Partie Unique
« La nuit me fait peur, docteur...
- Pourquoi cela, Jimin ? »
Le garçon au visage poupon quitta les yeux sombres de son psychologue pour fermer les siens, alors que, de ses doigts, il arrachait les petites peaux mortes autour de ses ongles sous la table, nerveux. Il ne supportait plus le regard perçant et impitoyable de l'adulte qui semblait vouloir sonder son esprit, déchiffrer son âme et mettre en lumière les parties les plus sombres de son être.
Le bruit incessant de la trotteuse de l'horloge ancienne, accrochée au mur qui lui faisait face, l'emplissait toujours plus de ce vil sentiment d'angoisse qui ne l'aidait pas à mettre ses pensées en ordre. À chaque seconde battue, l'étau se resserrait sur ses poumons et le privait de ses inspirations claires et fluides.
« Pourquoi te fait-elle peur ? insista l'homme.
- Je... C'est parce que... »
Sa voix n'était que souffle.
La bulle d'air douloureuse qui ne le quittait pas continuait de gonfler dans sa trachée qui s'asséchait de plus en plus. Il avait extrêmement soif, ce que le thérapeute comprit. Ce dernier se leva de sa chaise et se munit d'une bouteille d'eau fraîche stockée dans le mini-réfrigérateur au fond de la pièce, avant de revenir vers son patient.
Lorsqu'elle la lui fut tendue, préalablement débouchonnée, Jimin l'attrapa de ses mains tremblantes et en but de longues gorgées avec avidité. Il sentit très rapidement les bienfaits de la basse température du liquide glissant contre ses parois, apaisant l'inflammation qui l'indisposait depuis le début de la séance. Tout en même temps, ses pupilles effarouchées se déplaçaient vivement sur les alentours, comme un réflexe, un automatisme de survie. Il était constamment sur le qui-vive. Que pouvait-il bien lui arriver ici ?
Il était en sécurité.
« La nuit... reprit-t-il, hésitant, tout en essuyant la fine pellicule d'eau sur ses lèvres. La nuit, il se passe des choses étranges.
- Quelles sortes de choses ?
- Je ne saurais vous dire précisément, mais... »
Il marqua une pause et chercha ses mots avec soin.
« J'ai cette sensation d'être constamment épié. Parfois, j'entends des voix murmurer autour de moi ou j'ai l'impression que l'on me touche. Cela arrive notamment lorsque je ferme les yeux...
- Hm, je vois, commenta distraitement le docteur. »
Cette réponse troubla l'adolescent qui se mit à gigoter sur son siège. Mal à l'aise, il attendit un ajustement de celle-ci, un complément qui effacerait le manque visible d'implication de son vis-à-vis.
Mais rien ne vint.
« Souvent, lorsque je me réveille je découvre que certains de mes objets ont été déplacés pendant mon sommeil, ajouta-t-il dans l'espoir de le faire réagir. J'ai réellement peur, docteur... Si bien que je n'ose plus dormir.
- Et que penses-tu que cela puisse-être ? »
À cette interrogation, Jimin se réinstalla droit sur sa chaise, soulagé et presque heureux d'avoir enfin de l'attention. Piqué par un élan de bravoure, il entreprit de lui confier ses doutes avec sincérité. Il se pencha légèrement sur la surface boisée, les doigts recroquevillés sur le rebord, et emprunta le ton d'une confidence :
« Eh bien, je crois... Je crois que ce sont des cauchemars... »
Un sourcil s'arqua sur le visage de l'homme aux cheveux ébène tandis qu'il grattait de son stylo-plume une feuille de papier.
Silence.
L'adolescent se mordit la lèvre en l'observant. Son psychologue ne paraissait pas le moins du monde étonné par son aveu, et toujours aussi peu concerné par son mal-être, d'ailleurs.
« Tout le monde fait des cauchemars, Jimin, s'exprima celui-ci avec apathie. »
Le susnommé ouvrit la bouche, interdit, mais aucun son n'en sortit.
Non ! Non, ce n'était pas ça. Pas comme ça.
Il n'aimait ce genre de réaction, que l'on traite son problème par-dessus la jambe. Il avait besoin d'aide, non de jugement. C'était bien pour cette raison qu'il n'en parlait plus à personne et avait plutôt choisi de faire appel à un professionnel. Il n'était pas sûr cependant que celui-là lui convienne...
Ses prunelles balayèrent rapidement le petit écriteau qui honorait le bureau en bois massif de son interlocuteur.
Dr. Min Yoongi, psychothérapeute y était gravé en lettres brillantes.
Jimin s'en moquait bien de son titre. Avoir un nom décoré à la feuille d'or ne lui donnait pas le droit de mépriser ses patients. Son angoisse précédente se transformait au fur et à mesure en irritation ; et toujours ce foutu tic-tac persistant de la pendule qui ébranlait sa stabilité émotionnelle...
« Vous ne comprenez pas, haussa-t-il légèrement le ton. Les miens sont différents. »
Le désigné Dr. Min laissa échapper un petit soupir las tout en replongeant ses obsidiennes dans celles du garçon. Il entrouvrit les lèvres pour demander de son timbre sévère :
« Et qu'ont-ils de différent selon toi ? »
Tout à coup, ce fut comme s'il venait d'aspirer tout son aplomb. Jimin frissonna, incapable de bouger le moindre muscle si ce n'était ses mâchoires pour parler. Ses paumes redevinrent moites, il les essuya de manière compulsive sur son pantalon en toile sombre sans se soucier de la brûlure que provoquait le frottement répété contre sa peau. Le sang s'agglutinait dans ses tempes en sueurs et doucement, la peur reprit sa place au creux de son cœur.
« Les m-miens, murmura-t-il difficilement, les miens sont... vivants. »
─⊹⊱◈⊰⊹─
C'était froid.
Tellement froid.
Jimin semblait baigner dans un océan si glacial qu'il lui brûlait la peau, givrait son âme, paralysait ses membres. Et en même temps, ses entrailles prenaient feu, fondaient à l'intérieur de lui en ne laissant place qu'à de la lave en fusion.
Il s'agitait. Du moins, il essayait. Il tentait d'échapper à cette douleur furieuse qui persistait. Il courait, sans avancer, les mains en avant comme pour se protéger d'un quelconque obstacle. Mais il n'y avait rien ici...
Seulement lui.
Cette découverte éclata en son for intérieur comme un miroir brisé, dont les débris de verre reflétaient sa solitude sans faille. Seul, égaré, dans une immensité comblée par un vide absolu, la noirceur l'embrassait.
Un noir si profond, sans limites et sans la moindre nuance de ton ; le néant.
Lorsqu'il comprit où il se trouvait, il cessa de se débattre et se recroquevilla au sol, les genoux amenés à hauteur de son menton. Sa poitrine, ses poumons, tout était comprimé. La sensation de suffoquer lui tournait la tête et barbouillait son estomac. Il peinait à respirer. Inconsciemment, il entoura son cou de ses petites mains, voulant se rassurer en sentant l'oxygène passer dans sa trachée.
Mais plus que l'oxygène, son pouls sous ses paumes.
Jimin expira longuement, les paupières closes, tandis que quelques larmes mordaient la peau de ses joues autrefois rebondies mais désormais creuses.
Il battait encore ; son cœur battait encore, pour l'instant.
Mais jusqu'à quand ?
─⊹⊱◈⊰⊹─
« Je n'aime pas mon psychologue... »
Allongé sur son lit, c'est ce que confia Jimin à Taehyung, son ami de longue date. Tous deux observaient le plafond du plus âgé, leurs mains croisées sur leurs ventres qui gonflaient et dégonflaient au rythme de leurs respirations.
« Tu ne l'as vu que deux fois Minie, tu devrais lui laisser une chance.
- Je... Je ne sais pas. Il ne m'écoute pas, ça ne me plaît pas, déclara-t-il avant de baisser la voix. Et puis... »
Notant son hésitation, Taehyung pivota sur son flanc pour lui faire face et se redressa légèrement, en appui sur un coude et la joue contre sa paume.
« Et puis ? l'encouragea-t-il à continuer.
- Il me met mal à l'aise, souffla Jimin. »
Ses mots moururent dans un profond silence. Aucune remarque ne fut faite en échange de sa confession. Le blondinet orienta son visage vers le jeune homme étendu à ses côtés, surpris par son mutisme. Son ami le fixait sans broncher, d'un regard inquisiteur. Peut-être attendait-il que Jimin poursuive de lui-même. Le concerné s'humidifia alors les lèvres avant de les rouvrir, afin d'exprimer ses ressentis plus en détail.
« Il me juge. Je suis sûr qu'il me prend pour un gamin ayant trop d'imagination.
- Beaucoup de gens jugent, les psychologues ne sont pas différents des autres humains.
- Je sais, soupira-t-il. J'aurais largement préféré que ce soit toi qui me suives. »
Un petit gloussement s'échappa de la gorge du plus jeune, étirant par extension sa bouche en un magnifique sourire réconfortant. Jimin adorait voir le sourire de son meilleur ami. C'était bien l'unique chose au monde qui arrivait encore à estomper son anxiété.
Mais ce sourire, aussi beau fut-il, se fana aussitôt que le blond prononça :
« J'aimerais que tu restes tout le temps avec moi, Taetae... »
Là, le regard de Taehyung se durcit, les traits fins et habituellement doux de son visage aussi.
« Tu sais bien que ce n'est pas possible, répondit-il, implacable et froid comme le corps d'un iceberg. »
Jimin en fut tout retourné.
Son ami avait cette dérangeante habitude de modifier ses humeurs d'un instant à l'autre et il ne comprenait très souvent pas la nature de ces changements. Taehyung et lui étaient très proches. Vraiment très proches. Ce dernier était d'un soutien robuste pour Jimin depuis sa plus tendre enfance.
Les deux s'étaient rencontrés sur les bancs de l'école maternelle, à cette période où le blondinet – à l'époque noiraud – avait du mal à sociabiliser avec les autres bambins. Il n'avait jamais vraiment su déterminer pourquoi ceux-là semblaient avoir peur de lui et le fuyaient comme la peste. Seul ce petit garçon au sourire radieux avait eu le courage et la gentillesse de venir l'approcher, lui offrant quelques morceaux de son goûter pendant la récréation. Et c'était à compter de ce jour, le plus beau aux yeux de Jimin, qu'ils étaient devenus inséparables et avaient tissé ce lien indéfectible qui les unissait.
Mais voilà, il lui arrivait parfois de se sentir nerveux auprès du châtain qui devenait au fil des années de plus en plus imprévisible. Alors, comme toujours lorsqu'il arrivait à Taehyung de se refermer comme une huître, n'offrant plus que son épaisse carapace dure et solide aux certains contours tranchants, Jimin s'excusa pour ses paroles naïves, nées de pensées et d'envies utopiques.
« Je ne voulais pas dire ça comme ça, ce n'était pas méchant tu sais... tenta-t-il. Ce n'est pas comme si je voulais te garder captif. C'est juste que tu es mon seul ami et on ne se voit que trop peu ces derniers temps et-
- Désolé Minie mais je dois partir. »
La mâchoire du garçon s'affaissa à l'annonce froide et expéditive du châtain. Il ne prononça rien en retour, il n'en eut pas le temps. Car à la seconde suivante, Taehyung s'était volatilisé, laissant la fraîcheur de sa soudaine absence s'immiscer dans tous les pores de sa peau. Fraîcheur qui fit triste opposition au souvenir chaleureux des bras tendres de son ami qui entouraient précédemment son buste.
Bientôt, ce fut à la Nuit de prendre le relais. Elle enserra en un rien de temps son corps chétif et frileux d'une étreinte impersonnelle et dénuée de réconfort. Aux côtés de celle-ci marchait sa plus fidèle escorte, l'Angoisse. Et Jimin pouvait déjà prédire la venue tardive de leur dernière invitée nocturne, celle qui ne perdait jamais une occasion pour venir les rejoindre : la Terreur.
Au fond de son lit, il remonta sa couverture jusqu'à son nez et prit soin de ne laisser que le haut de son visage en dehors de sa protection molletonnée. Aucune autre partie de son corps ne pouvait dépasser du tissu, il se le refusait. La moindre parcelle de son épiderme se devait de rester cachée, à l'abri.
Le regard alerte, ses prunelles folles faisaient le tour de leur globe à une allure désespérée. Il observait, scrutait, attendait que quelque chose se passe. Car il le savait, que quelque chose se passerait. Comme tous les soirs, comme toutes les nuits, Jimin n'était pas tranquille. La sueur commençait à ruisseler sur son front dégagé, des frissons de crainte dressaient les fins poils de ses avant-bras et son cœur tambourinait, battant le rythme d'une musique dynamique qui ne l'égayait sur le moment pas du tout. Plutôt, il lui donnait la nausée, le tournis.
Quand soudain, les murs de sa chambre repeints de brouillard parurent se rapprocher de lui. Doucement, lentement, sans un bruit, ils l'avalèrent jusqu'à le faire hoqueter de stupeur.
Jimin n'avait même pas encore eu le temps de fermer un œil pour tenter de s'endormir qu'il pouvait déjà sentir la peur grimper, suivie de ce terrible dilemme qui se présentait à lui à chaque crépuscule : allumer la petite veilleuse à côté de son lit, ou non.
Parfois, son petit éclat l'aidait, s'alliait à lui. Parfois, elle le séduisait de ses doux rayons bienfaiteurs pour ensuite venir lui planter son long couteau aiguisé dans le dos.
Car si la Lumière faisait disparaître les Ténèbres, elle faisait également apparaître ce qui se tapissait dans les ombres.
Alors, risquer de voir clairement ce qui l'effrayait tant ou bien rester aveuglé par l'obscurité, manipulé par la démence de son imagination ? Chaque jour, sa décision changeait ; chaque jour, il la regrettait. Il choisit donc pour cette fois d'aller à l'encontre de ses instincts et laissa sa veilleuse éteinte. Ses paupières ne seraient ce soir pas colorées d'une douce lueur rouge mais du noir profond de la nuit.
Aussi lentement que possible, Il expira son air tout en prononçant en boucle des prières silencieuses qui, il l'espérait, lui laisseraient la chance de vivre le lendemain. Les yeux fermement clos, il sombra progressivement dans un sommeil troublé par ces cauchemars qui le hantaient à n'en plus finir.
─⊹⊱◈⊰⊹─
« Jimin, chéri, pourquoi refuses-tu autant de dormir ? »
À son chevet, une mère regardait son enfant d'un air inquiet.
Plusieurs années que son blondinet faisait des histoires avant de se coucher. Depuis petit déjà, il se plaignait de voir des choses autour de lui quand la lumière s'éteignait. Des ombres ambulantes, des visages dessinés sur les plis de ses rideaux, des corps qui se formaient dans la silhouette de ses vêtements entassés sur le sol... Son imagination était débordante.
Mais en grandissant, cette imagination avait fait de Jimin un garçon hors de la réalité, un adolescent perturbé, effrayé, rongé par la peur et dirigé par la paranoïa. Elle l'avait changé, transformé, assombri. Elle l'avait rempli de manies et de lubies toutes aussi étranges les unes que les autres.
À ses douze ans, Jimin avait fait retirer ses rideaux pour y mettre à la place des stores vénitiens et avait commencé à ranger son espace de fond en comble, veillant à ce qu'aucun objet ne traîne à terre. À ses quinze ans, il avait demandé que l'on condamne la serrure de la porte de sa chambre mais également celle de son armoire. Les cauchemars s'amusaient à entrer par ces petits interstices, c'était ce qu'il avait lu par hasard dans un livre trouvé à la bibliothèque portant sur les folklores étrangers. Par la suite, il était devenu impossible pour lui de dormir seul. Sa mère s'était alors vue obligée de rester avec lui jusqu'à ce qu'il tombe de fatigue et de ne partir qu'à ce moment-là uniquement.
Mais le jour vint où celle-ci lui refusa sa compagnie. Veiller son fils tous les soirs lui aspirait son énergie et les nuits blanches réduisaient sa productivité au travail les lendemains. Elle lui avait alors acheté une petite veilleuse en forme de lapin, qui éclairait juste ce qu'il fallait la pièce afin de chasser les ténèbres qui l'impressionnaient si fortement. Cela avait marché pendant un temps, jusqu'à ce qu'elle ne lui suffise plus. Les crises d'angoisse et les mauvais rêves étaient revenus, à défaut de sa mère qui ne lui avait jamais plus rendu visite à la nuit tombée.
Ce soir elle était là, étonnamment. Mais Jimin ne lui avait pas posé la moindre question sur sa présence inhabituelle, étant bien trop heureux de la voir. Il l'avait pris dans ses bras, soulagé, et elle l'avait bordé en terminant par embrasser son front avant de se reculer pour l'observer tendrement, comme elle l'avait toujours fait auparavant.
« Tu sais pourquoi. Je ne peux pas, je ne veux pas. J'ai bien trop peur. »
Elle ne répliqua pas lorsque son fils lui donna sa réponse, lui sourit simplement de sa jolie bouche carmine aux contours d'une finesse remarquable, sourire que Jimin lui rendit timidement. Il était bien conscient du poids qu'il représentait pour elle, il aurait aimé être un enfant moins problématique.
« Je suis désolé, maman... pour tout ce que je te fais vivre. »
Les traits du visage de la femme se crispèrent légèrement, la paupière inférieure de son œil droit tressauta mais son sourire ne ternit pas. De sa fine main blanche, elle attrapa celle de l'adolescent pour la caresser de son pouce manucuré.
« Tu es un mauvais garçon, c'est vrai, concéda-t-elle d'une voix sirupeuse. »
Blessé par ses mots, Jimin ouvrit la bouche, démuni. Ses prunelles mouillées tombèrent sur la sénestre qui choyait le dos de la sienne et il observa les longs doigts de sa mère glisser sur son avant-bras, agiles et délicats comme les pattes d'un arachnide. Son toucher lui paraissait soudainement froid et désagréable, une petite gêne inexplicable qui lui picotait la peau. Une boule d'angoisse se forma dans le creux de sa gorge sèche et diffusa un goût âcre sur sa langue.
Craintivement, il essaya de retirer son poignet mais une petite pression plus ferme autour de celui-ci l'en dissuada, sonnant en lui comme un avertissement. Ses yeux rejoignirent instinctivement ceux de sa mère. Celle-ci avait le visage penché sur le côté, le regard vif, et son rictus toujours présent prenait une désormais une allure menaçante. Une expression qui la rendait méconnaissable.
« Pourquoi veux-tu t'enfuir, mon chéri ? »
Le blondinet gémit faiblement en sentant les phalanges serrer son muscle plus puissamment encore, bloquant la circulation fluide de son sang. Un coup d'œil sur l'entrave, et la vision qu'il avait d'elle se troubla, se transformant peu à peu en une image infâme.
Un cri se coinça dans sa gorge, il était épouvanté.
L'épiderme de ce qui ressemblait encore vaguement à une main purulait autour des ongles acérés et se décomposait sur toute la surface osseuse des phalanges, tandis que de petites bulles se formaient entre la chair et la peau, comme si un tas d'insectes grouillaient là-dessous. Hystérique, il tenta une nouvelle fois de se défaire de la prise, tirant comme un aliéné sans pour autant y parvenir. Son cœur battait à tout rompre, raisonnant dans sa tête semblablement à des coups de marteau. Ses tempes étaient en sueur. Il sanglotait, l'implorait de le libérer, il avait peur. Extrêmement peur. Mais elle ne le lâchait pas, elle l'empêchait de partir, le paralysait.
Au fil des secondes qui passaient, son visage pourrissait et prenait une teinte grisâtre, se tachant par endroit d'un vert-noir comme celui des moisissures. Ses lèvres se fendillaient de chaque côté, débordaient sur ses joues qui craquelaient jusqu'à ses yeux vitreux.
Jimin allait vomir. Il pouvait déjà sentir la bile remonter le long de son œsophage, brûlant tout sur son passage. Il devait s'échapper ou il mourrait. Puisant dans ses dernières forces et se faisant violence pour dépasser son dégoût et sa peur, il hurla de toutes ses forces et se débattit, utilisant ses pieds dans le but d'écarter le corps détérioré de celle qui lui avait donné naissance. Mais il n'arriva pas à la chasser. Et il avait été bien naïf d'avoir un instant cru pouvoir le faire.
Il n'avait aucune chance.
« À chaque fois que tu fermeras les yeux et à chaque fois que tu les ouvriras... »
La voix de la femme parvint à ses tympans dans un lointain écho, nébuleux et corrosif comme les vapeurs d'un produit toxique. Et dans ce murmure sinistre, elle continua de répéter cette phrase aux airs de promesse, jusqu'à ce que le garçon n'en puisse plus et jette les armes, exténué.
« À chaque fois que tu fermeras les yeux et à chaque fois que tu les ouvriras... »
Jimin s'abandonna à son destin.
Car il avait compris qu'il ne pourrait rien pour se sauver.
« À chaque fois... »
Il avait compris que, là, devant lui, ce n'était plus sa chère et tendre mère.
" Je serai là. "
C'était Elle, qui était revenue.
Mara.
─⊹⊱◈⊰⊹─
Depuis qu'il avait trouvé ce vieux livre dans la librairie poussiéreuse de son quartier, Jimin n'avait pas arrêté d'y penser. Il y avait pensé, pensé, repensé au point d'en devenir complètement obsédé. Il représentait pour lui la clé de tout, sa porte de sortie, sa seule chance de survie. C'était donc sans surprise qu'il était parti l'acheter dans le dos de sa mère, usant de ses petites économies pour se l'approprier et ainsi pouvoir l'étudier à sa guise.
Ce fameux livre qui lui avait appris tant de choses sur cette malédiction qu'il vivait au quotidien.
Car oui, Jimin se considérait sincèrement comme maudit, hanté par ses cauchemars et ses peurs qui n'avaient de cesse de le tourmenter.
Dans cet ouvrage aux coins écrasés et aux couleurs délavées par le temps, il y avait trouvé, niché au fin fond d'un des nombreux chapitres, le nom de la chose qui lui faisait perdre tous ses moyens.
La Mara.
Un nom aussi doux que râpeux pour cette créature malfaisante aux airs de jolie femme. Un esprit sournois, souvent associé à la mort et considéré dans le folklore scandinave comme étant à l'origine de tous cauchemars. Passant au travers des serrures, glissant aisément sous les portes ou s'infiltrant par les contours de fenêtres, elle rendait visite à ses victimes la nuit lorsque ceux-ci étaient plongés dans le sommeil. C'était alors que les pauvres âmes se retrouvaient piégées dans leurs rêves les plus sombres et devaient faire face à leurs plus grandes craintes, impuissantes, désarmées, pendant que leur enveloppe charnelle se faisait impitoyablement écraser par le poids de la Mara. Lorsqu'elle s'asseyait sur le poitrail des endormis, se délectant de leur frayeur comme d'un joyeux festin, c'était parfois de sa main qu'elle capturait leur dernier souffle, ne laissant ainsi qu'une coquille vide occuper le lit au beau matin.
Quand Jimin avait parcouru pour la première fois ce long récit, un million de frissons avait glacé son corps entier et gelé le moindre de ses os. L'histoire lui avait tout bonnement fait froid dans le dos, notamment car il s'était rendu compte qu'il était probablement une de ses cibles.
La sensation d'étouffer, la poitrine comprimée, le sentiment d'asphyxie qui nous prend soudainement et nous réveille en sursaut, nous laissant suffocant au beau milieu de la nuit... Jimin l'avait vécu plus d'une fois et était depuis persuadé d'avoir déjà reçu la jeune femme dans ses songes. Mais le plus inexplicable pour lui était que cette jeune femme semblait pouvoir prendre plusieurs identités : le visage de sa mère n'était pas le seul qu'elle avait déjà reproduit.
À l'époque où il était encore enfant, il avait une petite voisine qu'il aimait bien. Il ne la connaissait pas vraiment, l'apercevait seulement de temps en temps, mais il avait toujours grandement apprécié son visage de poupée, ses grands yeux curieux et les belles nattes de ses brillants cheveux de jais. Il se souvenait de l'image de la fillette au soir tombé, lorsque ses yeux se sont refermés pour retrouver Morphée mais qu'à la place, c'était elle qu'il avait rencontré.
C'était un jour où le soleil recouvrait la ville, la réchauffant de ses rayons éblouissants. Jimin et elle jouaient ensemble dans le jardin de sa maison. Il était heureux de s'être fait une autre amie que Taehyung, car ce dernier n'était pas toujours disponible pour s'amuser avec lui. Alors il sautillait de joie, riant de bon cœur ou chantant à tue-tête aux côtés de cette demoiselle.
Jusqu'au moment où celle-ci s'était relevée, avait épousseté sa robe blanche et lui avait crié dessus pour qu'il se taise. Le ciel s'était obscurci, l'herbe verte sous les pieds du garçon était devenue une terre boueuse, les nattes de sa voisine s'étaient démêlées pour laisser ses cheveux noirs voler au vent et une main avait été trouver sa gorge pour l'empoigner férocement.
La panique avait envahi Jimin qui s'était vu dans l'incapacité de respirer. Du sang avait giclé sur les vêtements autrefois immaculés de la fille et déjà, la vision lui avait été difficile. Mais le pire avait été de découvrir sa belle amie défigurée, au même titre que ses doigts crochetés à son cou desquels s'échappaient de petits vers grignotant leur chair.
Cette nuit-là, Jimin avait laissé sa vie, froidement assassiné par l'un de ses cauchemars.
Aujourd'hui, il en était convaincu. C'était bien Mara qui était apparue.
─⊹⊱◈⊰⊹─
De retour dans ce cabinet qu'il exécrait.
L'horloge continuait de répéter inlassablement sa dissonante mélodie.
Le docteur Min Yoongi avait son regard terne rivé sur son patient dont le nez pointait vers ses chaussures. Dix minutes qu'ils étaient là tous les deux, mais pas un seul mot n'avait été prononcé. Jimin espérait que son psychologue entame le discours, l'aide à commencer, mais celui-ci semblait attendre de lui la même chose. L'angoisse s'emparait encore une fois du cœur du garçon, l'entaillant toujours un peu plus pour y glisser dans ses failles quelques molécules de gêne et d'appréhension.
Il devait prendre les devants où il mourrait d'épuisement dans ce pénible silence.
Jimin se lécha les lèvres et racla doucement sa gorge irritée. Cette sensation d'épines plantées dans ses muqueuses ne le quittait pas et écorchait sa voix.
« Mes cauchemars sont toujours là, docteur... Et ils ne faiblissent pas, ils continuent de grandir et de se renforcer. »
On y était, enfin ils allaient pouvoir converser.
L'homme aux cheveux ébène s'empara de sa plume pour la faire courir sur son carnet. Pendant quelques secondes, ou peut-être bien une minute, il ne sortit pas de son mutisme, donnant toujours plus à Jimin le sentiment d'être ignoré. Mais ses yeux noir charbon retrouvèrent le visage pâle et amaigri du garçon aux airs piqués de désespoir.
« La dernière fois, tu as utilisé le terme "vivant" pour décrire ces cauchemars. Qu'entendais-tu par-là ? »
La question le déstabilisa.
À vrai dire, il n'avait pas spécialement réfléchi avant d'utiliser ce mot. C'était celui qui lui était venu le premier, instinctivement. Car il ne pouvait nier le fait de voir la chose ainsi. Ces cauchemars étaient bien plus que de simples facéties de la Nuit. Comme le lui avait si bien dit le thérapeute, tout le monde en faisait, des mauvais rêves. Mais les siens étaient tellement plus.
Plus précis, plus nets, plus concrets, plus... vivants.
Il ne pouvait les définir autrement.
« Pour tout vous dire... ils ne l'ont pas toujours été. Enfin, je crois... Au départ, je n'en faisais que lorsque je dormais. Mais depuis quelques temps, j'ai l'impression qu'ils se manifestent même lorsque je suis réveillé, expliqua-t-il, mettant toute son âme dans son discours afin de le rendre le plus crédible possible.
- Définis " manifeste ", je te prie, exigea l'adulte. »
Décidément, Jimin n'aimait pas du tout sa manière de lui parler. Par pure fierté, il se renfonça dans son assise et fit cogner son talon contre le pied de la chaise, les bras croisés sur sa poitrine. Un comportement puéril, il en était conscient, mais il ne savait pas quoi faire d'autre pour lui exprimer son mécontentement. De toute manière, le docteur Min n'en avait bien que faire, tout lui passait au-dessus de la tête.
Jimin n'eut alors d'autre choix que de répondre sagement à sa demande. Ou plutôt à son ordre.
« Comme je vous l'ai dit lors de notre première séance, il m'arrive d'entendre des voix ou le parquet grincer, la porte s'entrebâiller ou même... de sentir des doigts courir sur moi...
- Oui, tu me l'as dit. Cependant, tu m'as aussi précisé que cela se passait toujours la nuit, quand tu te trouvais dans ton lit. »
Jimin ne comprit pas tout de suite le ton moqueur de son psychologue et fronça les sourcils.
« Je ne vois pas où vous voulez en venir, prononça-t-il, méfiant.
- Souvent, mon garçon, nous avons l'impression d'être entièrement lucide et maître de notre corps. Toutefois, la fatigue est une chose contre laquelle nous ne pouvons lutter éternellement. Un unique battement de cil est nécessaire pour que le sommeil nous fauche.
- Êtes-vous en train de me dire que je ne sais pas reconnaître mes rêves de la réalité ? haussa-t-il la voix.
- C'est ce que je dis, effectivement. Comment pourrais-tu être certain de ne pas t'être assoupi, rien que somnolant, au moment où ces étranges phénomènes se produisent ? »
Jimin n'en croyait pas ses oreilles. Qu'il le traite de fou pendant qu'il y était !
Lui le savait, ses cauchemars étaient bien réels. Il ne s'agissait plus d'illusions créées par son cerveau endormi, comme il en était le cas avant. Le temps passait et les rendait bien plus présents. Ils devenaient violents, dangereux, ils lui faisaient mal. Véritablement.
C'est alors qu'il se souvint d'un détail pouvant jouer en sa faveur. Sans hésitation, il souleva la manche gauche de son pull-over, jusqu'au coude, pour laisser apparaître des traces de griffures barrant son épiderme.
« Vous voyez ces marques ? s'exclama-t-il avec détermination. Ils me les ont faites cette nuit. Je me suis réveillé, une douleur cuisante dans tout le bras, et j'ai à peine eu le temps d'apercevoir une main de femme avant que celle-ci ne disparaisse. Mais les marques sont bien là, elles parlent d'elles-mêmes, n'est-ce pas ? »
Un silence s'ensuivit et Jimin se tortilla sur sa chaise, impatient et à la limite de la frustration. Son cœur battait vite, il se sentait comme un accusé au barreau, un accusé à tort devant jouer sa vie et misant sur quelques phrases qui pourraient aussi bien le disculper que le faire plonger. Et le regard sceptique du Min ne l'aidait en rien. Il le traversait de part en part, le sondait toujours de façon intrusive en frôlant l'impolitesse.
« Jimin, soupira l'adulte. »
Ce dernier replaça, du bout de son majeur, ses lunettes plus hautement sur son nez avant de baisser ses orbes sombres sur le bras de son patient.
« Jimin, il n'y a strictement rien sur ta peau. »
─⊹⊱◈⊰⊹─
Dans sa salle de classe, Jimin n'arrivait pas à écouter le cours dispensé par son professeur. Son esprit était préoccupé, toutes ses pensées tournées vers la séance qu'il avait eu la veille avec son psychologue. Sa main grattait machinalement son bras, là où s'étaient trouvées les fameuses traces de griffures mystérieusement estompées dès lors qu'il avait souhaité les présenter au Dr. Min. Il n'avait pourtant pas rêvé, Jimin était absolument certain de les y avoir vues le même matin.
Les nez orienté vers la fenêtre, ses yeux se perdaient dans le vaste ciel blanc qui recouvrait l'école. Il n'aimait pas être ici, au lycée. Il sentait sans cesse le regard curieux et débordant de jugement de ses camarades sur lui. C'était bien pour cela qu'il avait choisi cette place, tout au fond de la pièce, afin d'être au plus loin des élèves. Mais les têtes se dévissaient quand même, les corps se retournaient et il se faisait passer au scanner sans qu'il ne le veuille.
Que pouvaient-ils bien lui trouver ? Pourquoi continuaient-ils de le considérer comme une bête de foire ? Il n'aimait pas ce sentiment, cette impression d'être différent, de sortir du lot. Il finissait par se demander si les autres ne ressentaient pas son mal-être. Si une aura déplaisante et peut-être un peu intrigante ne lui échappait pas. Après tout, une entité malfaisante semblait s'être accrochée à lui, peut-être alors que c'était ça, il dégageait des ondes négatives qui écartait les gens de son passage.
Au travers de ses idées noires, une petite tache colorée et brillante comme une étoile attira son attention en contrebas de son champ de vision. Ses lèvres gercées s'étirèrent aussitôt en apercevant Taehyung qui le surveillait depuis un banc de la cour. Ce dernier lui souriait en coin ; un demi sourire plaqué sur sa bouche comme une image collée sur une autre. Cela ne parut pas troubler le blond qui agita la main pour faire un petit signe de salutation que Taehyung ne lui rendit que brièvement.
Dans son dos, on pouvait entendre quelques adolescents pouffer, mais Jimin ne s'en préoccupa pas outre-mesure. Il était heureux de voir le visage de son meilleur ami et il crevait d'envie de s'éclipser discrètement de sa classe pour aller le rejoindre.
Cette envie ne le quittait pas, embrumait sa bonne conscience. Il le voulait. Il allait le faire.
Sans un mot, contrôlé par la trop forte nécessité de s'échapper, il se leva de sa chaise sans prêter la moindre attention à son entourage, puis quitta la salle en ignorant les avertissements de son instituteur.
Jimin était comme ça, impulsif, obsessionnel.
Naviguant dans les longs et nombreux couloirs de l'établissement, il se hâta vers les escaliers qui le mèneraient au rez-de-chaussée et les dévala maladroitement. Il n'avait pas le temps de faire attention, il voulait retrouver son ami au plus vite.
Son cœur cognait dans sa poitrine et les échos remontaient jusque dans son crâne. Son sourire ne dépeignait pas, ses mèches folles virevoltaient sous les secousses de ses enjambées, ses petits yeux pétillaient d'une douce malice apportée par un sentiment de liberté. Pendant ces quelques mètres qu'il parcourait, ses poumons s'emplissaient d'euphorie alors qu'il riait sans aucune retenue. C'était une folie qu'il venait de faire, mais il ne la regrettait pas.
Jimin se sentait vivant en cet instant.
Lorsqu'il arriva dans le grand hall d'accueil, il y eut un moment de battement pendant lequel il s'arrêta, faisant un petit tour sur lui-même pour visualiser les alentours. Il s'étonna de n'avoir croisé personne durant son épopée. Le silence était d'or ici, seuls ses petits pas rebondissaient contre les hauts murs et lui renvoyaient les claquements de ses mocassins qui tapaient le plancher.
Il ne perdit cependant pas plus de temps à l'observation et se rendit à petite foulées vers l'extérieur. La grande porte largement ouverte semblait lui tendre les bras en guise d'invitation. Il la traversa sans hésitation.
Mais lorsqu'il arriva devant le banc où était assis son grand ami, ses pieds se plantèrent dans le sol pour y rester. Les bras ballant le long du corps, Jimin ne souriait plus. Le ciel avait pris une teinte plus sombre et l'air calme avait été remplacé par le chuintement du vent contre les feuillages des arbres environnants.
Jimin était désemparé.
Et Taehyung n'était plus là.
─⊹⊱◈⊰⊹─
« Ça suffit, Jimin. Tu dois arrêter de faire ton trouillard. C'est dans ta tête tout ça, c'est dans ta tête. Mara n'existe pas. Elle n'existe pas, se répétait le garçon comme un mantra. »
Ce soir, il était envahi par le doute. Il avait aujourd'hui rencontré le Dr. Min Yoongi pour la quatrième fois et leur séance avait été des plus particulières pour Jimin. Cette fois-ci, son psychologue avait réussi à semer le chaos en lui et à créer un désordre sans nom dans sa petite tête. Il avait chamboulé toutes ses certitudes, avait remis en question sa santé mentale en réfutant chacun de ses arguments destinés à lui prouver que bel et bien, il était victime de phénomènes paranormaux.
Cet était un être extrêmement terre à terre et rationnel, il fallait dire ; le scepticisme était son maître. Pour lui, plusieurs hypothèses pouvaient être considérées concernant Jimin et ses « hallucinations » – ou cauchemars, comme aimait les appeler ce dernier. Soit celui-ci avait un simple déséquilibre psychologique, soit une tendance à vouloir se faire peur pour pimenter son existence, soit une quête inconsciente d'attirer l'attention sur sa personne. L'adulte avait bien remarqué que Jimin n'avait pas grand monde autour de lui, il était un gamin seul et oublié, n'ayant que ses jouets fictifs pour se divertir. Min Yoongi ne cherchait pas plus loin. Il avait été d'une parfaite transparence avec son patient, lui exposant ses pensées sans aucun filtre.
Les mots avaient été extrêmement durs à entendre pour le blondinet fragile qui n'avait pu s'empêcher de les absorber comme une éponge. Ceux-ci avaient infiltré chaque fibre, chaque cellule de son corps, injectant un venin dans ses veines qui avait dissout ses convictions.
Jimin se rappelait encore la sensation acide et virulente de se sentir incompris, rabaissé, mais surtout fou et instable.
Peut-être l'était-il, finalement ? Peut-être que de son jeune âge, la folie s'était déjà emparée de lui ?
Assis sur son matelas depuis plus d'un quart d'heure à ressasser et broyer du noir, il frotta son visage baigné dans la lumière de sa veilleuse et essuya une larme accrochée à ses cils. Puis, d'un geste las, il souleva les couvertures pour se glisser dessous.
Cette nuit, il testerait ses cauchemars et aurait une réponse à ses questions.
Avant d'éteindre son grand halogène, il s'était muni de son téléphone et avait pris en photo l'entièreté de sa chambre. Plusieurs clichés avaient été enregistrés dans sa galerie, gardant en mémoire les moindres recoins de son espace personnel. Si un objet bougeait pendant son sommeil, alors il le découvrirait au petit matin.
Jimin voulait avoir le cœur net, il en avait assez de se faire manipuler par cet esprit malin qui jouait avec ses nerfs. Il le piégerait à sa manière ou accepterait sa propre démence.
Résolu et confiant quant à son plan, il programma son réveil un peu plus tôt, en prévision du temps qui lui serait nécessaire pour faire l'état des lieux. Une fois cela fait, il déposa son cellulaire sur le rebord de sa table de chevet avant de fermer ses paupières dans l'espoir de s'endormir vite.
Les minutes défilèrent ainsi. Puis les heures. Sans que jamais il ne tombe dans l'inconscience. Ses yeux le piquaient, comme si du sable s'y était infiltré. La fatigue se ressentait, lui donnait l'impression de nager en plein brouillard, de tanguer dans son lit comme sur une barque, mais son cerveau ne voulait pas se déconnecter.
L'horloge avançait au rythme de la pleine lune dans les abîmes du ciel. Au dehors, les rues étaient d'un calme plat et d'un silence total. Pas la moindre voiture, pas le moindre humain, pas même l'ombre d'un animal.
Pourtant Jimin percevait lointainement un bruit d'eau contre ses carreaux. Comme celui d'une fine pluie, d'une goutte fuyant un robinet... ou d'un ongle frappant une surface vitrée.
Tac... Tac... Tac...
Ses paupières se rouvrirent brusquement et ses pupilles se dirigèrent par instinct vers la fenêtre occupant le mur de gauche, bien que celle-ci soit masquée de son store. Sa respiration se fit plus forte progressivement et ses doigts attrapèrent la couette qui reposait sur ses pommettes. Il la serra à s'en faire mal et attendit ainsi quelques instants, l'estomac en vrac, jusqu'à ce que le clapotis cesse enfin.
Puis il compta.
Il compta les secondes, bénissant chacune d'elles pour le semblant de tranquillité qu'elles lui apportaient. Pour ce précieux laps de temps offert qui lui donnait un peu de répit et permettait à son cœur de reprendre une cadence plus normale.
Malheureusement, il ne put dépasser les cents...
Un grincement provenant du couloir lui parvint aux tympans.
Un battement de cœur loupé.
Et le poil qui se dresse.
Son regard ne décrochait pas de la porte dont le son du plancher continuait de se rapprocher, jusqu'à s'arrêter juste devant l'entrée. Un silence de quelques secondes à peine, puis Jimin vit avec effroi la poignée s'abaisser lentement. Très lentement.
Elle le cherchait, testait sa résistance, jouait avec ses phobies, et cela fonctionnait.
« M-Maman... ? s'étrangla-t-il. »
Il savait que la porte ne pourrait s'ouvrir, grâce à son système de verrou sans serrure, mais il était paniqué. Car ce n'était pas sa mère derrière cette mince séparation. Sa mère savait que son fils fermait tous les soirs et toquait s'il elle souhaitait s'entretenir avec lui.
« Maman ? réessaya-t-il plus fortement. »
À ce moment là, la poignée remonta violemment, comme si une main l'avait relâché sans l'accompagner dans son mouvement ascendant. Jimin sursauta et se recroquevilla au fond de son lit, au bord des larmes. Ses pupilles partaient dans tous les sens, son souffle était court, sa tête s'agitait alors qu'il examinait chaque recoin sombre de la pièce, les oreilles bourdonnantes dans ce nouveau silence assourdissant.
Quand sa respiration se coupa net.
« Non... murmura-t-il. »
Ses mains se portèrent à ses cheveux qu'il se mit à tirer furieusement, dans une perte soudaine de contrôle. Les yeux écarquillés au possible, les traits tordus de terreur, il gémit une nouvelle fois :
« Non, pas ça... »
Devant lui, son placard était ouvert.
Il n'oubliait pourtant jamais de le verrouiller. Pas une seule nuit il n'avait omis de le faire. Pas une seule, jusqu'à celle-ci.
Il ne savait pas quoi faire, n'osait rien faire, il ne pouvait pas bouger. Son corps était pétrifié, ses phalanges avaient repris place autour de la couette qu'il pressait, rigide comme une statue de marbre. Il ne pouvait rien faire d'autre que regarder cet interstice qui paraissait tout aspirer comme un trou noir.
Sa vue se brouilla, il se mit à voir des minuscules points lumineux dans ses angles morts et les murs ondulèrent autour de lui. Un sifflement s'échappait de sa gorge à chaque inspiration, il tremblait de tout son long, suait à grosses gouttes. Il voulait crier mais n'y arrivait pas.
Et un chuchotis brisa le silence comme le soupir du vent.
"À chaque fois que tu fermeras les yeux, à chaque fois que tu les ouvriras..."
« Non, non ! Laisse-moi, laisse-moi tranquille, sanglota l'adolescent au visage maintenant inondé. »
Il remonta la couverture au-dessus de sa tête dans un geste misérable et s'enfouit dedans, pleurant bruyamment et manquant de se noyer dans ses propres larmes. Il pleurait aussi fort que possible, espérant faire taire cette voix qui lui répétait :
"À chaque fois que tu fermeras les yeux... "
Jimin écrasa ses paupières, collé au plus près du mur. Son sang pulsait dans ses artères, son cœur allait lâcher d'une minute à l'autre.
« Ça va aller, Minie, ça va aller, c'est dans ta tête, juste dans ta tête. Mara n'existe pas, elle n'existe pas. Elle ne peut rien te faire. »
" À chaque fois que tu les ouvriras... "
Tout semblait si chaotique autour de lui, si bruyant au-delà des frontières de son lit. Une agitation pareille à la tempête qui ruinait son être. Les échos de la voix résonnaient en lui et se liaient à ses gémissements de peur et de douleur en une cacophonie infernale. Son petit corps en boule se balançait d'avant en arrière tandis que ses mains étaient plaquées sur ses oreilles.
« Elle ne peut rien te faire, elle ne te fera rien. Tu n'es pas endormi, elle ne te fera rien. Elle- »
Soudain, le silence à nouveau.
Jimin l'écouta attentivement.
Il n'entendit que le son de sa respiration saccadée et celui des draps qui se froissaient sous ses petits spasmes, mais il lui fallut beaucoup de minutes pour se calmer. Il ne savait pas s'il pouvait se retirer de sa protection, il redoutait le moment où tout recommencerait. Il attendit alors longtemps, très longtemps, suffisamment pour être sûr d'être en sécurité.
Et lorsqu'il se rendit compte que, définitivement, plus rien ne se passait, la pensée lui vint que le docteur Min avait peut-être raison. Peut-être que tout était bien dans sa tête finalement et qu'il était le seul à pouvoir contrôler ses hallucinations.
Tout en hoquetant, il abaissa la couette avec une lenteur poussée à l'excès, toutes ses forces l'avaient quitté. Il la descendit, centimètre par centimètre, dévoilant tout d'abord ses cheveux blond emmêlés, puis son front moite. Il libéra ses sourcils froncés pour exposer ensuite ses yeux encore fermés et débordant d'eau salée. Puis son nez. Puis sa bouche. Quand le tissu rembourré passa enfin sous son menton.
Jimin était à présent entièrement à découvert. Mais toujours rien ne se passait. Aucun murmure, aucun sentiment d'oppression, aucune sensation d'être touché.
Le visage orienté vers le bas, il inspira un bon coup et rouvrit enfin ses paupières, plus rassuré. Il vit en premier sa jolie parure de lit couleur crème, puis ses doigts crispés. Ses oreilles étaient encore légèrement bouchées, cela lui était désagréable. Toutefois, il ne s'en préoccupa pas. Dans quelques minutes, lorsque la pression serait redescendue, il irait mieux.
Mais quand il remonta ses prunelles exténuées vers son placard, celles-ci tombèrent directement dans les globes carbonisés d'une femme au teint cadavérique. Assise là, sur son lit, elle l'observait silencieusement, sa peau de cendre effritée par le sourire malsain qu'elle lui adressait.
« Je suis toujours là. »
Un hurlement déchira la nuit.
Et le cœur de Jimin s'arrêta pour de bon.
─⊹⊱◈⊰⊹─
C'est en sursaut que le garçon se réveilla, une main posée sur sa poitrine qui se compressait dans une vive douleur. Un mal de crâne colossal l'accompagnait. Frottant rapidement ses paupières et se massant les tempes, il balaya confusément sa pièce du regard, peinant à reprendre ses esprits.
C'était bien sa chambre dans laquelle il se trouvait, sur son lit. La porte de son armoire était close, à première vue, tout semblait en ordre et la lumière du jour traversait doucement les interstices du store vénitien de sa fenêtre. Était-ce déjà le matin ? Quand s'était-il endormi ? Avait-t-il encore rêvé ?
Tant de questions se bousculaient dans sa tête. Tout cela lui avait paru si réel... Et bien qu'il eut incroyablement peur, au point de pouvoir en mourir, une pointe de déception nichait dans son ventre. Il s'en voulait. Il se sentait si stupide d'avoir tout imaginé. Non pas qu'il aurait souhaité que tout cela se passe pour de vrai, c'était bien trop effrayant pour le vouloir. Mais au fond, il ne savait pas vraiment quelle affirmation lui donnait le plus envie de fuir.
Mara, ou sa propre folie.
L'une des deux était véridique, et il penchait ce matin pour la deuxième. De toute sa vie, jamais il n'avait remis en doute sa raison. Pour lui, son cerveau était, et avait toujours été sain. À présent, il se mettait à croire que là était la seule chose logique et plausible de son existence. Il ne l'était pas, sain d'esprit. Les élèves qui l'évitaient, sa mère qui ne venait plus le voir, trop abattue par la condition de son fils, lui qui ne vivait plus correctement et qui n'avançait que dans des mirages si réalistes... Tout prenait finalement sens.
Quel genre de personne ignoble était-il ? Quel travers avait-il ? Quelle pouvait donc être la nature de ce qui lui rongeait l'âme ?
Et si...
Et si tout n'était que...
Ou peut-être pas ! Peut-être qu'il ne s'agissait pas de lui !
Les yeux de Jimin s'arrondirent lorsqu'il eut une révélation subite. Il sauta hors du lit, atterrissant à pieds joints sur le sol de sa chambre, tira d'un coup sec sur la cordelette du store pour l'enrouler afin d'y voir plus clair, et revint vers sa table de nuit.
Son téléphone avait disparu.
De mémoire, chacun de ses objets reposait à la même place, excepté son téléphone... dans lequel se trouvaient toutes les photos pouvant servir de preuves, bien évidemment. Il se mit alors à le chercher activement, soulevant oreillers et couvertures et n'hésitant pas à les balancer à l'autre bout de matelas. Mais rien. Il ouvrit le tiroir de son chevet, rien non plus.
Avec appréhension, il s'accroupit doucement, posant un genou après l'autre sur les lattes de bois avant d'y appuyer les paumes de ses mains et d'en approcher sa joue pour voir ce qui se trouvait sous son sommier. Jimin avait toujours eu peur d'y trouver une tête ou bien une main ; parfois des doigts en sortaient et attrapaient ses pieds lorsqu'il dormait.
Mais rien non plus. Pas l'ombre d'un portable ni la moindre parcelle de chair humaine – ou non humaine, d'ailleurs.
Il se remit debout et frotta ses genoux avant de faire le tour de la pièce. Il vérifia sous son tapis, même si une bosse formée par l'objet rectangulaire aurait facilement été repérable à l'œil nu. Enfin, il inspecta son bureau, entre les livres de sa bibliothèque, dans sa sacoche d'école, dans les poches de son unique veston accroché à la patère sur la porte ; rien, rien et encore rien.
Quand il entendit soudain une petite mélodie au son étouffé qui le fit sursauter. Il la reconnut immédiatement : c'était celle du réveil de son téléphone portable qu'il avait réglé avant de se coucher. Il tendit alors l'oreille afin de suivre la musique, faisant quelques tours sur lui-même d'un air perplexe. Lorsqu'il repéra d'où celle-ci provenait, il se retint de se frapper le front.
Elle provenait du seul endroit qu'il n'avait pas encore examiné.
Son maudit placard.
Jimin s'en approcha à pas de loup en se rappelant l'atmosphère néfaste qui s'était dégagée de lui dans ses songes. Ses souvenirs le mettaient dans un état de stress puissant qui le faisait déglutir trop fréquemment. Sa gorge était toujours aussi sèche due à son manque de salive, il en souffrait légèrement.
De son bras tendu et vacillant, il attrapa du bout des doigts le petit verrou sans trou et en tourna le bouton rond.
Clic !
Il avait bien fermé la nuit dernière.
Sans précipitation, Jimin ramena la porte vers lui, l'entrebâillant ainsi petit à petit. Le fond, noir d'obscurité, ne trouva l'éclairage que lorsqu'il l'eut complètement ouvert. Un regard sur l'ensemble de sa penderie, puis, juste là, affiché comme un trophée sur l'étagère interne, son cellulaire.
Jimin aurait presque pu l'entendre jubiler en lui adressant fièrement un : "souris, tu es filmé".
D'un geste rageur, il l'attrapa puis envoya valdinguer la porte de l'armoire qui se claqua dans un bruit sourd, avant de déverrouiller son appareil et de se rendre directement dans sa galerie de photos. Il tomba bien sûr sur les clichés pris la veille, ceux de sa chambre. Mais il n'eut pas la tête à faire la liste des objets ayant pu être déplacés pendant son sommeil. Quelque chose de bien plus important et alarmant capta son attention.
Quelque chose qui dépassait tout ce qu'il aurait pu imaginer, allait au-delà de tous les scénarios qu'il avait pu se faire dans sa tête. C'était insensé, c'était à limite de la cruauté et il ne pouvait pas fermer les yeux sur qui se déroulait devant eux.
Il n'était pas surprenant de dire que Park Jimin portait un amour inconditionnel à son ami Taehyung. Il représentait pour lui bien plus que ce que l'on pouvait imaginer. Taehyung était sa tour de salut, son étoile du nord, son phare au milieu de l'océan impétueux. Taehyung était sa lumière, celle du soleil et de la lune réunis, l'astre de sa vie.
Alors Jimin prenait soin, à chacune de leurs rencontres, de le photographier, seul ou en sa compagnie, afin de pouvoir être en mesure de contempler son doux visage rassurant même en son absence. Lorsque Jimin était tourmenté, que l'inquiétude le martelait et que la peur l'assiégeait, il s'installait au fond de son lit et se concentrait sur le magnifique sourire de son unique allié, et aussitôt, les ombres s'éloignaient de lui, le laissant ainsi respirer plus convenablement.
Mais quel ne fut pas son bouleversement de remarquer que ce visage qu'il aimait tant avait été effacé de chaque cliché ?
Comme si Taehyung n'existait plus ; comme s'il n'avait jamais existé.
Ne restait alors plus que les paysages en arrière-plans, ceux devant lesquels il avait posé, et les portraits de Jimin, solitaire et décentré.
Elle avait été jusque-là ? Elle avait vraiment osé s'en prendre à l'image de personne la plus chère à son cœur ? Bien sûr qu'elle l'avait fait, c'était Mara, créature de cauchemar dépourvue de la moindre molécule de bonté et d'humanité. Elle jouait avec les points faibles de ses victimes et les manipulait comme de vulgaires poupées de chiffons, les usant jusqu'à leur dernier fil.
Le lycéen entra dans une colère noire et projeta son téléphone qui partit s'exploser contre le mur le plus proche. Puis, il se laissa tomber à genoux sur le sol, enfouissant son visage au creux de ses mains et éclata en sanglots.
Il n'en pouvait plus, il n'en pouvait plus de tout ça. Il était à bout, se sentait brisé. Morceau par morceau, on arrachait des parties de ce qui faisait de lui Park Jimin et bientôt, il ne resterait plus que le souvenir terni de son nom.
Parfois, il se demandait s'il ne serait pas plus judicieux d'en finir lui-même. Après tout, elle lui était moins terrible, la pensée de mourir de sa propre main plutôt que de celle putride de la Mara. Malheureusement pour lui, il était bien trop trouillard pour faire quoi que ce soit. Il n'avait pas d'autre choix que de tenir le rôle de pantin et de patienter jusqu'à ce qu'elle prenne son dernier souffle.
Rien ne servait de se battre, personne ne pouvait lutter contre un tel adversaire.
De toute façon, Jimin était bien trop faible.
Et Jimin pourrait bien finir par perdre la tête.
─⊹⊱◈⊰⊹─
Aujourd'hui serait la dernière fois qu'il verrait Min Yoongi, son psychologue si méprisable.
C'était Jimin lui-même qui l'avait décidé ce matin, sans même se concerter avec sa mère. Il ne voulait plus le voir, il n'avait jamais voulu avoir affaire à lui de toute manière. Pas une seule fois le Dr. Min ne l'avait aidé, ni même considéré. Pas une seule fois il l'avait pris au sérieux. Et Jimin se sentait bien pire depuis qu'il avait commencé cette thérapie. Si les choses étaient déjà compliquées pour lui auparavant, elles prenaient avec le temps une tournure catastrophique. La situation devenait insupportable, insurmontable pour un garçon de si jeune âge.
Alors autant tout stopper maintenant. Enlever ne serait-ce qu'un poids minime du sac rempli de malheurs qu'il se traînait sur les épaules. Il n'avait jamais eu la carrure pour le porter, ce fardeau. Il regrettait tellement d'être né sous cette identité. Peut-être aurait-il été plus chanceux, plus normal, peut-être que son sort aurait été différent si seulement il avait pu voir le jour dans un autre corps.
« Penses-tu avoir pris la bonne décision, jeune homme ? »
Ledit jeune homme posa ses yeux cernés sur le visage de l'adulte aux cheveux ébène. Il prit le temps cette fois-ci de l'étudier dans son moindre détail. Il n'avait jamais osé le faire avant, mais... il se le permettait actuellement car il ne le verrait plus désormais.
Min Yoongi était quelqu'un que l'on pouvait objectivement qualifier de beau. Sans doute un peu trop pâle pour certains, ou trop petit, mais avec un charme fou et une prestance qui intimidait autant qu'elle fascinait pour d'autres.
Jimin, lui, le trouvait à la fois plaisant et détestable à regarder. Ses yeux étaient d'une jolie forme mais reflétaient bien trop ses opinions entachées de préjugés. Son nez avait une courbe douce et équilibrée, mais les plis qui se formaient parfois au-dessus de son arête traduisait le mépris qu'il portait à son patient. Sa bouche était fine et délicatement rosée, mais les coins qui s'obstinaient à rester affaissés lui donnaient cet air hautain et froid.
Son caractère glacial et ténébreux venait bouffer toute la chaleur de son physique, façonnant chacune de ses expressions à son image.
Quel gâchis, pensa le garçon, bien que cela ne le touche pas plus que ça. Il en avait strictement rien à faire, en réalité. Cela ne le regardait pas, le genre de personne qu'était son psychologue. Cela ne l'avait jamais concerné et ne le concernerait jamais. Car il en avait terminé avec lui.
« J'en suis certain, docteur, assura-t-il, en réponse à sa question. »
Au diable ce Min au nom décoré de feuille d'or ! Au diable sa personnalité antipathique et ses regards durs, ses relèvements de sourcil débordant de scepticisme ! Au diable son bureau laqué et son horloge bruyante et démodée ! Jimin n'en voulait plus de tout ça, Jimin envoyait tout voler.
« Bien. Dans ce cas, y a-t-il une dernière chose que tu souhaiterais me dire, m'avouer ? »
La tête penchée sur le côté, ses yeux plissés illustrèrent son incompréhension alors que ses chaussures en toile frottaient le sol, provoquant un couinement involontaire de sa part.
L'homme reprit :
« Tu sais, une confidence à me faire, un secret à me dévoiler qui pourrait, éventuellement, soulager ta conscience. »
Vraiment, Jimin était perdu. Son futur ex-thérapeute le perturbait encore une fois. Mais plus que le perturber, il lui procurait un profond malaise. Car derrière ces mots prononcés avec une bienveillance dégoulinante d'hypocrisie, se cachait un sous-entendu bien spécifique : une accusation muette.
Mais aussi muette fut-elle, Jimin l'entendit hurler en lui comme une alarme incendie, stridente, assourdissante, qui l'avertissait d'un danger imminent.
Comme si le foyer incandescent se trouvait sur sa chaise, il se leva précipitamment et s'éloigna de quelques pas du bureau, les bras enroulés autour de son ventre pour se protéger. L'homme ne broncha pas. Il l'étudiait en silence avec toute l'inexpressivité qui allait de pair avec son visage et Jimin sentit ses entrailles faire des nœuds dans son corps. Le Dr. Min semblait si grand en cet instant, même assis, les jambes élégamment croisées sur son fauteuil de cuir qui semblait presque l'avaler. L'aura sombre qui grouillait autour de lui comme un essaim d'abeilles le rendait imposant, impressionnant et faisait trembler Jimin comme une petite feuille morte usant de ses dernières forces pour se retenir à sa branche.
« J-Je n'ai rien de plus à... vous dire. »
Loin déjà étaient parties sa détermination et sa confiance du début. Jimin perdait toute sa contenance.
Le psychologue soupira et retira d'un geste nonchalant ses fines lunettes pour les déposer près de son écriteau.
« Jimin... Combien de temps vas-tu encore nous mentir ? parut-il déplorer. Avec tout ce que nous avons fait pour toi... »
Tout en articulant ces faux regrets, il se mit debout et contourna le bureau. Puis, d'un pas lent et calculé, il s'approcha de l'adolescent qui ne faisait que reculer davantage.
« Ne venez pas, restez où vous êtes ! ordonna fébrilement Jimin, une main en avant.
- De quoi as-tu peur, mon garçon ? De moi ?
- Je- je n'ai pas peur ! »
Si, Jimin était terrifié. Il bégayait sans rien y pouvoir, tout en marchant vers l'arrière dans le but de garder le même espace entre eux. Il ne comprenait pas pourquoi son psychologue avançait, il ne comprenait pas ce qu'il cherchait, ce qu'il voulait. Il ne lui faisait pas confiance, il ne voulait pas qu'il s'approche de lui. Il voyait dans son regard une lueur qui l'inquiétait plus que de raison, une perversion qui réveillait tous ses instincts.
Il devait le fuir !
« Tu sais, Jimin, je ne suis pas celui dont tu devrais avoir peur. Il y a quelqu'un de bien plus effrayant que moi. La personne qui tire les ficelles. »
Les yeux de l'adolescent manquèrent de sortir de leurs orbites. Son cœur tapait contre sa cage thoracique, le suppliait de le laisser partir. Quant à son sang, il refusait désormais de circuler dans son visage et le laissait livide.
Pris dans un élan de panique, il ne réfléchit pas et s'élança vers la porte qui refusa de s'ouvrir. Il tira sur la poignée comme un forcené, pestant contre celle-ci, des larmes coulant de ses yeux. Mais lorsque de lourds bruits de pas se firent audible de l'autre côté, ses mouvements s'arrêtèrent et il plaqua une main contre sa bouche, hoquetant lorsque la clenche s'abaissa doucement et que la porte s'ouvrit mystérieusement.
La vie parut dès lors se mettre sur pause.
Jimin tomba des nues devant la femme qui venait d'entrer et qui arborait une expression confuse.
« Jimin ? Mais pourquoi cries-tu ?
- Ma- Maman... ? »
Que faisait-elle ici ? Le garçon n'en revenait pas. Tétanisé, il ne parvenait ni à bouger ni à s'exprimer correctement.
« Jimin, à qui parlais-tu ? demanda-t-elle, soucieuse.
- Je... que... À mon... Au docteur Min, suffoqua-t-il. »
La mère jeta un coup d'œil derrière lui, interloquée, avant de revenir sur son fils qui semblait au bord de la crise de nerfs.
« Chéri, il n'y a personne... »
Fou, il allait devenir fou.
Ce n'était pas possible.
Ses mains claquèrent ses joues comme pour le réveiller avant de se porter à ses cheveux clairs qu'il se mit à tirer avec acharnement. Et tout en gémissant de douleur, il se retourna pour vérifier les dires de sa génitrice.
Il n'y avait personne. Tout comme elle le lui avait dit.
Jimin ne se trouvait plus dans le bureau du Dr. Min mais dans sa chambre. Pourtant, il pouvait encore aisément entendre les aiguilles de son horloge. Ce bruit qui le rendait cinglé, ce bruit qui le narguait, ce bruit qui l'obsédait tant que sa mémoire le rejouait même lorsqu'il n'y était plus.
« Est-ce qu'il y a quelque chose que tu souhaiterais me dire, chéri ? Une confession à me faire et qui soulagerait ta conscience ? »
Les mêmes, c'était les mêmes mots qu'avait employé Min Yoongi.
Il refit face à sa mère brusquement, la bouche ouverte et les lèvres frémissantes, mais se figea en remarquant que celle-ci avait disparu.
Jimin devait rêver, il s'était forcément endormi quelque part, il ne voyait que cette explication. Il se frotta alors les yeux à s'en faire mal, jusqu'à ce que sa vue se tache de noir, mais jamais il ne sortit de son illusion. Il devait se réveiller pourtant, il le fallait !
« Réveille-toi, réveille-toi ! »
Il était désemparé, croulait sous le désespoir. Il était en plein cauchemar.
Dans une ultime tentative, il ferma ses paupières et inspira profondément, tout en adressant une prière silencieuse à qui voudrait bien l'entendre. Quelques secondes défilèrent ainsi, avant qu'il ne les rouvre tout doucement.
Et devant lui apparut la plus belle chose appartenant à son monde : Kim Taehyung. Ce dernier, assis au bord de son lit, souriait en le couvant d'un regard tendre. Sans s'interroger sur la véracité de sa présence, Jimin se jeta à ses bras en criant de soulagement son prénom. La main chaude de son compagnon passa dans son dos pour le lui caresser, tandis qu'il murmurait à ses oreilles des phrases réconfortantes.
« Tout va bien, Minie. Je suis là.
- Taetae, sanglota-t-il, le nez enfoui dans son cou.
- Chhht, ça va aller. Respire, calme-toi. »
Délicatement, Taehyung le berçait entre ses bras. Son ami d'enfance s'était mis dans un bien drôle d'état. Mais il était comme ça, Jimin. Très impressionnable et toujours un peu excessif. Le plus jeune redoubla alors d'efforts et multiplia les mots doux qui parurent faire effet. Le blondinet commençait à se détendre progressivement.
« Tu sais que je serai toujours là pour toi, n'est-ce pas ? »
Jimin hocha la tête en reniflant.
« Tout comme ta mère, tout comme Yoongi...
- Quoi ? »
Le prénom de Yoongi se répéta dans son esprit et le tambour dans sa poitrine reprit. Jimin s'écarta de Taehyung en hurlant, il poussa de toutes ses forces.
« Tu n'es pas réel ! Tu n'es pas mon Taehyung ! »
L'adolescent se recula vers le fond de la chambre, sans quitter le sourire si particulier de son ami, ou plutôt de cet imposteur.
« Minie, enfin... Je suis ton Taehyung, je n'ai pas changé. Je suis toujours le même, tu sais, celui que tu as connu sur les bancs du jardin d'enfant.
- Je... Tu- tu mens ! s'affola-t-il.
- Jimin, tu le sais pourtant. Au fond, tu le sais, murmura l'autre, dont l'image disparaissait progressivement. »
"Tu le sais que nous faisons tous partie de toi..."
« Tae... Taehyung ? »
Jimin se trouvait à nouveau seul.
La respiration saccadée et sifflante, il se laissa choir sur le sol, se réceptionnant durement sur ses genoux et déposa son front contre le plancher, pleurant toutes les larmes de son corps. Des cris se mêlaient à ses sanglots, il avait mal. Mal à en mourir. Il voulait que tout s'arrête, il voulait se reposer pour toujours. Il n'en pouvait plus de vivre dans un cauchemar.
Il sentit soudain son bras gauche le démanger. Machinalement, il le gratta avant de se rendre compte de l'étrange texture sous ses ongles. Un mauvais pressentiment s'empara de lui. Il se redressa alors légèrement et posa ses prunelles embuées dessus. Son bras lui semblait avoir pris une drôle de couleur grise.
Voulant y voir plus nettement, Jimin chassa ses larmes du revers de sa manche droite. Mais peut-être n'aurait-il pas dû...
Il hurla une nouvelle fois à s'en arracher la gorge et se recula, rampant au sol jusqu'à se cogner contre son mur et fuyant comme devant la Mort. Il tenait devant lui sa main, s'époumonait, hystérique devant les petits vers qui grignotaient sa chair brunie.
Il haleta, s'étrangla avec sa salive tandis qu'il tentait de chasser les insectes qui le dévoraient. L'horreur se retranscrivait dans son regard. Jimin semblait possédé.
Fou.
Et fou, c'était bien ce qu'il était.
Car le Dr. Min, Taehyung, la Mara... Rien de tout ça n'existait.
Jimin vivait dans un monde épouvantable qu'il avait lui-même crée au fil du temps. Il vivait dans un mauvais rêve ; le sien.
Au fond, Jimin était, et avait toujours été son propre cauchemar.
─⊹⊱◈⊰⊹─
« Est-ce qu'il y a de la famille à prévenir ?
- Non, pas que je sache... Père inconnu, mère décédée, c'est tout ce qu'il y a de marqué dans son dossier. »
Dans le long couloir sombre de l'hôpital, deux hommes en blouse blanche échangeaient devant la chambre d'un de leurs anciens patients. Ils avaient, pour l'un, le nez rivé sur son dossier cartonné, pour l'autre, les yeux dirigés vers le lit encore défait de son récent ex-propriétaire. La porte béante laissait tout le loisir à ceux qui passeraient par-là de pouvoir en observer l'intérieur.
« Quelle tragédie. Si jeune, s'apitoya celui au regard plein d'empathie.
- Si jeune, mais complètement barré. N'oublies pas où tu te trouves, Kim. Ici, tu ne peux pas faire dans le sentiment, lui rappela le second.
- Je sais bien, hyung... C'est juste que... »
Ledit Kim ne termina pas sa phrase et soupira tristement tout en faisant un pas dans la pièce, suivi de son collègue.
« Je sais, il a été ton premier patient. Mais il ne sera pas le dernier, et des morts ici, t'en auras à la pelle. C'est malheureux mais c'est ainsi. »
Le jeune interne frissonna devant le manque de tact de son binôme. Il ne fit cependant aucun commentaire. Il avait l'habitude du caractère brut de décoffrage et taciturne dont était pourvu ce dernier, depuis le temps qu'ils se côtoyaient.
Presque sept mois maintenant qu'il travaillait ici, ou du moins, qu'il complétait son apprentissage directement sur le terrain. Il ne savait pas réellement pourquoi il avait particulièrement voulu se spécialiser en psychiatrie et avait demandé à être placé dans cet établissement bien spécifique ; peut-être avait-il espéré s'endurcir aux côtés de son aîné qu'il connaissait depuis son entrée à la fac de médecine, il y a maintenant six ans de cela. Son ami avait de l'avance sur lui, il était déjà passé médecin senior et était son référent ici – ce qui le rassurait un peu, il fallait l'admettre.
« Hyung, est-ce que tu crois qu'il a souffert ? »
À peine eut-il posé sa question qu'il se prit un coup de cartonnette à l'arrière du crâne. Sa bouche s'ouvrit, il était outré. Son collègue venait-il vraiment de le frapper avec le dossier de son patient décédé ?
« Je t'ai déjà dit qu'ici tu ne pouvais pas m'appeler comme ça. Et oui, je pense qu'il a souffert. Les crises cardiaques, c'est le genre de truc que tu sens passer.
- Tu as vraiment un cœur de pierre, Yoongi.
- Non, c'est juste le tiens qui est trop mou. Bon, on a suffisamment traîné ici, viens on se casse. T'es glauque à tout épier comme ça. »
Le plus jeune pouffa légèrement devant les dires de son ami. C'était bien l'hôpital qui se foutait de la charité, il était bien plus glauque que lui. Il se rembrunit toutefois bien vite lorsqu'il songea à son ancien petit patient aux cheveux blonds.
« J'ai vu sur son cou, hyung... Quand ils ont fait la toilette mortuaire, j'ai vu sur son cou des traces de doigts. On aurait dit qu'il avait été étranglé.
- Taehyung, souffla l'ébène, tu te prends trop la tête. Il est mort d'un infarctus et vu sa condition psychologique, il est fort possible qu'il ait tenté de s'étouffer lui-même dans un élan de démence. La douleur a de quoi rendre fou un homme sain, alors imagine sur une personne à l'esprit défaillant. »
Les lèvres de Taehyung se pincèrent. Il était vrai que lorsque l'on avait retrouvé le jeune homme inerte, ses mains avaient été portées à sa gorge, en position de strangulation. Mais pour autant, il n'était pas entièrement convaincu par les explications de Yoongi. Jimin n'avait pas suffisamment de force pour se laisser de telles marques violacées et il avait été scientifiquement prouvé plus d'une fois que l'humain était absolument incapable de s'ôter la vie de cette manière, sans l'aide d'un tiers ou d'un objet.
Kim Taehyung était du genre à vouloir tout savoir, il observait énormément ce qui l'entourait et ne se satisfaisait pas de demi-réponses. Les mystères, il détestait ça. C'est pourquoi il ne pouvait s'empêcher de passer à la loupe l'environnement dans lequel avec vécu si longtemps Park Jimin.
Il s'y était attaché finalement, à ce gamin. Ils n'avaient pas eu l'occasion de partager énormément de moments tous les deux mais... Taehyung avait vu en lui un enfant brisé et en avait été profondément touché. Souhaitant l'aider à rendre son quotidien un peu moins morose et surtout moins effrayant, il s'était rendu dans sa chambre plusieurs fois par semaine, pour occuper son esprit et jouer un peu avec lui, autant que son emploi du temps à l'hôpital le lui permettait. Seulement, au fil des mois, l'état psychologique de son patient s'était détérioré au point que celui-ci n'arrivait même plus à reconnaître le monde dans lequel il vivait.
Il avait fini par perdre complètement la raison, entièrement. Plus la moindre trace de lucidité n'avait pu faire disparaître sa certitude d'être hanté par un esprit maléfique.
Pauvre Jimin...
Taehyung secoua inconsciemment la tête, peiné. Il s'approcha du lit sur lequel le blondinet passait son temps recroquevillé, excepté lorsque son ami interne lui rendait visite, et s'assit dessus quelques minutes pour observer les alentours. Les murs à la peinture craquelée, le sol en lino gris terne, la table de chevet portant encore des traces de lacérations, la vieille armoire dans laquelle se trouvait normalement... strictement rien ; quel taudis, quelle misère de devoir habiter ici.
« Tae, il faut y aller, le rappela à l'ordre son référent. »
D'un faible mouvement de tête, il acquiesça et se releva en direction de la sortie. Mais avant d'éteindre la lumière et de quitter les lieux définitivement, il balaya d'un dernier regard la chambre du défunt, le cœur lourd et le crâne rempli de questions qui n'auraient sans doute jamais de réponses.
Ou peut-être auraient-elles pu en avoir, des réponses...
Si seulement il avait ouvert le placard pour y voir, dans le fond, trois petits mots gravés inexplicablement.
" Je serai là "
Ainsi la porte se referma doucement, scellant au sein de la pièce un secret.
─⊹⊱◈⊰⊹─
« Qu'est-ce que c'est dans tes cheveux ? »
Dans le couloir, le bruit de leurs pas s'arrêta de résonner.
Machinalement, Taehyung passa la main dans ses mèches châtaines, les sourcils froncés. Quelque chose de mou et humide lui glissa sur les doigts. Il les porta près son visage, afin d'analyser ce qui venait de tomber dans sa paume et découvrit avec étonnement...
Des petits vers rampants.
─⊹⊱◈⊰⊹─
Astëlya
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