Vue de Jinshi

  C'était la nuit, je m'en foutais complètement, dès que j'ai fini la lecture de sa lettre, je me suis levé et j'ai enfilé rapidement des chaussures, un pantalon et un haut à peu près convenable, et je n'ai prévenu personne. J'ai ouvert la porte à la volée, je suis sortie de l'enceinte de la cour impériale, et j'ai couru, j'ai couru autant que j'ai pu, à en perdre haleine. J'ignorais jusque-là que je pouvais courir aussi loin, aussi longtemps, mais c'était l'amour qui m'appelait, la force de l'amour m'entraînait à rejoindre celle que j'aimais pour l'arrêter avant qu'elle ne fasse l'inévitable. Je savais que j'étais à au moins trois jours de marche du champ de bataille, alors j'ai hélé un carrosse et j'ai hurlé au cochet de se dépêcher, sans plus donner d'explications. Je ne sais s'il a compris l'urgence dans ma voix, mais de trois jours de marche, nous sommes passés à une longue et interminable nuit de souffrance à attendre qu'on arrive enfin sur les lieux.

  Je ne savais pas quand elle avait écrit cette lettre, mais tant que les combats continuaient, c'est qu'elle ne l'avait toujours pas fait. Je suis arrivé au petit matin sur le camp de l'empereur, où ce dernier venait juste de se réveiller. Tout était calme, les combats ne s'étaient donc pas prolongés la nuit ? Je me suis tourné vers l'empereur, je me suis tourné vers les soldats qui repliaient leurs armes, tout était fini, j'étais arrivé trop tard.

-La guerre est finie, Jinshi, m'a annoncé l'empereur d'une voix où perçait malgré tout un peu de soulagement.

-Tue-moi.

  Il a écarquillé les yeux, ne semblant pas assimiler ce que je venais de dire.

-Quoi ? a-t-il balbutié.

-Tue-moi.

-Jinshi ? Pourquoi je...

-SI ELLE EST MORTE AUTANT MOURIR AUSSI !!! lui ai-je hurlé à la figure. Je ne comprends pas que tu aies autorisé à la tuer, alors qu'elle n'a absolument rien fait dans le meurtre de Lolan ! C'est la concubine elle-même qui s'est empoisonnée sans le savoir !

-Mao Mao s'est dénoncée, personne n'a protesté, elle était prête à mourir, m'a coupé l'empereur d'une voix grave, son visage s'étant assombri.

-Qui l'a tué ? Qui lui a tiré dessus ?

-Moi, c'est moi qui lui ai tiré dessus, Jinshi, a répondu l'empereur. Je sais que tu étais amoureux d'elle, mais tu savais tout aussi bien que moi que votre amour est impossible et complètement interdit, mais vous avez décidé de braver les règles et de faire l'amour au beau milieu de la nuit ! a hurlé l'empereur, qui était complètement enragé, désormais. Tu t'es foutu de moi, Jinshi, maintenant, l'apothicaire connaissait ton secret, que tu n'es pas un véritable eunuque, et je devais la virer de la cour impériale avant que le secret ne se divulgue !

-Mao Mao est de confiance ! Elle n'a jamais rien dit, même les jours après qu'on ait couché ensemble !

-Elle était de confiance, elle est morte Jinshi, tu vas devoir t'y faire. Cela doit faire un an que je l'ai viré, ouais, le temps est passé vite pour nous, mais sûrement trop lent pour vous deux, et visiblement c'était trop pour elle comme pour toi, m'a-t-il craché à la figure en retour.

-ELLE N'A JAMAIS TUE LOLAN, ELLE ETAIT JUSTE MALHEUREUSE ET COMPLETEMENT PERDUE DANS SA VIE !!! ELLE S'EST ACCUSEE A TORT, ET VOUS N'AVEZ MÊME PAS CHERCHE A SAVOIR SI ELLE ETAIT VRAIMENT LE COUPABLE !!! ELLE A ETE VIREE DE LA COUR IMPERIALE, ELLE A TOUT PERDU DU JOUR AU LENDEMAIN, SON TRAVAIL D'APOTHICAIRE, L'AMOUR DE SA VIE, MOI, SES AMIES A LA COUR IMPERIALE, SON PERE, ET EN PLUS DE CA ELLE EST DEVENUE UNE PUTAIN DE PROSTITUEE POUR SUBVENIR A SES BESOINS ! JE NE COMPRENDS PAS COMMENT TANT DE CRUAUTE PEUT S'ACHARNER SUR ELLE, PERSONNE NE MERITE CA !!!

-Jinshi, calme-toi, tu...

-JE M'EN FOUS COMPLETEMENT ! l'ai-je coupé, les yeux lançant des éclairs, EST-CE QUE TU SAIS UN INSTANT CE QUE CA FAIT DE PERDRE UNE PERSONNE, QUI PLUS EST L'AMOUR DE SA VIE ?! NAN, SÛREMENT PAS, PARCE QUE TU AS TOUTES LES FEMMES DU PAYS A TA MERCIE AVEC QUI TU PEUX COUCHER QUAND TU VEUX, SANS CONTRAINTE, ET QUI TE PONDENT DES GOSSES AVEC QUI TU VAS PARLER DEUX FOIS PAR MOIS, JUSTE POUR T'ASSURER QUE L'HERITAGE DU PAYS SE SOUVIENDRA DE TON NOM ET QUE TU AURAS FAIT TON DEVOIR COMME LE BON EMPEREUR QUE TU ES !!! TU NE SAIS MÊME PAS CE QUE C'EST, L'AMOUR, TU COUCHES JUSTE AVEC DES BEAUTES POUR TON PLUS GRAND PLAISIR !!!

  Une claque est partie. J'en suis tombé par terre, je ne m'y attendais pas de sa part. Quand j'ai relevé les yeux vers mon grand frère, il tremblait sur place, il tremblait de colère, ses poings serrés, ses dents serrées, ses yeux lançant des éclairs.

-Je m'en contrefous de ce que tu penses Jinshi, ce qui est fait est fait. Elle est morte, elle s'est dénoncée, la procédure est ainsi. Mais tu peux la remercier, grâce à elle, la guerre est finie, même si on doit de l'argent au père de Lolan à cause de cette petite inconsciente, les combats sont terminés. Maintenant, on rentre.

  Je me suis relevé, j'ai quitté la chambre de l'empereur, j'ai trouvé le premier fusil qui était à ma disposition, et je me suis tiré une balle dans la tête.

-Pourquoi tu as fait ça ? a-t-elle balbutié, quand je me suis réveillé, la tête sur ses genoux, Jinshi, pourquoi tu avais à te tuer ?

  J'étais mort, j'étais mort et je la retrouvais dans le monde des morts, au paradis ou en enfer, je m'en fous, tant que je suis avec elle. 

  Je me suis relevé, et je me suis tourné vers elle. Mao Mao était à genoux, et des larmes coulaient le long de ses joues.

-Pourquoi tu es mort ? a-t-elle chuchoté, sa voix étouffée par les larmes.

-Parce que je t'aime, putain, et que tu ne méritais pas ça. Tu ne méritais pas ce que la vie t'a réservée. Tu ne méritais pas de mourir pour un meurtre que tu n'as jamais commis. Putain, tu n'as pas réfléchi une seconde avant de te jeter dans la gueule du loup ? Tu n'as jamais réfléchi au fait que j'étais amoureux de toi en retour et qu'on aurait pu trouver une solution ? Je... 

  J'ai poussé un long soupir.

-Je peux te comprendre, étais profondément malheureuse... Tout ça d'un coup, ça détruit un humain, même une personne forte comme toi... Mais... Je ne pouvais pas vivre sans toi, vivre dans un monde sans la personne qui a illuminé ma vie, qui a changé ma vie, qui a enfin fait battre mon coeur. Mao Mao, je t'aime, moi aussi je t'aime, moi aussi je te veux, moi aussi j'ai envie de te faire l'amour, et oui, je suis sobre. Oui, on a fait l'amour sous l'effet de l'alcool, et alors ? Il n'y a que toi, il n'y a toujours eu que toi. Tu peux m'en vouloir pour m'être donné la mort, mais je peux t'en vouloir de t'être donné la mort. Tout ce que je voulais, c'est qu'on soit réunis. Tu as rejoint le monde des morts, alors moi aussi.

-La vie a trop été cruelle avec nous, la mort a été douloureuse... a soupiré Mao Mao, j'espère que dans "l'après" , on pourra être heureux.

  C'était une promesse silencieuse. Un sourire à travers toutes ces larmes.

-Quand on a fait l'amour, après nous être bourrés la gueule, je suis tombée enceinte de toi, a continué Mao Mao sans transition, en réalité, quand mon ventre a commencé à être vraiment gros et que je ne pouvais plus le cacher (j'ai quand même réussi à cacher sept mois de grossesse tout en étant une prostituée, mais bref...), je me suis cassée du Palais Vert-de-Gris. J'ai donné notre enfant à Pailin et Lihaku, parce que je savais que c'était des personnes de confiance et qu'ils étaient les seuls au courant... Puis je suis partie me dénoncer.

-Pourquoi tu ne m'as rien dit ? ai-je balbutié, la bouche sèche.

-Parce que je ne pouvais rien te dire... On nous a séparés, un an, c'était déjà trop, sans amis, sans famille, sans amour, sans travail, sans goût, avec un bébé que j'ai dû abandonner s'il voulait avoir une bonne vie, parce que je savais que Pailin et Lihaku pouvaient lui offrir la vie dont il rêvait. Oui, c'est un petit garçon, je ne sais pas quel nom ils lui ont donné, mais nous pourrons l'observer de là où nous sommes.

  Elle a marqué une pause.

-Jinshi, je suis terriblement désolée, je...

-Tu n'as pas à t'excuser de quoi que ce soit, c'est à moi de m'excuser et...

  Je n'ai pas réussi à finir, je pleurais désormais moi aussi.

-Maintenant c'est trop tard, a déclaré Mao Mao. Maintenant, nous pouvons vivre comme nous le voulons... Enfin, vivre... Tu m'as compris. 

-Je peux être avec toi quand je le veux, maintenant... ai-je réalisé. Je peux t'aimer, nous pouvons nous aimer, on peut faire ce qu'on veut sans secrets...

La vie a été cruelle. La mort a été douloureuse. L'après a été heureux.