Chapitre 37 - Celui qui crée une occasion

Ce n'était pas gagné d'avance, et pourtant le repas se passe sans effusion de sang et même sans cris supplémentaires. Les convives, installés sur leurs sièges dépareillés, se mélangent, discutent, s'amusent et, quoique bien malgré eux, empêchent ainsi Venacio et Jarrod Wand de se réadresser la parole de la soirée.

Terrence Milne, l'homme au chien des Enfers, s'est assis à côté de Charlie et ils passent près d'une heure à discuter du refuge où tous deux sont bénévoles. Son monstre, qui provient à tous les coups de là-bas, se contente quant à lui de faire des allers-retours entre ses genoux et ceux d'Anthéa où il se ravitaille en pommes duchesses et morceaux de saucisses.

L'homme, dont les yeux gris luisent d'une lueur malicieuse malgré ses paupières tombantes n'est pas très grand, à peine plus qu'Anthéa en fait. Ses cheveux jadis bruns sont, aujourd'hui, traversés de nombreux fils d'argent, au même titre que la barbe de trois jours à moitié négligée qui recouvre ses joues. Il semble plus âgé que les deux autres hommes, mais ce n'est peut-être dû qu'à une vie qui ne l'a pas toujours épargné.

Deux chaises plus loin, Daniel Reed, le père de Drew, étouffe un bâillement dans sa manche alors que Jarrod Wand tente de lui expliquer en quoi consiste son boulot soporifique. Il semble en être très fier, mais aux yeux de Caleb qui a laissé traîner une oreille de son côté, il ne fait que mettre en relation des gens qui ont une maison à vendre avec d'autres qui, eux, souhaitent en acheter une. Pas exactement une mission qui lui vaudra le prochain prix Nobel, à son avis. Même le type au cerbère se rend plus utile en balayant les enclos des chiens abandonnés sur son temps libre.

Quoi qu'il en soit, Wand semble s'être désintéressé de Venacio, mais Caleb n'interrompt pas sa surveillance pour autant. Après son agression envers le référent, l'adolescent l'a classé parmi les gros cons dont il ne veut rien savoir et avec qui il ne veut plus jamais être en contact. Ce qui n'est pas rien puisqu'elle ne comportait encore à ce jour que deux membres. Un ancien camarade de classe, le genre à tabasser toute personne n'étant pas d'accord avec lui, et un prof de l'année précédente qui ne ratait jamais une occasion de rappeler que les homosexuels et autres aberrations de la nature finiraient en enfer et que tous les moyens étaient bons pour les dissuader de s'adonner à leurs vices.

Même son oncle et sa tante n'ont jamais eu le privilège de s'y retrouver épingler, car malgré leur absence d'affection à son égard, au moins l'ont-ils nourri et habillé toutes ces années. Ils l'ont envoyé à l'école – pas la meilleure, mais pas la pire non plus – et lui ont fait suffisamment peur quant aux conséquences que ça pourrait avoir pour que jamais ses notes ne descendent sous la moyenne.

S'il n'y avait eu cette fameuse journée d'août, il n'aurait même jamais pensé à s'enfuir. Quelle vie différente il aurait eue, alors.

Mais bon, là, ce n'est pas comparable. Wand ne peut pas être anti-gay où il n'aurait jamais fourni cet endroit à Vivienne. Seulement, son aversion envers Venacio en fait un opposant, qu'importe ce qu'il a pu faire d'autres dans sa vie. Même ses bonnes actions ne peuvent être assez nombreuses pour occulter ce qu'il lui a dit et les intentions peu charitables qui transparaissent dans son regard et ses mouvements dégoûtés quand il le regarde.

Et puis ce n'est pas tout. À plusieurs reprises, son regard s'est dirigé vers Caleb et la façon dont il l'a dévisagé à chaque fois, comme s'ils se connaissaient de longue date et qu'il attendait qu'il s'en souvienne, lui a fait froid dans le dos.


Vers 22 h, les plats sur la table commencent à ne plus intéresser personne et les automates qui déambulaient encore entre eux quelques heures plus tôt se sont tous arrêtés à l'exception du renne d'Anthéa et du Père Noël de Zachary. Les deux concurrents se lancent des regards de défi par-dessus la table depuis vingt bonnes minutes déjà, quand Vivienne propose de débarrasser et de s'installer plus confortablement pour le reste de la soirée. Les deux adolescents quittent la pièce avec des chaussures de plomb et se pressent pour y revenir le plus vite possible entre chaque aller-retour. C'est que si les figurines s'arrêtent à quelques secondes d'intervalles et que personne n'est là pour le voir jamais ils ne sauront qui, d'eux deux, est le plus fort.

Un scandale éclate d'ailleurs presque quand les adultes font mine de les retirer pour pousser la table au fond de la pièce.

— On s'en occupe, hurle Anthéa en agrippant son animal articulé.

— Triche pas, lui glisse le jumeau en passant à côté d'elle, son propre automate à la main.

— C'est pas mon genre.

— Je suis sûr que t'es en train de le recharger.

— Tu peux pas le prouver.

Alors que tous deux continuent à se prendre le bec, s'accusant mutuellement de pratiques frauduleuses auxquelles ils s'adonnent pourtant l'un et l'autre, Caleb s'éclipse avec les derniers plats vidés de leurs victuailles. Il n'a jamais aussi bien mangé de sa vie. Les plats cuisinés par les habitants du manoir étaient déjà très bons, mais ceux apportés par Harriet Reed étaient succulents. Étant lui-même un piètre cuistot, il n'a pas participé à l'élaboration du repas et sait qu'il passera l'avant-midi du vingt-cinq à faire la vaisselle et à ranger la maison, mais ça en valait la peine. Sans hésitation.

Dans la salle à manger, la lumière a été coupée, mais celle de la cuisine se diffuse jusque-là en un halo orangé qu'il suit précautionneusement. Cette pièce aussi a été décorée à l'excès. La grande baie vitrée est recouverte de dessins plus ou moins réussis fait au marqueur blanc, des guirlandes pendent autour du lustre et plusieurs grosses étoiles en bois sont fixées aux murs de façon potentiellement permanente. Caleb aime cette exubérance si Anthéesque. Il est même le seul à ne pas s'être plaint de la boule de gui suspendue entre les deux pièces et que tous évitent comme la peste depuis trois jours.

La seule personne qu'il ait eu à embrasser jusque-là est Anthéa en personne, mais il se dit que, peut-être, un de ces jours, il pourrait y avoir une rencontre plus excitante à y faire. Et c'est alors que son esprit s'est égaré vers de plus vertes contrées qu'une silhouette surgit par l'arche menant à la cuisine.

Elle apparaît si soudainement que l'adolescent fait un bond de côté. Les assiettes qu'il transporte sursautent elles aussi et deux fourchettes en profitent pour se faire la malle. D'un mouvement qu'il veut rapide et certain, Caleb lâche la vaisselle d'une main pour rattraper les fugitives. Loin de parvenir à limiter la casse il sent, alors que l'un des couverts rebondit sur son index, que la pile en équilibre précaire lui échappe.

Son visage se crispe et son épaule tente un dernier mouvement désespéré pour renvoyer la vaisselle dans sa direction, mais il est déjà trop tard et il le sait. Le bruit des fourchettes heurtant le sol lui fait fermer un œil, celui d'un couvercle les accompagnant clôt le second, mais c'est le silence qui s'ensuit qui le pousse à les rouvrir.

Dans l'encadrement de la porte, la silhouette s'est arrêtée. Par la fenêtre les phares d'une voiture roulant au pas viennent allumer un éclat dans les yeux clairs qui l'observent et Caleb peut presque y lire l'exclamation exaspérée qui va s'en suivre.

Quel empoté. Dégage de mon chemin, ou encore un oups accompagné d'un sourire cruel quand le garçon lâchera la pile d'assiettes qu'il vient de sauver de sa maladresse. Caleb s'attend à tout. Tout ce qui pourrait mal tourner du moins. Pourtant, l'adolescent face à lui ne bouge pas d'un poil.

De la neige encore accrochée dans ses cheveux blonds a commencé à fondre sur la veste qu'il a sur le dos et qui doit coûter plus cher que la totalité des possessions de Caleb réunies. L'air qui circule autour de lui est plus froid que partout ailleurs dans la maison, et Caleb se rend compte que ce n'est pas de son fait, mais que toute la cuisine s'est refroidie quand l'intrus a ouvert la porte du jardin pour y entrer.

— Bon, tu reprends tes trucs ?

Ilias le dévisage toujours, imperturbable. Ses joues rougies par le froid polaire rendent le reste de son visage encore plus pâle qu'à l'ordinaire.

— Heu... ouais. Ouais, bien sûr.

Sortant enfin de sa léthargie, Caleb fait un pas dans sa direction et lui prend des mains la vaisselle sale. Leurs doigts s'effleurent et le courant magique passe entre leurs deux corps, mais de façon si diffuse qu'il ne l'aurait pas remarqué si l'ambiance n'était pas aussi bizarre, si tout n'était pas si calme. Le bruit des conversations dans la salle d'étude leur parvient étouffé par la distance qui les sépare et l'épaisse porte de bois qui a été refermée pour ne pas que le froid de l'entrée vienne faire frissonner les épaules et les jambes dénudées, les nuques transpirantes, les gorges exposées.

Un coup d'œil furtif d'Ilias au-dessus de leurs têtes fait reculer Caleb. Le gui. Ce foutu gui.

— Anthéa et ses idées loufoques, sourit-il, mal à l'aise.

La simple mention de la jeune fille fait se tendre le garçon et Caleb en profite pour se glisser dans la cuisine.

— Qu'est-ce que tu fais là ? l'interroge-t-il en faisant une place sur le comptoir à son fragile fardeau.

Un courant d'air plus froid s'enroule autour de lui et l'instant d'après le bras d'Ilias dépose dans l'évier les couverts qu'il a oublié de ramasser.

— Je viens voir Darcy.

Caleb sursaute et se retourne vivement. Contre toute attente, Ilias ne s'écarte pas, ne bronche même pas un peu, pour le principe. Il se sent pris au piège, coincé comme ça entre le plan de travail et l'ennemi juré d'Anthéa, mais il ne veut rien laisser paraître et s'éclaircit la voix avant de prendre un faux air suspicieux.

— Le vingt-quatre décembre ?

— Pourquoi pas ?

— Je m'attendais à ce que quelqu'un comme toi ait quelque chose de plus palpitant que de jouer à des jeux de société à faire le soir de Noël.

Sa remarque fait froncer les sourcils à Ilias, mais celui-ci ne bouge toujours pas.

— J'ai jamais dit que j'allais jouer à des jeux de société.

— Toi non, mais nous, c'est ce qui nous attend. Donc, si tu restes...

— J'ai jamais dit que j'allais rester.

— C'est juste, approuve Caleb. Mais t'es quand même entré par effraction pour être avec nous.

— La porte était ouverte, grince l'adolescent.

— Je suis presque sûr que c'est faux.

— Et je suis presque sûr qu'on s'en branle.

Indécis, Caleb le dévisage un moment, un trop long moment probablement, car Ilias finit par détourner le regard. Caleb saute alors sur l'occasion et se faufile hors de sa portée.

— Je vais chercher Darcy, reste là, en attendant.

**

Les gens, le chapitre du jour est chouki. Juste et essentiellement chouki (la fin, surtout). J'aurais aimé qu'il sorte le 24 décembre mais il n'était même pas encore écrit à cette époque.

En revanche, le point de vue d'Ilias l'a été pour le Drabblecember. Et lui est bel et bien sorti le 24 décembre.
Vu qu'il s'agit d'un drabble (micro nouvelle de 100 mots) ça se lit super vite, alors n'hésitez pas à aller y jeter un œil, surtout que ce recueil a fait un bide lorsqu'il est sorti alors que j'ai bossé super dur dessus
😅

Lien en commentaire >>>
(puis sinon, c'est sur mon profil, hein ^^)

C'est aussi le dernier chapitre que je publie avant d'entamer le Nano Camp et bien que j'ai looooonguement hésité et pesé le pour et le contre, je vais finalement en profiter pour commencer directement le tome 2 de Manoir Wand. Comme ça, il est très possible qu'une fois que j'en aurai terminé avec les upload de celui-ci je puisse tout de suite enchaîner avec la suite, sans période d'attente plus ou moins longue entre les deux ! Ça me semble une bonne idée, là tout de suite, j'espère que s'en est bel et bien une ^^

Des bisous, les gens.


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