Chapitre 28 - Celui qui l'a dit

En s'évanouissant dans les bras de Caleb, Ilias les a tous deux précipités contre le sol. Le coin de la table qu'il a pris dans les côtes à laissé à Caleb un hématome douloureux et qui passera par toutes les couleurs dans les jours et semaines à venir.

Le bruit provoqué par la chute et les gémissements de souffrance de l'adolescent alertent alors Venacio, qui travaille dans le laboratoire juste à côté. Les yeux cernés et les cheveux mal attachés derrière le crâne, il pousse la porte avec l'air de celui que l'on vient de déranger au milieu d'une expérience de la plus haute importance. En découvrant les deux garçons au sol, pourtant, dont un se tordant de douleur et l'autre visiblement victime d'un malaise, il se précipite à leur côté.

Loin de chercher à le détromper, tous abondent en faveur de la première explication avancée. Ilias a fait un malaise, Caleb a tenté de le rattraper, mais a trébuché sous son poids et est tombé avec lui, emportant la table basse dans sa chute.

Par précaution, et comme le garçon ne se réveille pas, Venacio appelle une ambulance. Ignorant que quand Ilias reviendra à lui à l'hôpital, entre un médecin et la secrétaire de son père, il piquera une crise, souhaitant à Anthéa et à tous les habitants du manoir de mourir étouffés par un sachet de thé.

Emmené également, c'est sur place que Caleb découvre que la douleur intense qu'il ressent provient d'une côte cassée. Avisant ses mains brûlées, Venacio commence à douter de la véracité de l'histoire qu'on lui a contée, mais il choisit quand même de lui passer un savon. Les expériences se font dans le laboratoire, sous sa surveillance ou celle de Charlie et certainement pas sans une bonne protection.

La journée paraît très longue à tout le monde, et une semaine plus tard, les interactions entre Ilias et Anthéa ne se limitent plus qu'à l'échange de quelques insultes quand ils se croisent dans les couloirs.

Au manoir, les résidents ont parlé et reparlé de l'incident, mais sans la version d'Ilias, il leur a été impossible de reconstituer avec certitude ce qu'il s'est passé.


— Je persiste à dire que tu devrais juste abandonner. Il finira par se lasser quand il comprendra qu'il avance bien moins vite que nous.

Anthéa secoue la tête alors qu'elle remonte ses chaussettes pailletées jusqu'à ses genoux.

— Tu ne le connais pas. Il n'admettra jamais avoir eu tort.

— Dans ce cas, tu perds quand même ton temps.

La jeune fille roule des yeux, mais choisit de changer de sujet. La première sonnerie est sur le point de retentir et elle n'a pas envie de se prendre la tête au sujet d'Ilias alors qu'elle s'apprête à passer la journée dans la même pièce que lui.

C'est la première fois que Caleb refait le chemin avec elle jusqu'à Harland depuis l'incident. Jusque-là, la douleur provoquée par sa côte cassée l'en a dissuadé, mais leurs railleries mutuelles censées lui donner l'énergie nécessaire à une journée de cours lui ont terriblement manqué.

— Quand même, s'interroge Caleb en soufflant sur ses doigts encore décorés de quelques sparadraps. Je trouve que ces temps-ci Venacio est...

Dans leurs dos, une voix retentit soudain, hélant Anthéa, et le coupe dans son élan. Un instant plus tard, Drew le bouscule pour prendre son amie dans ses bras.

— Drew ! gronde une voix qu'aucun d'eux ne connaît. Tu pourrais faire attention.

Vacillant sur ses pieds, Caleb est rassuré quand, en même temps, une main se pose sur son épaule et le ramène au centre du trottoir. Sur la route, les voitures filent bien trop vite, et il a craint, un instant, de se faire faucher à cause de la bousculade.

Le nouveau venu est plus âgé qu'eux d'une dizaine d'années, environ. Il a un sourire charmant, de grands yeux clairs et porte des lunettes. Dans la poitrine de Caleb, son cœur s'emballe.

— Mon frère, Henry, annonce Drew en passant un bras possessif autour des épaules d'Anthéa. Mes amis, continue-t-elle. Anthéa et... Caleb.

Elle crache son prénom comme s'il risquait de lui brûler la langue, mais l'homme sourit en leur serrant la main. C'est vrai que, maintenant qu'elle le dit, il y a un vague air de ressemblance entre eux. Même si ses cheveux, à lui, ne sont pas ternes, que la barbe naissante sur ses joues rend son visage bien plus viril et qu'il les dépasse tous d'une bonne tête et demie.

— J'ai beaucoup entendu parler de toi, s'extasie-t-il face à la jeune fille. Et de toi aussi, bien sûr.

Caleb lui rend son sourire, mais n'a pas besoin de remarquer le sourire ironique qu'arbore Drew pour savoir que c'est faux. Il sait que la fille n'est pas sa plus grande fan, même s'il ne parvient pas exactement à savoir pourquoi. Néanmoins, il apprécie que la politesse de son frère l'empêche d'annoncer qu'il n'a jamais entendu prononcé son prénom avant.

Dans la cour, la première sonnerie retentit et tandis que Drew traîne son amie à l'intérieur, Henry leur souhaite une bonne journée et s'éloigne à grands pas dans la direction opposée.
Se libérant de sa poigne, Anthéa revient pourtant auprès de l'adolescent laissé seul.

— Vas-y toujours, j'en ai pour deux minutes.

Le regard de Drew s'obscurcit quand elle le pose sur Caleb, mais elle approuve d'un signe de tête, conseillant juste à Anthéa de ne pas arriver en retard.

D'un mouvement rapide, l'adolescente tout contre son meilleur ami et approche la bouche de son oreille.

— Tu pourrais crusher sur des mecs de notre âge, de temps en temps, chuchote-t-elle avant de claquer un baiser sur sa joue.

Aussitôt, le rouge y monte et Caleb bafouille alors que, déjà, elle s'éloigne, un petit sourire espiègle au coin de la bouche.

— Je... Je vois pas du tout de quoi tu parles.

— Mais bien sûr. C'est pas beau de mentir. Si c'est pour me raconter des conneries comme ça, tu ferais mieux de te taire.

— T'es insupportable ! lui crie-t-il alors qu'elle se met à courir vers le couloir de l'aile administrative.

— Mais moi, je ne mens pas !

— T'es chiante !

Pour seule réponse, Anthéa lève son majeur par-dessus sa tête. Elle ne prend même pas la peine de se retourner, certaine de savoir exactement quelle tête fait Caleb en cet instant. Parce que, non, les joues de Caleb ne restent jamais très longtemps rouges. Déjà, d'ailleurs, il pouffe, amusé par le geste obscène qui vaudrait à la jeune fille une heure de retenue supplémentaire s'il était vu par un de ses professeurs.

D'un mouvement rapide, il pivote sur ses pieds, prêt à retourner au manoir, quand une ombre se précipite à sa rencontre. Instinctivement, il ferme les yeux et tente de protéger ses côtes meurtries, mais le choc anticipé tarde tant à arriver, qu'il finit par ouvrir un œil pour s'assurer qu'il n'a pas rêvé. La mâchoire encore crispée et l'épaule gauche reculée, il a juste le temps de voir le garçon qui l'a évité se retourner dans sa direction.

— Fais gaffe, mord Ilias. T'es blessé à ce que j'ai compris.

Qu'il lui rentre dedans ou non, Blondie semble décidé à toujours trouvé sa compagnie désagréable. Un plaisir.

— Pourquoi tu souris ? insiste le garçon inflammable. Elle est chiante, tu viens de le dire.

Caleb hausse une épaule, surpris qu'Ilias ne soit pas déjà reparti, et pas seulement parce qu'il est à deux doigts d'être en retard.

— C'est un jeu.

Sa réponse ne semble pas convenir à Ilias. Caleb voit sa lèvre se retrousser d'un seul côté et ses paupières s'étrécir. En plein débat intérieur, il met quelques secondes avant d'ouvrir à nouveau la bouche.

— Elle vient de te dire d'aller te faire foutre.

C'est vrai qu'Anthéa n'est pas toujours très subtile, mais de là à imaginer que leur relation puisse être à ce point dysfonctionnelle qu'ils en viennent à s'insulter ainsi sans raison, il y a un pas. Pour autant qu'il sache, la seule personne avec qui elle est susceptible de faire ça premier degré est précisément celle qui se trouve devant lui.

Soudain, Caleb a une révélation et son sourire s'élargit encore un peu, au risque d'offusquer pour de bon son interlocuteur.

— Dis-le-lui si elle te plaît.

Pour un peu, Ilias en aurait recraché son petit-déjeuner. S'en serait drôle s'il n'était pas du genre à s'enflammer pour un rien.

— Quoi ?

Prenant un air contrit, Caleb lève ses paumes en l'air.

— Mais je suis pas sûr que tu sois son genre.

La grimace d'Ilias s'amplifie, signe pour Caleb que sa supposition n'a pas du tomber très loin de la réalité. Ainsi, la réponse qu'il lui offre, déclenche un rire sincère, bientôt noyé sous le son strident de la seconde sonnerie.

— Ouais, elle préfère les métis aux cheveux bouclés.

Sans perdre davantage de temps, Ilias se retourne et se met à courir en direction de la petite cours désertée.

— Elle préfère les mecs qui ne passent pas leur temps à l'insulter, lui crie Caleb avant d'ajouter, pris par une inspiration soudaine : Oh ! Et, Ilias ? On ne sort pas ensemble.

Une main posée sur la poignée de la porte menant au couloir administratif, Ilias s'immobilise. Est-ce cette révélation qui fait battre son cœur si fort ? Le fait que, pour la première fois, Caleb vient de prononcer son prénom ? Ou cette magie brûlante qui coule dans ses veines ? Mais si c'est elle, pourquoi s'active-t-elle précisément à cet instant ?

Toute la journée, ces nouveaux questionnements tournent en boucle dans sa cervelle. Au point qu'il ne parvient pas à se concentrer en classe et qu'il se prend un premier avertissement de la part d'un professeur de math un peu trop sur les nerfs, et un second du surveillant en chef quand il manque de lui renverser son café dessus.

À 15 h, quand enfin sonne la fin des cours, Ilias se précipite dans le salon de bubble tea où il a donné rendez-vous à Darcy pendant sa pause de midi. L'endroit est petit, mais au moins ne seront-ils ni dehors, à se geler les miches, ni au manoir, à tenter d'éviter Anthéa et sa bande.

Quand il se laisse tomber sur la banquette à ses côtés, Darcy comprend que quelque chose ne tourne pas rond. Rien dans son attitude ne sonne comme d'habitude, et il ne lui faut que quelques minutes d'interrogatoire pour que son ami se mette à table. Les yeux rivés sur son cake multicolore qu'il a à peine touché, Ilias lui raconte sa conversation du matin avec Caleb, mais aussi ses inquiétudes face à ce nouveau symptôme à attribuer à une magie par trop instable.

— Tu me fais penser à moi il y a quelques années, lâche Darcy en sirotant la fin de son gobelet.

— Comment ça ?

— Je ne savais plus qui j'étais, explique-t-il. Tout ce que je ressentais, c'était de la colère. Je ne me reconnaissais pas dans ce que les autres voulaient que je sois.

L'habituelle grimace de gamin outré fait sa réapparition sur le visage d'Ilias et il lea dévisage avec une arrogance un peu trop naturelle.

— J'ai des pouvoirs magiques, du con ! Bien sûr que je suis différent.

Dans un soupir, Darcy lui rend le même genre de regard avant de continuer.

— Je parle pas de ça. Pas que. T'es super agressif avec Anthéa.

— C'est une conne. Si tu voyais le bordel qu'elle fou en classe, y a pas moyen d'avancer.

Foutaise, à t-iel envie de répondre. Au lieu de ça, il sort un paquet de chewing-gum de sa poche et s'en enfile deux d'un coup.

— Je t'ai connu chahuteur aussi.

— On avait 12 ans, merde ! s'emballe Ilias, les lèvres toujours retroussées en une grimace insolente. Là, on étudie pour entrer à l'université. Pourquoi elle a choisi une école si cotée si elle n'a pas l'intention de travailler, hein ?

— Elle est plutôt bonne élève, en vrai. C'est pas ça qui te dérange.

— Ah ouais. Et quoi, alors ?

C'est que cette discussion commence à l'agacer, et Ilias se braque. Qu'est-ce que Darcy sous-entend, là, avec son œil torve et son demi-sourire ?

— Ça, c'est à toi de me le dire. Tu lui en voudrais pas d'être à ce point proche de Caleb ?

OK. Non. Darcy abuse, et pas qu'un peu. Se reculant sur la banquette, Ilias croise les bras sur son torse, désireux de mettre fin à cette conversation stupide.

— Qu'est-ce que ça peut me foutre qu'elle soit proche de ce type ? Je le connais même pas.

— Je sais pas, temporise Darcy. Considère que je vois ça grâce à mon sixième sens.

— Ton sixième sens de non-binaire trop cool ?

— Va savoir.

— C'est stupide.

Ça ne marchera pas comme ça, et Darcy connaît suffisamment son ami pour le savoir. Alors, iel change de méthode en même temps que de position. Se penchant sur la table, iel reprend, sur un ton plus bas obligeant Ilias à se rapprocher aussi s'il veut entendre la suite.

— Ilias, je te connais depuis longtemps, genre vraiment, et je t'ai jamais vu détester quelqu'un comme ça. Au début, j'ai cru qu'elle te plaisait et que tu savais pas comment le lui dire, mais c'est clairement pas ça. T'es sûr que tu ressens rien pour Caleb ? Je veux dire, tu t'es calmé que quand il t'a pris dans ses bras. Tu t'es carrément évanoui, mec. T'es déjà tombé amoureux de quelqu'un ? Un garçon ? Une fille ?

Le souvenir de sa perte de contrôle et du malaise qui a suivi, rend le garçon agité. Il a honte d'avoir perdu connaissance. Honte d'avoir, une fois de plus, laissé ses émotions dicter ses actions. Il hésite longuement avant de bafouiller une réponse qu'il regrette aussitôt.

— Non. Je... Je ressens rien... Enfin, je sais pas trop. Je... Je veux pas que ce soit de l'attirance. Je veux pas être comme ça.

Le blanc qui suit n'est entaché que par le bruit assourdi des conversations des autres clients. Un enfant qui aspire le fond de son verre avec sa paille. Des dizaines de dents de fourchettes raclant les assiettes à la recherche de miettes de gâteaux restantes. Un éternuement. Des bavardages sans intérêt. Les lames du robot mixeur réduisant quelques morceaux de fruits en purée. La porte qui s'ouvre et se referme après qu'un courant d'air glacé ait fait s'envoler une serviette en papier sur la table d'à côté.

— No offense, se reprend Ilias, à demi paniqué, les yeux exorbités, en réalisant à quel point ce qu'il vient de dire peut être blessant. J'ai rien contre tant que ça concerne les autres. Je suis pas à ce point un connard, tu le sais. Mais... si c'était moi... mon père me tuerait.

Que Darcy ait trouvé la remarque blessante ou non, iel ne comptait pas s'en offusquer. Iel n'a rencontré Darius qu'une seule fois, bien des années plus tôt, mais l'homme lui a aussitôt semblé antipathique. Cette impression fugace, née dans son cerveau d'enfant, s'est révélée pertinente et iel a fini par arrêter de compter les fois où le père de son ami se comportait en trou du cul.

— Le problème, reprend-iel sur un ton qu'iel espère réconfortant, c'est que si c'est le cas, que tu le caches et que tu continues à t'aigrir, c'est toi-même qui va te tuer.

Sa voix la plus douce ne sonne, hélas, ainsi que dans sa tête, et loin de prendre ça pour des paroles d'encouragements, Ilias grogne.

— Je suis pas suicidaire, du con.

— Mais tu vas pas bien. Essaie. Qu'est-ce t'as à perdre ?

— Essayer quoi ? s'étonne le garçon en fronçant les sourcils.

— Embrasser un garçon. Pas Caleb si t'as trop peur, mais un autre. Un que tu trouves mignon, mais pour qui tu ne ressens rien de plus.

C'est officiel, Darcy a pété une durite. Il le savait que lea laisser habiter trop longtemps avec les tarés du manoir ne lui ferait aucun bien. Et maintenant, voilà qu'iel lui propose de... Ilias prend une grande inspiration. Sans qu'il ne puisse se l'expliquer, la proposition ne le dégoûte pas. Il n'irait pas jusqu'à dire qu'elle le rend curieux ou qu'elle l'enthousiasme, mais clairement, elle n'agite pas que des pensées négatives dans son cerveau.

— C'est con, argue-t-il pourtant, avant d'ajouter : Tu le ferais, toi ?

— Avec toi ?

C'est lunaire, a le temps de penser Darcy, suspectant qu'il se fiche d'ellui.

— Oui ?

OK, iel l'a perdu. Jamais l'Ilias qu'iel connaît depuis toujours ne lui aurait demandé ça. Mais au moins, ça signifie qu'un vrai problème a été soulevé. Il n'y a désormais plus qu'à le régler.

— Plutôt crever, rétorque pourtant Darcy d'un air dégoûté. T'es pas du tout mon genre. Mais, ça veut dire que tu me trouves mignon ?

— Pas plus que ça, esquive Ilias.

— T'es vraiment une enflure. En plus, je suis même pas un mec.

— Mais t'es pas une fille non plus.

— Je ne t'embrasserai pas.

Ilias le sait et ce n'est pas grave. Il n'a jamais vraiment eu envie d'embrasser Darcy, de toute façon, et le rictus qu'il lea voit désormais arborer lui fait du bien. Mais quand même, maintenant que cette idée idiote d'embrasser un garçon s'est encrée en lui, il va être difficile de l'en déloger. C'est malin.


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