Chapitre 25 - Celui qui a une vision
Ce matin-là, quand Drew sonne à la porte du manoir, c'est une Anthéa aux yeux cernés et habillée d'un pyjama qui vient lui ouvrir. Vivienne a quitté le manoir très tôt pour rencontrer une ancienne résidente qui l'a invitée à passer la journée en ville. Venacio, quant à lui, est parti peu de temps après elle, en claquant la porte.
Il est rare qu'il n'y ait aucun adulte au manoir, mais chacun ayant l'habitude de s'occuper dans son coin sans vraiment faire attention aux autres, ça ne change au final pas grand-chose.
— Wow !
Surprise par l'apparence d'Anthéa, Drew en oublie même de la saluer. Une vanne sur le bout de la langue, elle est distraite par l'imposante silhouette de Darcy qui se découpe soudain dans l'ombre de son amie.
— Qu'est-ce qu'ils foutent là ? l'agresse aussitôt cellui-ci en désignant les trois garçons qui se trouvent derrière elle.
Darcy n'impressionne pas Drew et elle hausse les épaules en lui décochant l'un de ses regards arrogants qu'elle réserve aux casse-couilles.
— Je suis pas leur mère, ils ont pas de compte à me rendre. Qu'est-ce que je sais de leurs plans pour la journée, moi.
— Te fou pas de ma gueule, ils viennent pas d'apparaître à l'instant.
Les poings serrés et les coins de la bouche plissés de dégoût, iel détaille les trois guignols qui lui sourient en retour d'un air qui ne lui plaît pas du tout.
Choisissant cet instant pour appuyer son avant-bras sur l'épaule de sa sœur, Zachary se penche dans leur direction. Son sourire insupportable ne l'a pas quitté, et dans un souffle, tel le conspirateur dégénéré qu'il est, il lâche :
— On est au courant.
— De tout, renchérit Tobias, en s'appuyant sur la seconde épaule de Drew.
L'adolescente grimace sous le poids combiné des jumeaux, et se débarrasse du bras de Zack quand celui-ci développe.
— Du principal, au moins.
Elle soupire, mais ne s'interpose pas quand leur débit s'accélère.
— Parce que Drew n'a jamais été capable de faire disparaître une brosse à dents, avant, ricane Tobias.
— Pourtant, on la connaît depuis 15 ans.
— Ça fait, genre, très longtemps.
— En fait, je dirai même qu'on la connut toute sa vie durant.
— Mais pas la nôtre.
— Même si presque, en vrai.
Dans leur dos, une voix plus calme se fait entendre, et tous se retourne pour observer Marlow, occupé à attacher ses longues dreadlocks en un bun des plus imposant.
— Moi, je la connais depuis moins longtemps, mais je ne l'ai quand même jamais vue faire ça.
— C'est vrai, approuve Tobias en hochant la tête.
— Et Marlow, il en a vu des choses, pourtant.
— Clairement.
— Plus que nous tous, réunis.
— Sûr.
— Il...
— Mais faite les taire, Laurel et Hardy ! s'énerve enfin Darcy, son regard d'encre passant des nouveaux venus à Anthéa et Drew.
— C'est bon, tranche Anthéa, sans retenir un bâillement sonore. Entrez, on va vous raconter.
Qui d'elle, de l'incapable maladroite ou des Dupond et Dupont est le plus insupportable ? Darcy ne saurait le dire, mais en la découvrant si peu inquiète par la situation, iel éructe :
— Tu le savais, qu'ils seraient mis au courant ! Tu nous as dupés.
— Comment j'aurais pu le savoir ? grince la jeune fille, trop fatiguée pour avoir envie d'entamer une dispute de plus.
— Parce que tu les connais ! s'échauffe Darcy. Tu savais qu'elle merderait !
— J'ai pas merdé ! s'offusque Drew en lea bousculant pour se faire une place dans le couloir. Ils sont entrés dans la salle de bain sans y avoir été invités.
Ne retenant pas la moue de dégoût ultime qui termine de déformer ses traits, Darcy se détourne d'elle pour poser son regard sombre sur les jumeaux qui, déjà, se frayent à leur tour un chemin dans le couloir.
— Ça vous prend souvent de rentrer dans la salle de bain quand votre sœur s'y trouve ?
Tobias hausse les épaules.
— On vit à six dans un petit appartement avec une seule salle de bain, de défend-il. Alors oui, quand elle traîne sans raison, on lui fait comprendre que ça se fait pas.
— C'était pire quand on était huit, ajoute Zachary en tâchant de faire glisser son imposante carrure entre Darcy et Anthéa sans trop les bousculer. Mais c'est pas pour autant que c'est beaucoup mieux.
Il échoue, bien sûr. Le couloir est étroit et aucun des trois adolescents n'est du genre mannequin de chez Abercrombie. Alors il offre son plus beau sourire à Darcy en guise d'excuse et rejoint ses frère et sœur dans l'escalier.
— Moi, j'ai pas assisté au miracle, explique Marlow. Et je ne suis toujours pas tout à fait sûr que ça s'est produit. Mais je m'en voudrais de rater ça, même si ce n'est qu'à moitié vrai.
— Une moitié de brosse à dents ? s'étonne Tobias.
— Ce serait à moitié ridicule.
Un gémissement de désespoir naît sur les lèvres de Darcy, mais il est bien vite interrompu par la voix essoufflée d'Hadrien, qui grimpe dare-dare les trois marches de l'entrée.
— Attendez, implore-t-il, hors d'haleine. Attendez !
— J'aurais rouvert pour toi, baille Anthéa alors qu'elle l'enlace brièvement. C'était pas la peine de courir.
— Si, la corrige-t-il avec un regard anxieux en direction de la porte que son amie tarde à refermer.
Toujours occupée à se décrocher la mâchoire, elle ne le remarque pas, mais Darcy, ellui, bien. Iel glisse alors un œil à la rue animée avant de refermer la porte.
— On t'a coursé ? Qui ?
Mal à l'aise, Hadrien secoue la tête. Non, personne ne le suit, personne ne l'a menacé. Mais il porte le collier. Il ne faudrait pas qu'on le lui vole. Et dans la rue, il a croisé un groupe de types qui l'ont regardé bizarrement. Non, vraiment, il n'aurait jamais dû sortir de chez lui. Il n'aurait pas dû accepter de se prêter à cette expérience bizarre.
Bien sûr, il garde la fin de ses pensées pour lui. Tout le monde le dévisage déjà, il est inutile d'en rajouter une couche. En plus ce... cette... Enfin, Darcy, qu'importe la façon dont il doit l'appeler, le détaille de la tête aux pieds, comme s'iel l'analysait. C'est terriblement gênant. Hadrien déteste attirer l'attention.
— Ils devaient juste se demander pourquoi t'es sorti en enfilant un sac de grains au lieu de vêtements, grince-t-iel.
Hadrien ne répond pas à l'attaque. Il a l'habitude et n'a jamais su comment se défendre de toute façon. En temps normal, Drew et Anthéa l'auraient défendu, mais la première, qui voit Hadrien sans son uniforme pour la première fois, ne peut que reconnaître qu'il n'a pas fait le moindre effort. Avec un peu de chance, cette pique de la part de Darcy l'incitera à faire un peu plus attention à l'avenir. Quant à Anthéa, elle n'est juste pas encore réveillée. Pourquoi diable, leur avoir donné rendez-vous si tôt ? se lamente-t-elle intérieurement. Ah, oui, parce que le collier ne va pas tarder à révéler les pouvoirs d'Hadrien.
Pour permettre à Anthéa de déjeuner, et puisqu'ils sont de toute façon seuls au manoir, tous s'installent dans la salle à manger le temps que le collier s'élève pour Hadrien. Ça ne prend pas beaucoup de temps, et la première action du garçon est de rendre un peu de couleur aux quelques fleurs à demi fanées qui reposent dans le vase au centre de la grande table. Les voir relever la tête lui procure la plus grande joie qu'il ait connue ces derniers temps.
— Impressionnant, le complimente Drew.
— Dément ! s'exclament les jumeaux.
Après un pierre-papier-ciseaux interminable, Tobias anticipant les mouvements de Zachary et celui-ci en faisant de même pour son frère, l'ordre du portage du collier est enfin connu. Et en fin d'après-midi, Marlow repart avec celui-ci autour du cou.
Au moment de le laisser quitter le manoir, Darcy pose sa main sur l'épaule d'Hadrien. Il la tapote quelques fois, faisant naître une angoisse démesurée dans le cœur du garçon, puis le laisse s'en aller. Ce n'est qu'une fois dans le bus, quand il croise son reflet dans la vitre, qu'Hadrien remarque que la couleur de son « sac de grains », comme l'a appelé Darcy, a été en partie transformée. En lieu et place du beige terne, la moitié inférieure de son sweat est désormais d'un rose pétant et pas du tout discret. Un cauchemar pour le garçon discret.
Chaque jour de la première semaine de ces vacances d'automne, les adolescents reviennent au manoir. Les trois retardataires voient le collier s'élever pour eux et tous se mettent à s'entraîner le plus discrètement possible dans la bibliothèque et les chambres des résidents.
Leurs pouvoirs restent assez faibles, mais gagnent chaque jour en intensité. Alors que Zia profite de ses nouvelles capacités pour customiser ses vêtements sans même toucher l'aiguille qui lui sert à broder, Anthéa est passée maître dans l'art de faire voler des objets d'un kilo ou moins. S'inspirant de Darcy et de son désir nouveau de relooker Hadrien, elle redécore l'entièreté de la bibliothèque en transformant les couleurs de la moitié des objets qui s'y trouvent. Ainsi, deux fauteuils passent du rouge au bleu, un troisième, vieux et élimé voit son faux cuir devenir une étoffe de lin comme neuve, et le bois de la table basse rectangulaire s'assombrit. Cela sans compter les couvertures des livres et autres petits objets rangés dans la grande pièce et sur lesquels elle s'entraîne sans relâche.
— Quelqu'un va finir par le remarquer, grogne un jour Darcy, si bien qu'elle se rabat alors sur les objets se trouvant dans les chambres de tout le monde.
— Le plan parfait pour renouveler sa garde-robe pour pas un rond, s'enthousiasme Simran quand elle la surprend en pleine action.
Chaque soir, au moment de raccompagner leurs nouveaux amis un peu forcés à la porte, Darcy prend un moment pour changer l'une des pièces d'habillement d'Hadrien. Ça étonne beaucoup les résidents, mais le look du gros garçon y gagne tellement en classitude que personne ne fait la moindre remarque de peur de voir sa transformation être tuée dans l'œuf.
Le septième jour, alors qu'Hadrien a été rhabillé de pied en cap, il se met à pleurnicher quand son dernier t-shirt gris se métamorphose en une chemise orange à boutons démesurés.
— J'ai pas beaucoup de fringues en dehors de mes uniformes, et je déteste faire les magasins... Je t'en prie, arrête de me transformer en clown, ce n'est pas drôle...
— Ça n'a rien de drôle, en effet, approuve Darcy en le détaillant d'un œil critique. Tu seras mon chef d'œuvre.
Dans les oreilles d'Hadrien, ça sonne comme une moquerie. Si bien que, le lendemain, en arrivant au manoir, il prend peur. Devant lui se tient Darcy, le regard plus déterminé que jamais. Et une paire de ciseaux dans la main.
— Laisse-moi parachever mon travail.
— Non ! hurle Hadrien en tentant de se cacher derrière Marlow, alors que celui-ci est occupé à faire remuer la queue à une statuette de chien en bois.
— Merde ! s'agace Darcy. T'as pas un peu l'impression d'être mieux fringué depuis qu'on se connaît ? Je sais ce que je fais, laisse-moi te couper les cheveux. Je te jure que tu seras mieux après.
— C'est vrai, confirme Zia depuis le fauteuil où elle étudie un nouveau livre de jardinage. C'est Darcy qui coupe les miens, et le résultat est parfait.
Hadrien tire sur son pull et marmonne quelques mots inaudibles, mais ne semble pas prêt à lea laisser gagner sans combattre. Sa coupe est ringarde, il le sait. Tout comme ses habits sont moches et passe-partout. Mais c'est justement là son but : ne pas se détacher de la masse. Passer inaperçu. Or, s'il laisse cette espèce de Jean-Paul Gautier en herbe continuer son relooking forcé, jamais plus il ne sera en état de se dissimuler dans l'ombre des autres.
Avec un soupir, Darcy lui désigne le fauteuil et s'y laisse tomber en premier. Ses ciseaux, abandonnés sur la table, semblent rassurer Hadrien, et celui-ci s'assied là où ça lui a été indiqué.
— Tu passeras jamais inaperçu, remarque Darcy, comme s'iel lisait dans ses pensées.
Iel s'affale un peu plus contre le dossier et continue.
— T'auras beau chercher à te cacher, tu seras toujours gros. Les gens te voient, abruti ! Qu'importe comment tu t'habilles. Comme ils me voient, moi, d'ailleurs. Et j'ai vraiment l'air de me cacher, d'après toi ? Plus on se cache et plus ils nous piétinent.
Toujours aussi mal à l'aise, Hadrien se replie sur lui-même en évitant le regard noir posé sur lui.
— Je continuerai à changer tes fringues. Je préférerais le faire avec ton consentement, mais même sans, je continuerai. Tu peux pas disparaître, fais-toi à l'idée.
Terrorisé à l'idée que cette mascarade ne s'arrête jamais, Hadrien relève la tête. Il cherche de l'aide à travers la pièce, mais tous les étudiants présents semblent absorbés par l'une ou l'autre tâche à l'air important.
— Je veux pas m'habiller comme, euh, toi... s'entend-il miauler, les yeux baissés à nouveau.
Darcy semble bien posséder une garde-robe d'influenceuse. Chaque jour iel déboule avec des motifs, des couleurs et des coupes abstraites qu'Hadrien ose à peine regarder tant ils lui piquent la rétine.
— Et je te dis pas de le faire, du con. Juste trouve toi ton propre style. Ça t'aidera, merde.
Renonçant après une nouvelle répétition des arguments de Darcy, Hadrien finit par rendre les armes. Et c'est avec un nœud à l'estomac qu'il lea laisse s'installer dans son dos avec sa maudite paire de ciseaux et sa vision loufoque de la mode.
— Hadrien, t'es canon ! s'extasie Drew en débarquant une heure plus tard. Ça te va trop bien !
Et en effet, le résultat dépasse toutes les attentes, même celles de Darcy.
— T'es né pour porter cette coupe ! s'enthousiasme Anthéa en la découvrant à son tour.
Bientôt, tous y vont de leur petit compliment alors qu'Hadrien ne rêve plus que de disparaître sous terre. Malgré tout, une fois devant un miroir, il est bien forcé d'admettre que cette coupe lui va mieux que la précédente. Et porté par la liesse générale, il s'autorise même à reconnaître qu'il aime beaucoup le pull à carreaux que Darcy a discrètement changé pendant qu'iel lui coupait les cheveux.
Ça ne le rendra pas moins timide, mais au moins, pour la première fois depuis longtemps, il parvient à soutenir le regard de son reflet, dans le miroir. Jamais il n'aurait pensé que de se faire raser la moitié du crâne puisse booster sa confiance en lui.
**
Hey les gens !
Hadrien est l'un des personnages qu'on a le plus vu traîner autour d'Anthéa, mais dont vous saviez le moins de choses. J'espère que cette petite incursion dans sa façon de voir ce qui leur arrive vous plaît et peut-être même qu'il deviendra le personnage préféré de certains et certaines d'entre vous ^^
Je vous rappelle que le drabblecember est lancé et que chaque jour jusqu'au 25 décembre, vous pourrez y lire une micro nouvelle de 100 mots concernant les personnages de Manoir Wand.
Des bisous !
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