Chapitre 33 - Celui qui ne veut pas se souvenir
Anthéa tique à l'intonation de sa voix. Elle l'a souvent agacé bien plus que nécessaire et il l'a maintes fois éconduite, mais ce soir elle semble comprendre qu'elle a dépassé les bornes.
— Une... vidéo. Sur Youtube.
Les deux mains crispées sur le couvercle du piano, l'homme ferme les yeux quand l'air vient à lui manquer. À plusieurs reprises il inspire par le nez, ses bronches sifflent de mécontentement. Dans sa poitrine, les palpitations vont et viennent alors qu'il sent le monde tanguer.
Ridicule. Voilà ce qu'il est. Ridicule. Et assise sur son tabouret, Anthéa doit penser la même chose.
Mais cette mélodie, ces souvenirs enfouis depuis si longtemps. Dans ses oreilles, les notes se sont transformées en bourdonnement. Il ne veut pas penser à cette époque, à ce garçon, aux musiques qu'il composait et qu'il lui apprenait.
Il ne veut pas se rappeler.
Alors, au prix d'un gros effort, il rouvre les yeux. Peut-être qu'elle a entendu cette musique ailleurs, peut-être qu'il l'a rejouée, seul, et la remise en ligne. Le visage crispé et le dos rond, il se redresse et frémit en découvrant l'inquiétude sur les traits de la gamine. Elle s'est levée, a même repoussé son siège, ce qui a dû faire du bruit bien qu'il ne l'ait pas entendu. Et maintenant, elle est penchée vers lui, les mains suspendues à quelques centimètres des siennes, et il est évident qu'elle meurt d'envie de les poser sur son bras. S'il pensait, jusque-là, avoir été discret quant à sa répulsion de quelque contact que ce soit, il doit bien se rendre à l'évidence ; il ne l'a pas été tant que ça.
Choisissant de s'écarter du piano autant que d'elle, il se détourne et marche jusqu'au fauteuil. Elle n'a toujours pas ouvert la bouche, mais il la sent fébrile. Cependant, il est hors de question qu'il lui déballe sa vie et les raisons qui font qu'il aurait préféré que cette chanson disparaisse en même temps que l'époque à laquelle elle est née. Alors il tente de noyer le poisson.
— Je n'ai plus joué depuis cette époque, je saurais pas t'accompagner, j'ai... oublié.
Sa tentative laisse Anthéa de marbre. Elle doit se dire qu'il la prend vraiment pour une idiote. Comme si elle pouvait ne pas avoir remarqué son état ou les inflexions aléatoires de sa voix. Elle se mord la lèvre, indécise, et il est sûr qu'elle va insister. Cependant, quand elle ouvre la bouche, c'est pour le suivre sur le chemin détourné qu'il a décidé d'emprunter.
— Ça ne s'oublie pas.
Pour l'instant, elle la joue fine, alors ? C'est surprenant.
Il devrait être reconnaissant pour le délai qu'elle lui accorde, mais il n'en est rien car, à coup sûr, elle tentera de le pousser à la faute plus tard, à un moment où il ne sera pas sur ses gardes.
— J'en suis pas si sûr.
Ça veut dire : changeons de sujet. Oublions le malaise, oublions la musique, oublions surtout de reparler de ça un jour. La gamine ultra intuitive qu'elle est devrait le comprendre et pourtant un détail la chiffonne, l'empêche de passer à autre chose. Elle se mord l'intérieur de la joue et repousse ses cheveux derrière ses oreilles. En pleine réflexion, elle se rassied, croise ses jambes sous ses fesses, les décroise, en recroise une seule, puis les deux à nouveau, et enfin, repose son regard dans celui de Venacio. Celui-ci se serait volontiers contenté de la regarder gigoter sur son siège en silence, mais bien entendu, il faut qu'elle reprenne la parole.
— En fait, je crois qu'on peut essayer un truc.
L'homme fronce les sourcils, perdu.
— Comment ça ?
— Ben...
Anthéa hésite, ses doigts pianotant sur le couvercle du piano. Elle a un regard pour la trace de main carbonisée toujours visible sur la table basse et pendant une fraction de seconde Venacio est persuadé qu'elle va abandonner.
— Quand j'ai dû adapter la musique de la vidéo pour un piano, je me suis rendu compte que j'avais oublié comment on joue de la guitare.
C'est plus fort qu'elle, il aurait dû s'en douter.
— J'ai pris des cours, mais c'était il y a des années, et j'ai plus pratiqué depuis, reprend-elle après une pause où elle juge son état de stress et décide, visiblement qu'il peut être encore un peu titillé. Puis mon niveau a jamais été formidable, non plus. Enfin, du coup, je me suis concentrée, j'ai été chercher en moi ce qui pouvait rester comme résidus, tu vois ?
Lancée comme elle l'est, elle ne s'arrêtera que quand elle lui aura expliqué étape par étape comment elle a fait. Ce qui pourrait être intéressant – très intéressant – mais pas aujourd'hui, pas si ça signifie continuer à parler de cette chanson, alors Venacio l'interrompt.
— Anthéa... Je n'ai pas envie de me souvenir.
Il ne parle pas de la guitare. Pas que. Pas du tout, en fait. Et elle l'a compris. Parce qu'elle est intelligente, parce qu'elle dissimule dans un soupir compatissant la grimace qui risque de la trahir.
— Je crois que c'est déjà trop tard.
Elle a raison, en partie au moins et les épaules de Venacio s'affaissent sous le poids des souvenirs et du chagrin qui ne va pas tarder à l'assaillir. Ce serait si simple s'il parvenait à être clair et honnête avec elle. S'il était capable de lui demander de le distraire en parlant de tout et de rien comme elle sait si bien le faire. Mais il n'est qu'un imbécile.
— Donne ta main. Je te toucherai à peine, promet-elle quand elle le voit reculer. Et j'aurais pas accès à tes souvenirs. Je sais pas faire ça. Pas encore. Je vais juste, hum... Comment expliquer ? Débroussailler le chemin vers tes connaissances en musique pour que ton cerveau puisse y avoir à nouveau accès ? Un truc comme ça...
— Anthéa... Je n'ai pas envie. Et de toute façon, personne ne sait faire ça, soupire Venacio, le front plissé.
En réalité, ça l'intrigue. Est-elle vraiment capable de faire ça ? Ça semble trop énorme pour être vrai. Peut-être même qu'elle invente ça pour le distraire. Ce serait bien son genre. Alors il la regarde hausser les épaules et se retourner pour prendre la guitare. Celle-ci est recouverte de poussière et il voit clairement les endroits où elle pose ses doigts s'assombrir à mesure qu'elle l'en retire du bois patiné.
— Moi, j'y arrive, maintient-elle. Par contre je peux pas faire de miracle, mon niveau est toujours pas ouf.
Et sans attendre de réponse, elle se met à jouer. Ce n'est pas aussi maîtrisé et beau que quand elle s'assied au piano, mais c'est tout à fait acceptable.
— Tu me crois, maintenant ? insiste-t-elle alors qu'elle repose la guitare avant de tendre une fois de plus, la main vers lui.
— Pas vraiment, avoue-t-il.
Il ne l'a jamais entendue jouer avant, mais ça ne veut rien dire.
— Viens, le presse-t-elle d'une voix autoritaire. Laisse-moi juste te montrer.
Il y a une chance sur un million pour que ce soit vrai. Mais si c'est une blague, elle a prévu une pirouette qui devrait lui faire oublier son faux pas. Il y a peut-être encore une chance pour qu'il n'ait pas à passer la nuit plié en deux sur son microscope parce que le sommeil se refusera à lui, terrassé par un raz-de-marée de souvenirs teintés d'amertume. Alors il obéit et lui tend la main.
Sans attendre qu'il change à nouveau d'avis, Anthéa pose son index au centre de sa paume et ferme les yeux. Tous deux sentent alors un courant magique les traverser. Plus fort que la première fois, dans la salle à manger, il est fait de picotements, comme si leurs corps étaient entièrement engourdis.
Cette sensation, au lieu de le plonger dans un état de bien-être, angoisse Venacio, et il se tend. Il va reculer d'un pas, se soustraire à son emprise, mais à peine cette intention naît-elle dans son esprit, pourtant fugace et impalpable, comme seuls les réflexes peuvent l'être, que la seconde main d'Anthéa se referme sur son poignet.
— J'y suis presque. Ne bouge pas ou je pourrais faire des dégâts, intime-t-elle.
Loin d'avoir l'effet escompté, cette déclaration rend Venacio plus nerveux encore et il retire son bras d'un geste brusque.
— Comment ça, des dégâts ? Anthéa ?
Elle ne l'a pas lâché, n'a évité de lui rentrer dedans qu'en se cognant la hanche contre le piano. Un gémissement lui échappe, mais sa poigne se resserre encore. Les yeux fermés, le front plissé, elle n'a jamais paru si concentrée.
— Bouge pas, grogne-t-elle alors que, sans s'en rendre compte, elle tise un lien magique entre eux, du genre à coller leurs doigts ensemble si fort qu'ils en deviennent indissociables.
La panique commence à gagner Venacio. Il tire plus fort sur son bras et sent les picotements s'intensifier. Dans sa main, d'abord, puis ils remontent jusqu'à son épaule, envahissent sa nuque, ses mâchoires, ses joues. Il lutte un moment physiquement, puis tente de la repousser à l'aide de sa magie, mais sans résultat. Il a appris à transformer de la peinture en verre et du bois en métal, pas à repousser un envahisseur circulant à même ses veines et ses nerfs.
Le moment où il cesse de se débattre correspond à celui où son cortex cérébral se fait assaillir. L'engourdissement gagne tout son être et ses yeux se ferment alors qu'il perd toute volonté propre. Aussitôt, la main d'Anthéa libère son avant-bras et quelques secondes plus tard, elle coupe le lien entre eux et rouvre les yeux juste à temps pour le voir en faire de même.
— Désolée, s'excuse-t-elle avant qu'il n'ait repris ses esprits. J'y étais presque et... et j'avais peur que si tu m'éjectais au lieu de me laisser sortir par moi-même ça puisse abîmer quelque chose.
Ça fait beaucoup d'informations pour l'homme qui n'a pas encore rassemblé toutes ses capacités. Il est tenté de la planter là, de s'enfuir comme il en a l'habitude, mais à mesure qu'il retrouve ses facultés, il prend conscience de ce qui vient de se passer et la fureur s'empare de son être.
— Tu... abîmer quelque... Anthéa, bordel ! Tu m'as assuré qu'il n'y avait aucun risque !
Les fourmis quittent petit à petit son cerveau et la sensation le fait vaciller, comme s'il était saoul à bord d'un bateau pris dans la houle. Il titube jusqu'au fauteuil où il se laisse tomber, la tête entre les mains.
— Je suis désolée, répète Anthéa. J'ai cru que ce serait pareil que sur moi, mais c'était différent. Les embranchements étaient... confus. J'ai eu du mal à trouver mon chemin.
— Tu as lu mes pensées ! fulmine-t-il.
— Non !
— Ne me raconte pas de conneries, tu as su que j'allais reculer et tu m'en a empêché.
— J'ai rien lu, je te jure ! J'ai pas du tout essayé d'y avoir accès, c'est juste cette information qui est venue jusqu'à moi. Elle était partout, je pouvais pas passer à côté. C'était comme une alerte générale. Ça clignotait de partout.
— Tu mens, l'accuse-t-il.
— Je te jure que non. Je... Peut-être que je peux partager ce souvenir avec toi pour te le prou...
C'en est trop. Le visage rouge et les poings serrés sur ses cuisses, il explose.
— TU TE FOUS DE MOI ?
Les picotements ont presque disparu et il bondit hors de son fauteuil.
— Qu'importe que tu l'ai fait exprès ou non, tu n'as pas le droit de violer l'intimité des gens, comme ça. Tu n'as pas grand-chose à faire de l'intimité des autres, mais je ne pensais pas que ça allait jusque-là. Je n'aurais jamais dû te faire confiance.
Furieux, il pivote sur lui-même et quitte la pièce sans lui laisser l'occasion de se défendre. Se faisant, il percute Caleb, qui se tient sur le seuil, prêt à rentrer. D'un mouvement brusque, il se décale pour pouvoir le contourner et l'adolescent capte du coin de l'œil la grimace qu'il s'efforce de réprimer avant de disparaître dans la cage d'escaliers.
**
Alooors, les gens, je suis en retard, je sais.
Mais j'ai dû réécrire entièrement ce chapitre. Au départ, je l'avais écrit du point de vue d'Anthéa, mais il est beaucoup plus logique qu'il se déroule depuis celui de Venacio. En plus comme ça, vous avez un peu plus d'infos sur le morceau dont il ne veut pas entendre parler. Après, il ne faut pas hésiter à lire entre les lignes, hein ^^. Mais vous aurez plus d'informations sur ce passé avant la fin de ce tome, c'est promis ^^
Fin qui se profile doucement mais sûrement. Il me reste cinq chapitres à écrire (ou six, si j'en découpe encore un en deux, ce que je n'arrête pas de faire...)
Comme à chaque fois que ça m'arrive, j'ai un peu de mal à réaliser...
Des bisous, les gens.
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