Chapitre 4 - Celui qui se fie (ou pas) à sa première impression ✓

Au centre de la table, trône un bouquet de fleurs hétéroclites. Et derrière celui-ci, Caleb observe les résidents attablés. Au nombre de deux, seulement, ils déjeunent en silence. Sourds, semble-t-il, à la logorrhée qu'Anthéa lui impose depuis qu'ils se sont rencontrés.

Installée seule au centre de la longue table en bois, une adolescente asiatique sirote un mug de thé. Les yeux dans le vague, habillée d'un débardeur, d'un short et de chaussures de running, elle pianote avec ses doigts sur la porcelaine, impatiente de pouvoir quitter la table une fois sa boisson trop chaude avalée. Ses cheveux coupés courts sur la nuque, ont été laissés plus longs sur le devant dans une sorte de carré déstructuré un peu vintage qui vient caresser ses pommettes halées.

— Tu vas courir, ce matin, Simran ? demande Anthéa, la carafe de jus d'orange en main.

L'intéressée lève brièvement les yeux vers elle avant de les plonger à nouveau dans son thé fumant. Elle hoche la tête et répond dans un souffle par l'affirmative. À trois chaises d'elle, un adolescent Noir, costaud et aux sombres cheveux mi-longs suspend son geste alors qu'il s'apprêtait à étaler de la confiture sur une crêpe refroidie. Le regard assassin qu'il pose sur Anthéa fait se raidir Caleb qui craint de le voir s'énerver sans raison. Chacun de ses ongles est verni d'une couleur différente, ses oreilles et ses arcades sont percées de nombreux trous ornés de bijoux en acier et, sous son t-shirt jaune, il porte une jupe longue et mauve. Aucun de ces détails, pourtant, ne parvient à adoucir les traits de son visage ou à atténuer la tension que l'on devine dans ses épaules carrées.

— Réfléchis, aboie-t-il. Elle ne serait pas habillée comme ça si ce n'était pas le cas.

— Elle pourrait y avoir déjà été, se défend Anthéa avant de vider son verre d'un trait et sans vraiment prêter attention au ton agressif de la plainte.

— Tu sais que la première chose qu'elle fait quand elle rentre, c'est se doucher et se changer.

— Peut-être bien, sourit Anthéa, la main tendue vers l'assiette de brownie.

Sur sa chaise, Simran a lâché son mug et perdu plusieurs centimètres alors qu'elle observe les deux opposants avec de grands yeux apeurés.

— Ne vous disputez pas pour moi, miaule-t-elle. Ça n'en vaut pas la peine.

— On ne se dispute pas, la rassure Anthéa avec un sourire. Pas vrai, Darcy ?

Pour toute réponse, l'autre grimace de lassitude et grogne en avalant son mug de cacao. Aussitôt vidé, il se lève, empaquette quelques denrées, ainsi qu'un grand verre de jus de pêche et quitte la pièce, sans oublier, bien sûr, de lancer un dernier regard noir en direction d'Anthéa.

— Tu l'as fâché... souffle Caleb, mal à l'aise.

— Pas du tout, répond sa nouvelle amie sans se démonter. Iel est toujours comme ça.

— Mais il est parti manger tout seul...

— Mais non, je te dis. Ce qu'iel a emporté, c'est pour Zia. Iel lui apporte son petit-déjeuner tous les matins.

— Tous les matins... Elle est malade ? Attends ! se reprend soudain Caleb. Iel ?

Les doigts couverts de résidus de chocolat, Anthéa approuve pas automatisme, puis secoue la tête en signe de négation.

— Elle est pas malade. Elle oublie juste de descendre manger si personne le lui rappelle. Alors, plutôt que de tout laisser traîner sur la table pendant des heures, Darcy lui apporte son petit-déj' au lit. Et iel, parce que Darcy est gender fluid.

— Gender fluid, répète Caleb, pas certain de ce que cela signifie.

— Gender fluid, confirme Anthéa avec une moue de dépit. Tu ne sais pas ce que c'est ? Mais t'as grandi où ? Dans les années 80 ? Non, ne dis rien, je sais que tu ne répondras pas. En gros, Darcy n'est ni un garçon, ni une fille, reprend-elle, plus sérieuse. Enfin, si, mais pas tout le temps. Parfois iel se sent plus fille, parfois plus garçon, ou même les deux à la fois. Ça dépend.

Caleb fronce les sourcils, en pleine réflexion, sa cuillère, toujours imbibée de lait, goutte sur la table à un rythme régulier.

— Il est hermaphrodite ?

— Mais non ! s'emporte Anthéa. Déjà, hermaphrodite, ça se dit pas pour les humains, et ensuite, je viens de t'expliquer.

— Mais j'ai pas compris, geint le garçon qui a oublié qu'il lui restait quelques céréales au fond de son bol et qui repousse celui-ci pour pouvoir poser son coude droit sur la table.

La manche de son vieux sweat-shirt absorbe aussitôt le lait renversé et s'orne ainsi d'une tache humide et poisseuse. Ça fait grimacer Caleb, mais il oublie l'incident dès qu'il entend Anthéa soupirer à côté de lui.

Elle se tourne face à lui et croise ses jambes sur l'assise de sa chaise pour y poser ses avant-bras. Ainsi installée, dans une position qu'elle juge plus confortable, elle tente une autre approche pour essayer de lui expliquer.

— Darcy ne se reconnaît pas dans les concepts d'homme et de femme. En-tout-cas, pas totalement, pas tout le temps. Ça peut lui arriver, et même durer quelques heures comme quelques semaines, mais viendra toujours un moment où iel ne s'y retrouvera plus. C'est un truc assez personnel, en vrai, et je peux pas te l'expliquer à sa place. Le mieux, c'est que tu en parles directement avec ellui. Mais je te déconseille de lea déranger juste pour lui demander ça. C'est une personne assez solitaire.

— Sans rire...

Les mains occupées à déchirer en lambeaux un pétale de fleur fané, Caleb approuve, tout à sa réflexion.

— Du coup, i...el est bi ?

Anthéa hausse les épaules.

— J'en sais rien. Mais ça n'a rien à voir.

À ce moment, du couloir, leur parvient le bruit de la porte d'entrée qui s'ouvre et qui, un instant plus tard, se referme. Dans la salle à manger baignée du soleil matinal grâce à la grande baie vitrée qui donne sur le jardin, les adolescents ne sont plus que deux. Et si, l'espace d'une seconde, Caleb s'imagine que le bruit a été fait par une Simran en fuite, les deux voix qui résonnent dans l'étroit couloir lui donne rapidement tort.

À ses côtés, Anthéa aussi tend l'oreille pour capter quelques bribes de la conversation. À sa différence pourtant, elle n'est pas crispée, juste curieuse. Le bout des doigts irrités à force de les passer sur la couture de son jean, Caleb grimace. Il aurait vraiment dû partir très tôt, comme il en avait l'intention, car qui sait à qui il va avoir à faire, maintenant ?

Quand les deux silhouettes émergent de l'ombre du couloir, il racle sa chaise contre le sol, désireux de ne pas être entravé par la table si la fuite se révélait être sa seule option.
Loin de lui permettre de passer inaperçu, le boucan ainsi occasionné pousse les nouveaux venus à se tourner dans sa direction à peine le seuil passé. La première personne n'est autre que cette vieille un peu étrange qui l'a accueilli le soir précédent, mais il ne connaît pas l'homme qui l'accompagne. Un regard en direction d'Anthéa lui confirme qu'elle non plus. La lueur de curiosité qui anime ses yeux en cet instant est du même acabit que celle qui dévorait son visage une heure plus tôt, quand ils se sont eux-mêmes rencontrés.

Le fait qu'il ne s'agisse ni de l'oncle Eugène, ni de la tante Drusilla, le rassure un peu, mais il pourrait tout aussi bien être un pasteur envoyé par ceux-là même qui jouent le rôle de parents adoptifs pour lui depuis treize ans.

— Eh bien, il n'y a pas foule ce matin, constate Vivienne. Tout le monde est déjà descendu ?

— Et remonté, confirme Anthéa avec un mouvement de la tête.

La discussion entre elles continue, mais Caleb n'en saisit que quelques sons épars, trop occupé à détailler les réactions de l'homme dont il se méfie. Quand celui-ci a posé les yeux sur lui, Caleb l'a vu froncer les sourcils. Un bref instant, il aurait juré que l'homme était surpris de le trouver là. Or, cette réaction n'a pas de sens s'il a bel et bien été envoyé par l'oncle Eugène.

L'ennui, c'est qu'elle n'en a pas plus si sa venue n'a rien à voir avec lui.

Toujours sur ses gardes, Caleb continue à observer l'homme bien après que celui-ci n'ait détourné le regard. Désormais attentif à ce qu'il se passe dans le jardin – la haie qui danse à peine sous la brise paresseuse d'août, peut-être un oiseau qui profite de la coupelle d'eau accrochée devant la serre pour se baigner, autant dire rien en fait – il ne remarque pas l'adolescent qui s'attarde plus que nécessaire sur chacun de ses mouvements. Chaque coup d'œil lancé à la ronde, chaque pas qu'il fait, chaque soupir qu'il retient alors que la vieille femme semble avoir oublié jusqu'à son existence est analysé, décomposé, disséqué.

C'est la voix de Vivienne, forte et un rien agacée, car elle vient de se répéter quatre fois, qui les fait émerger tous deux au même instant.

— Caleb ! Venacio ! Vous êtes avec nous ?

L'adolescent sursaute alors que l'homme se tourne d'un air blasé vers la femme qui lui fait les gros yeux.

— Venacio vivra avec nous dès aujourd'hui, annonce-t-elle enfin, maintenant qu'elle a leur attention à tous. Caleb, si tu décides de rester aussi et de ne pas retourner à l'école, il sera l'un de tes référents.

— L'un de mes référents ? questionne Caleb, les sourcils fronçés.

Il sait que répéter la fin de la phrase de ses interlocuteurs en énerve certains, mais c'est la façon la plus simple qu'il ait trouvé jusqu'à aujourd'hui pour à la fois se donner le temps de réfléchir tout en ayant une chance de se voir donner plus d'explications. Et désormais assise aux côtés de sa petite fille, Vivienne se sert à boire avant de valider à son tour cette théorie. .

— Il n'y a pas de professeur au sens où on l'entend dans l'éducation traditionnelle, ici. Mais il y a bien sûr des adultes auxquels vous pouvez poser des questions et qui peuvent vous aider. Ce sont vos référents. Pour l'instant, nous sommes trois : moi, Charlie, que tu rencontreras très bientôt, et Venacio, ici présent.

— Oh ! comprend Caleb, qui se détend peu à peu. Ça veut dire que cet homme travaille pour vous, alors.

— Pas exactement, mais pour l'instant, tu peux voir les choses comme ça, si c'est plus facile pour toi.

Il n'a donc rien à craindre de cet homme grand et distant. Tant mieux. Surtout que, maintenant il peut le reconnaître sans avoir à se sentir mal : il le trouve plutôt mignon. Ses cheveux mi-longs, sa haute taille, ses yeux bleus et le fait qu'il soit plus âgé, il coche toutes les cases de ce qui plaît à Caleb. Et ça l'aurait plutôt fait chier de penser ça de son futur tortionnaire.

— Les enfants, reprend la vieille dame, toujours souriante, vous aiderez Venacio à monter ses affaires quand vous aurez fini de débarrasser la table, vous voulez bien ?

— Bien sûr !

Enthousiaste, comme toujours, Anthéa saute sur ses pieds, deux bols et le pichet de jus d'orange déjà entre les mains.

— Ce ne sera pas la peine, essaye de l'arrêter l'homme, pressé, au contraire, de quitter la pièce, seul.

— Allons, insiste Vivienne tandis que sa petite-fille s'est déjà rué dans la cuisine. Ta voiture est pleine à craquer, il te faudra la journée pour le faire tout seul. Laisse-les t'aider. Ils n'ont, de toute façon, rien de mieux à faire.

Ainsi, elle s'éloigne avec lui dans les escaliers pour lui montrer sa nouvelle chambre et la pièce qu'il va pouvoir transformer en laboratoire.


— Elle veut que je puisse vous faire travailler dans le labo si vous en faites la demande, résume Venacio quelque vingt minutes plus tard.

Des cartons plein les bras et les deux adolescents sur les talons, il pousse la porte d'une salle vide au premier étage.

— L'ancienne salle de musique, explique Anthéa en déposant son fardeau par terre. C'est vrai qu'elle ne sert plus à grand chose depuis qu'on a déplacé le piano dans la bibliothèque.

Las, Venacio soupire. Depuis qu'ils ont commencés à déménager, elle ne s'est pas encore arrêtée de parler. Et on dirait bien que ça n'épuise pas que Caleb.

— Pourquoi avoir fait ça ? interroge pourtant celui-ci avant de déposer sa caisse à côté de celles d'Anthéa.

Elle hausse les épaules et balaie la pièce du regard avant d'étendre les bras vers le ciel pour soulager son dos endolori par les boites qu'elle vient de transporter.

— Personne ne l'utilisait jamais et j'avais pas envie de jouer seule dans cet endroit austère. Désolée, ajoute-t-elle avec une grimace, quand elle se rend compte qu'elle vient de dénigrer la pièce dont l'homme semble se satisfaire.

Pas très affecté, il écarte ses remords naissants d'un mouvement du poignet et les incite tous deux à redescendre en leur désignant la porte. Plus tôt ils en auront fini, plus tôt il pourra enfin se retrouver seul.

Les aller-retours jusqu'à la voiture sous les questions incessantes d'Anthéa durent encore près d'une heure. Peut-être à cause des nombreux cartons qui sont transvasés de la chambre au laboratoire et du laboratoire à la chambre. C'est que l'homme n'a pas anticipé, au moment de les boucler, qu'il pourrait dissocier les deux, pour une fois.

Aussi bavarde que sa grand-mère, Anthéa n'est pourtant pas aussi douée qu'elle pour faire parler l'homme taciturne. Si bien que quand ils déposent les dernières caisses dans sa chambre au troisième étage, Venacio les remercie d'un mot et les pousse jusqu'à la sortie avant de refermer le battant sur eux. Le bruit de la clef dans la serrure les fait se tourner l'un vers l'autre et Anthéa hausse les épaules en réponse à la question muette de Caleb.

— Il est pas très sociable, finit par faire remarquer l'adolescent alors qu'ils redescendent jusqu'à la bibliothèque.

— Tu trouves ? J'ai pas remarqué, s'étonne-t-elle.

— Il n'a ouvert la bouche que pour nous indiquer où poser les caisses, explique le garçon qui ne parvient pas à croire qu'elle ne l'ait pas noté.

— Les gens ne parlent pas qu'avec la bouche, répond-elle, énigmatique.

Elle lance un regard tendre au piano qui attend devant la fenêtre, mais au lieu de s'y avoir pour jouer, elle se laisse tomber dans le canapé. Un instant durant, elle s'étend dans tout l'espace disponible, mais elle finit par ramener ses jambes sous ses fesses pour faire un peu de place à Caleb.

— Qu'est-ce que tu veux dire ? l'interroge-t-il.

— Je veux dire que pour quelqu'un d'observateur, une poignée de main en dit plus qu'un long discourt. Maintenant, viens t'asseoir et raconte-moi ce que tu comptes faire en septembre.

Son sourire, indique qu'elle en sait plus qu'elle ne le devrait et ça le fait tiquer, mais il s'assied quand même à ses côtés. Parce qu'il n'a de toute façon nulle part d'autre où aller et qu'au fond sa présence lui est plutôt agréable. Comme si l'aura dégagée par la fille lui plaisait, l'attirait, ou juste le rassurait.

Non seulement, il n'a jamais ressenti ça aussi vite pour quelqu'un, mais surtout, il ne s'attendait pas à ce que ça arrive avec une fille.



**

Les gens !

Voilà le chapitre du jour. Un peu en retard par rapport à l'horaire habituel, mais on est toujours mercredi, donc pas si en retard que ça non plus.

Est-ce que la rencontre vous a plus ? Vous pensez qu'iels arriveront à s'entendre ?

Des bisous et à vendredi pour la suite.


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