, le nez congelé, plus cette furieuse envie de me carapater. Il ne me faudrait pas beaucoup d'efforts. Rien qu'un coup d'épaule assez brusque. Et les flocons tombent si dru qu'ils jettent sur le monde un curieux voile opaque : autour de nous, je ne distingue que de vagues amas grisâtres en guise de maisons. Des ombres difformes ont remplacé les haies, les réverbères. Déjà que la pauvre ancêtre n'est pas gâtée question vision, en ces circonstances elle vous confondrait un arbre et une voiture. Mais je sais que si je me défile, je risque bien plus qu'en me contentant d'obéir.

— Aurelian Rivel, triple andouille ! rouspète la vieille Augusta. Qu'avez-vous dans le crâne, je me le demande ! Monsieur vous a tant de fois sommé d'ignorer les quolibets !

Forcément : pour Grimoire c'est facile, puisqu'il ne côtoie guère que sa maudite machine à écrire. Trop transi pour desserrer les mâchoires, je me borne à contrer le vent qui mugit, me fouette le visage, m'incendie les oreilles. Les fichues congères que nous franchissons m'engloutissent jusqu'aux genoux ; le froid perce sans mal les lambeaux trempés collant à ma peau. Jamais l'hiver ne s'est attardé de cette façon jusqu'à mon anniversaire, fin mars. C'est une brise agréable, pourtant, au regard du sermon qui m'attend.

Comme la tempête s'essouffle, je devine la silhouette du Libristar. Ce manoir que j'habite depuis l'enfance fend le ciel de ses toitures tout hérissées d'épines, si raides que la neige n'y tient qu'en bandelettes éparses. Des tourelles crèvent là-haut la brume à l'instar des sapins noirs alentour. D'autres arbres, nus ceux-là, se déploient comme pour me balafrer quand nous fusons entre les grilles. En une seule nuit, le domaine a troqué ses massifs fleuris et ses pelouses aux verts frais pour ces couches de blancheur intacte et ces ombres épaisses. L'étang, là-bas, n'a pourtant pas gelé.

La même lumière bleue poisse tout l'intérieur. L'habituelle rumeur des conversations, des allées et venues, des rires dans les salons s'est évanouie. Même l'éternel gramophone de Grimoire ne fredonne plus ses mélodies. Seuls nos pas claquent dans le silence de glace. C'est l'un de ces mutismes d'église vide, chargés du poids des siècles et du parfum des cierges. Ces tapisseries, ces bronzes et ces boiseries — tout ce faste amassé ne paraît plus qu'un trésor fantôme.

Le long des couloirs lambrissés, les bustes de marbre me toisent de leurs yeux vides. Pour la millième fois j'y décèle comme un air de reproche. Et voilà que s'élèvent les sombres portes de bois verni, démesurées, au pied desquelles j'ai trop souvent patienté. Le bureau de Grimoire.

J'esquisse une ruade, râlant :

— Je connais le chemin, figurez-vous.

— Figurez-vous que non ! rétorque la vieille Augusta.

Ma main virant au bleu, elle me libère pour m'attraper par le col. D'un geste elle m'envoie valdinguer contre d'autres portes, plus modestes. La gouvernante ne paie pas de mine, avec sa frêle carrure et son mètre cinquante, mais son caractère tient de l'incendie perpétuel comme de la tempête au-dehors, impétueux, ravageur, et cette vigueur déborde sur le plan physique.

Sans risquer d'autre coup d'œil en arrière, je pénètre dans le petit salon. L'un des douze âtres du Libristar irradie là par vagues une chaleur dérisoire. Les moquettes et les fauteuils serrés ne la conservent en rien : le froid se faufile par les fenêtres, fortifié, semble-t-il, par le reflet des glaces en enfilade. Et dans ce calme feutré, d'autres crépitements masquent ceux du feu timide.

Tac. Tac. Tac-tac, tac. Tac-tac.

Un ding ! les ponctue, puis ils reprennent. Dos à moi, la silhouette bossue de Grimoire se détache sur les flammes. Le voilà qui pianote toujours, grotesque écrivain géant, arqué par-dessus la monstrueuse machine écrasant la table basse. Sans rire, il ne cesse d'écrire qu'en cas d'absolue nécessité.

Il cesse.

Les portes claquent. Madame Augusta m'intime d'avancer d'un index griffu entre les omoplates. Raide, je me présente à Grimoire qui patiente les doigts joints. Il avise ma tenue lamentable avant d'arquer un sourcil.

— Tu t'es battu.

« Encore ». Le ton le sous-entend. Il soupire :

— Nous devons parler. Assieds-toi, je te prie.

D'un geste las, sa main parcheminée désigne le fauteuil que Madame Augusta tourne déjà vers moi. Leur expression m'ordonne d'obéir sur-le-champ, mais son désintérêt m'étonne :

— Je ne serai pas puni ?

— Les punitions sont faites pour dissuader les récidives, Aurelian. Dans ton cas je crains que toute mesure soit vaine.

La voix de Grimoire s'est durcie dans un ton qui ne souffrira plus d'interruption. Je croirais rêver. Après toute une enfance à subir ses remontrances inépuisables, mes échauffourées ne le préoccupent plus. Aveu de défaite ? Il envoie donc la vieille Augusta braver la tempête et m'arracher du collège pour une séance de bavardage au petit salon ?

En dix ans, depuis que je vis avec lui, mon grand-père n'est pas sorti une seule fois de son bureau en plein jour. En dix ans, il ne s'est jamais départi de sa robe de chambre grenat. Pourtant le voilà, comme s'il avait attendu que le monde hiberne avant de quitter sa propre tanière, presque déplacé dans ce fauteuil trop bas, vêtu d'un costume certainement plus vieux que moi.

Il se racle la gorge.

— Aurelian, tu as quinze ans aujourd'hui. Il est temps pour toi de songer à l'avenir, à tes études.

— Merveilleux. Où est mon cadeau ?

Les yeux gris de Grimoire me foudroient, minuscules derrière les verres concaves. Madame Augusta croise les bras en sifflant d'un air indigné. Mon sarcasme ne provoque jamais ce genre de réaction chez eux. Ce doit être véritablement sérieux.

— Tu as toujours été un élève exécrable. Toutes ces années, j'ai tenté de t'inculquer les valeurs que j'estime essentielles. Érudition, discipline, constance, curiosité, respect, sociabilité... Je pensais que ce lieu de sagesse t'aiderait à t'élever, que la maturité te viendrait plus tôt. J'ai eu tort, je le constate. Le résultat est même tout à fait contraire à celui que j'espérais.

Je ne réponds rien. De l'extérieur, les mots de Grimoire ne semblent pas m'atteindre.

— Tu cultives une véritable allergie pour les livres. Tu te tiens loin des professeurs, des savants, des écrivains ou des historiens qui transitent ici quand les fréquenter ne sert pas tes intérêts. Comme ton père, tu ne t'intéresses à rien, tu es médiocre en tout.

— Mon père n'était pas médiocre. Il a exploré l'Auvoire. Je le sais même si vous n'avez jamais rien voulu me dire. Il en a fait bien plus que vous, puisque vous ne sortez jamais de ce fichu manoir !

Mes mâchoires et mes poings palpitent pour la deuxième fois de la matinée. Tandis que nous nous défions du regard, Grimoire laisse le silence s'étirer.

— Tu as raison, je suis dur. Tu excelles bien dans un domaine, celui d'élaborer les pires sottises imaginables avant de les mettre en pratique. Passion que partageait naturellement ton acolyte si brillant, le fameux Ralfie Luka.

J'ouvre la bouche, révolté. Cette fois Grimoire incline la tête et hausse les sourcils pour m'écouter, doucereux. Il n'a pas bougé de son fauteuil. Sa carcasse est toujours voûtée, ses doigts sont toujours joints. Je gronde :

— Si je suis là seulement pour vous entendre dénigrer les gens qui comptent pour moi, je préfère encore retourner en classe.

Les yeux de Grimoire retournent aux flammes. Il caresse l'un des deux ailerons de cheveux argentés qu'il a de chaque côté du crâne, fidèle à sa fameuse indifférence qui m'agace tant. Je m'efforce de me contenir en fixant, tremblant, les tasses de thé amoncelées sur le guéridon.

— Je vais être en retard, insisté-je.

— Tu te soucies d'arriver à l'heure, désormais. Ah, Aurelian !

En général on m'appelle « Hé ! », ou alors « La Tache », sobriquet que je dois à ma marque autour de l'œil aussi bien qu'à ma réputation d'éternel inadapté — en tant que hors-caste notoire et cancre de haut vol. Le reste du temps, les gens se cantonnent aux deux syllabes déjà bien assez longues de mon diminutif, Aurel. Sauf Grimoire. Lui préfère mon prénom complet, car il sait bien que je le déteste et s'applique à l'employer précisément pour l'heure des réprimandes.

Malgré ses airs blasés, il serre les poings lui aussi. Ses jambes, interminables et décharnées dans leur pantalon trop large, s'agitent maintenant comme s'il allait bondir à tout moment.

— Tu ne retournes pas au collège cet après-midi. Tu as un entretien important.

— Quel entretien important ? Avec qui ?

— Un homme important.

Mes barrages de flegme s'effondrent tout à coup. Je viens de comprendre.

— Vous m'envoyez vivre ailleurs, c'est ça ? Vous me mettez en pension ?

— J'ai des nouvelles de ta mère.

Soudain j'ai le cœur dans la gorge. Je serre les dents, je ne dis rien. J'attends que Grimoire poursuive. Il ne me regarde pas :

— Madame Augusta, s'il vous plaît.

Aussitôt la gouvernante bondit à l'autre bout du salon. Elle s'attarde davantage pour revenir, le port solennel, le pas précautionneux, pour enfin me présenter sans respirer, s'inclinant comme pour la révérence, quelque coussin visiblement sacré. En fait la valeur réside dans le trésor unique reposant dessus : une clé d'or, étrange, dont les moulures complexes accrochent le moindre éclat du feu.

— Quel rapport avec maman ?

Soudain dans l'âtre le feu s'amplifie, expulse bouquets d'étincelles et claquements sonores. Les flammes s'élèvent curieuses, sauvages, ainsi que leurs jumelles dans mon ventre. Grimoire surveille la clé sans répondre. Sans broncher non plus, Augusta remue le coussin sous mon nez dans un mélange de malaise et d'insistance.

Et moi aussi, maintenant, j'ai le regard piégé dans l'or.

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