Chapitre 24 - Ceux qui font des cachotteries
Dans son fauteuil, Darcy se crispe. Ses poings fermés calés entre ses cuisses et les accoudoirs, iel ne desserre les dents que pour cracher :
— Si tu nous annonces que, tout compte fait, il y a de gros effets secondaires, t'as intérêt à courir vite.
Les muscles bandés, la mâchoire crispée et les épaules raides, iel dévisage Anthéa avec une appréhension teintée de colère. Nullement impressionnée, celle-ci lève les yeux au ciel avant de se mettre à déambuler dans la pièce.
— Bien sûr que non. C'est juste que j'ai des amis en dehors d'ici, et j'aimerais qu'ils en profitent aussi.
— Tu veux ébruiter le fait qu'on est devenus des phénomènes de foire ?
— Je veux juste pas avoir à cacher un secret aussi énorme aux gens à qui je tiens. D'ailleurs, on devrait le dire à Nan, ajoute-t-elle, très sérieuse.
— À Vivienne ? s'étonne Caleb. Enfin, je l'adore, c'est pas ça, mais...
— Mais quoi ?
Anthéa fronce les sourcils. Elle craignait une forme de résistance de leur part, mais plutôt au sujet de Drew et Hadrien, pas de sa grand-mère.
— Ben... hésite Caleb.
— C'est une adulte.
D'un même mouvement, tous se retournent vers Simran. Assise dans le fauteuil le plus éloigné, elle a entouré ses jambes de ses longs bras minces. Les yeux accrochés au tapis usé qui occupe la majeure partie de l'espace salon, elle évite avec attention de croiser leurs regards interrogatifs.
— Ben... oui, mais qu'est-ce que...
Anthéa n'a pas le temps de poser sa question – d'ailleurs, elle ne sait pas exactement ce qu'elle allait dire – que son interlocutrice ravale un sanglot et précise sa pensée.
— On ne peut pas leur faire confiance. On leur révèle des choses importantes et puis... ils nous abandonnent.
— Mais c'est Nan...
— Je ne veux pas devoir partir, Anthéa. Cet endroit, c'est... c'est le seul qu'il me reste.
La fin de sa phrase se perd dans un murmure à peine audible et elle détourne à nouveau les yeux qu'elle avait relevés quelques instants plus tôt.
Anthéa et les autres en savent peu sur la vie de Simran avant son arrivée au manoir. Timide et discrète, la jeune fille ne parle jamais d'elle. Tout ce qu'Anthéa a cru comprendre, c'est qu'elle a choisi de son propre chef de venir s'installer au manoir. Bien que ça n'ait rien d'extraordinaire, étant donné que c'est le cas de la plupart des résidents.
— Ça m'étonne que tu lui en aies pas déjà parlé, en fait.
La voix de Darcy la sort de ses réflexions et Anthéa reporte son attention sur ellui.
— J'ai été... occupée, cette semaine...
Caleb fronce les sourcils. Il a passé beaucoup de temps avec elle cette semaine, comme toutes les semaines, en fait, et n'a rien remarqué qui l'aurait maintenue si occupée. Au contraire, elle a même passé moins de temps qu'à l'ordinaire à élaborer des plans pour convaincre ses profs qu'ils n'enseignent pas de la bonne façon.
Peut-être veut-elle parler du temps qu'elle a passé à apprivoiser sa magie ?
Elle hausse pourtant les épaules pour toute réponse quand il tourne un visage interrogatif sur elle. Il est hors de question qu'elle lui explique qu'elle a traqué Venacio plus encore qu'à l'ordinaire. Elle n'a rien noté de vraiment louche, il est donc inutile de l'inquiéter outre mesure. L'homme a passé beaucoup de temps dans son laboratoire, mais elle ne peut pas considérer ça comme un phénomène anormal. Ce courant qu'elle a eu l'impression de sentir passer entre eux ne devait être qu'un peu d'électricité statique, pas de quoi en faire un fromage.
— OK, abdique-t-elle à contrecœur. On garde les adultes hors du coup pour l'instant, mais je veux prévenir mes amis.
— Combien ? demande Darcy.
— Cinq... ?
— Pas question !
— Mais pourquoi ?
— On doit rester plus nombreux. En cas de dissension, on se serrera les coudes et on les empêchera de faire n'importe quoi.
— Parce que tu crois qu'on sera tous du même avis, ici ? Laisse-moi rire.
Les deux adolescents entêtés se font face. Le visage fermé, les bras croisés, aucun ne veut abandonner ses positions.
Simran s'est faite toute petite, alors qu'elle ne rêve que de quitter la bibliothèque. Zia, qui n'a pas l'habitude de veiller si tard, ne retient pas ses bâillements, inconsciente qu'elle est en train de tous les contaminer. Toutes deux montrent des signes de stress quant à la situation qui dégénère. Caleb non plus n'est pas à l'aise, et avant que l'un des deux ne finisse par faire une chose regrettable, il s'interpose.
— Et si on commençait avec deux ?
— Quoi ? aboie Darcy et reportant sa mauvaise humeur sur lui.
Choisissant de ne pas relever l'agression, Caleb s'empresse d'expliquer.
— Si on ne mettait tout d'abord que deux personnes au courant. Comme ça, on voit si on peut laisser sortir le secret d'ici. Ce sont des amis d'Anthéa, ajoute-t-il quand il comprend que Darcy va s'opposer à sa proposition. Et c'est elle qui a trouvé le collier. Je ne pense pas qu'on...
— On a qu'à voter.
Baillant une fois de plus à s'en décrocher la mâchoire, Zia accueille avec calme tous leurs regards surpris.
— C'est toi qui as proposé l'idée, se défend-elle quand Darcy lui lance un regard trahi.
— Moi ? Ça m'étonnerait.
— Tu as dit qu'on ferait front contre eux et leurs idées. Ça veut dire que l'on votera entre nous, suppose-t-elle. Autant commencer dès maintenant.
C'est donc dans l'allégresse d'Anthéa et les bougonnements de Darcy, que le premier vote à main levée du manoir a lieu. Et il autorise la jeune fille à inviter deux de ses amis pour leur partager l'incroyable découverte qu'ils ont faite.
Il faut attendre vendredi soir, avant qu'Anthéa ne débarque avec Drew et Hadrien. Si la jeune fille aux cheveux ternes est impatiente de rencontrer les habitants du manoir, Hadrien, lui, appréhende beaucoup. D'un naturel renfermé et pas très sociable, il évite, en général, toute sortie à laquelle il n'a pas été forcé.
Une fois ses amis présentés à Vivienne, Anthéa les traîne jusqu'à la bibliothèque, où les autres les attendent déjà. Darcy se contente d'un grognement en guise de salutation alors que Caleb les accueille avec un large sourire. Sans surprise, Simran n'a pas souhaité être présente et s'est même assurée de ne pas avoir à les rencontrer en partant courir. Zia, quant à elle, a juste oublié que leur venue était programmée pour aujourd'hui. Et enfermée dans sa chambre, elle est occupée à nettoyer et ranger sa collection de cailloux aux formes et couleurs intéressantes.
— Je crois qu'on ne sera que tous les cinq, décrète Anthéa en se laissant tomber aux côtés de Caleb dans le canapé. Installez-vous. Je vais vous expliquer.
Alors que son amie cherche une position confortable et qu'elle le bouscule à plusieurs reprises, Caleb surprend le regard froid que lui lance la nouvelle venue. Drew semble furieuse et il craint soudain d'avoir fait quelque chose de mal. Quand elle finit par détourner les yeux, c'est pour les poser sur Anthéa, et il remarque qu'à elle, le regard assassin est épargné.
À moitié allongée dans le divan, ses jambes étendues sur les cuisses de son ami, Anthéa fait glisser de son cou une chaînette qu'elle extraie de son uniforme après en avoir desserré la cravate. Alors qu'elle observe le pendentif au creux de sa main, elle agite ses pieds chaussés d'une de ses paires de chaussettes colorées que ses profs détestent. Caleb va les lui chatouiller, quand il sent le poids du regard de Drew posé à nouveau sur lui.
Il déglutit, mal à l'aise. Plus très certain d'avoir pris la bonne décision en supportant le choix d'Anthéa. Peut-être que Darcy avait raison de se méfier, cette fois-ci ?
— Je vous montre, puis je vous explique.
Ayant attiré l'attention de tous ses camarades, la jeune fille focalise la sienne sur la boule métallique dans sa main. Et si, au début, rien ne se passe, tous finissent par constater la métamorphose étrange à laquelle elle se livre.
— Qu'est-ce qui se passe ? s'inquiète Hadrien quand toutes les plumes ont fait leur apparition.
— Pas possible ! s'émerveille Drew à l'instant où elle se décolle de la paume d'Anthéa tendue vers le haut.
Caleb suit le mouvement du pendentif des yeux, tandis que Darcy fronce les sourcils en se redressant dans son siège.
— Tu sais le faire voler, maintenant ? Le faire changer de forme à volonté ?
Fière d'elle, Anthéa approuve.
— J'ai passé les deux derniers jours à m'entraîner. J'ai l'impression que c'est pas qu'un objet. C'est un peu comme si nos magies communiquaient quand je le fais voler.
En disant ça, elle désigne Caleb d'un mouvement de tête et le pendentif se dirige vers lui avant de se poser dans la main qu'il tend dans sa direction. Il lui semble alors comprendre ce qu'elle veut dire, car à l'endroit où sa peau entre en contact avec les plumes multicolores du bijou, il ressent une forte chaleur qui irradie dans tout son bras.
— Comment ça, vos magies ?
La voix qui les sort tous de leur contemplation est celle d'Hadrien, faible et impressionnée. Recroquevillé dans son fauteuil, le garçon est aussi blanc qu'un spectre.
Quand Anthéa rejoint sa chambre ce soir-là, elle est surexcitée. Drew et Hadrien se sont montrés très intéressés par le collier et par l'histoire qu'elle leur a raconté. Bien sûr, Hadrien a eu l'air terrifié une demi-douzaine de fois pendant ses explications, mais au moins n'a-t-il pas quitté le manoir en hurlant. Mieux que ça, ses amis lui ont posé de nombreuses questions, dont beaucoup auxquelles elle n'a pas été en mesure de répondre. D'où vient le collier ? Comment fonctionne son pouvoir ? Est-ce que la magie qu'il procure à des limites et si oui, lesquelles ?
Attrapant un carnet dissimulé sous une pile de livres sous son lit, Anthéa ajoute quelques réflexions soulevées ce soir à la liste des choses qu'ils vont devoir découvrir pendant leurs vacances sur le point de débuter.
Assise à même le sol, le carnet posé sur les cuisses, elle gribouille des schémas abstraits censés l'aider à hiérarchiser les questions restées sans réponse, quand un bruit de pas dans le couloir lui fait tendre l'oreille. Il lui faut quelques secondes avant de reconnaître Venacio. Son pas est plus lent et lourd que d'ordinaire.
En un bond, elle est debout et le carnet est glissé sous son oreiller. Un battement de cils plus tard, elle a ouvert la porte, prête à questionner l'homme comme elle le fait toujours. Aussi fatigué soit-il, il l'évite pourtant, et se faufile dans sa propre chambre. Un début de cernes est visible sous ses yeux, et son front est barré de trois grosses rides qui le vieillissent de plusieurs années. Son dos est plus courbé encore que le jour où il est arrivé au manoir et, surtout, il évite volontairement de la regarder dans les yeux.
— Tu vas bien ? s'inquiète Anthéa alors que la porte se referme déjà.
Un grognement lui répond et le battant claque une seconde à peine avant que le bruit de la clef tournée dans la serrure n'emplisse le silence.
Perturbée, Anthéa fait demi-tour. Elle s'assied sur le matelas, puis s'y couche, puis se rassied. Elle se laisse glisser jusqu'au sol, tâtonne un moment sous le lit, déplace les livres qui s'y trouvent, puis se redresse quand elle se souvient que le cahier se trouve sous son oreiller. Avec un soupir, elle l'ouvre et se met à le feuilleter. À mesure qu'elle remonte ses notes et les dates, qu'elle a prit soin d'indiquer chaque jour, elle s'agite. Ses mains se crispent, ses lèvres se pincent et ses jambes, croisées en tailleur, se décroisent plusieurs fois pour se recroiser aussitôt. En quelques minutes, son lit est plus défait que si elle avait passé la nuit à y cauchemarder et les draps qui s'enroulent autour de ses pieds l'agacent tellement qu'elle finit par les envoyer par-dessus bord.
Ils ont à peine touché le sol, pourtant, qu'elle est debout à son tour. Elle fait les cent pas, termine de consulter ses notes, et referme la première page avec violence avant de glisser le carnet sous les livres qui servent à le protéger.
Sortant son téléphone de sa poche, elle se laisse retomber sur le lit et tape un nom et un prénom dans la barre de recherches.
Venacio Vengo.
Malgré la surveillance qu'elle a exercée sur lui ces derniers jours, elle ne lui a quasiment pas adressé la parole de la semaine. Redevenu comme à son arrivée, l'homme l'a soigneusement évitée dès qu'il en a été en mesure. Et si, en temps normal, elle aurait insisté, les circonstances particulières de cette période et son envie d'en découvrir davantage au sujet de ses nouvelles capacités l'ont poussé à se contenter de ces quelques interactions impersonnelles.
L'ennui, elle en a bien conscience, c'est qu'avec les vacances sur le point de débuter et le nombre croissant d'apprentis mages qui vont se retrouver à déambuler dans le manoir, elle va avoir très peu de temps à consacrer à Venacio. Dès demain, l'essentiel de son temps et de son énergie sera tourné vers la meilleure façon de tirer profit de leurs nouveaux pouvoirs. Malgré ça, et qu'importe que ça lui coûte l'une ou l'autre nuit de sommeil, elle ne l'abandonnera pas. Elle n'abandonnera personne. Seulement, s'il a suffit de quinze jours pour que l'homme retombe dans son mutisme et ses tentatives d'évitement, elle a besoin d'aide. Une aide qu'elle ne peut trouver parmi ses connaissances actuelles.
Méthodique, elle tape son nom sur les divers réseaux sociaux qu'elle possède et se met à éplucher les pages où il ressort. Elle n'est pas certaine de savoir ce qu'elle recherche, mais partir en quête de son existence virtuelle est la seule idée qui lui vient pour l'instant. À son grand étonnement, Venacio n'est pas complètement absent sur ceux-ci, et il lui faut moins d'une heure pour l'associer à un pseudo qui ne semble plus actif nulle part, mais qui l'a été à une époque. Surfant de découvertes en découvertes, elle y passe, au final, beaucoup trop de temps, et il est presque cinq heures quand, enfin, la batterie faible de son téléphone l'oblige à abandonner pour cette nuit.
Elle ignore comment utiliser les quelques informations sur lesquelles elle est tombée, mais se dit qu'il viendra certainement un jour où elle le découvrira.
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Les gens, Manoir Wand reprend dès aujourd'hui !
J'ai un peu avancé pendant le Nanowrimo (quoique bien moins que je ne le souhaitais) et j'ai de quoi mettre à jour cette histoire jusque fin décembre.
J'ai bien l'intention de mettre un point final au premier jet cette année (il me reste entre 10 et 15 chapitres à écrire) et j'espère que vous allez apprécier ce qui arrive.
Vu la petite avance que j'ai, on va partir sur deux chapitres par semaine, les lundis et vendredis.
À tout bientôt du coup.
Des bisous.
PS : D'ailleurs, je ne sais pas si vous l'avez vu, mais jeudi un nouveau projet débutera sur mon profil. Il s'agit du premier Drabblecember, soit un calendrier de l'avent où chaque jour du 1er au 25 décembre je posterai un drabble (une micro-nouvelle de pile 100 mots) au sujet des personnages de cette histoire.
Vous êtes bien sûr invité·e·s à venir lire, mais aussi, si le cœur vous en dit, à participer avec vos propres textes. Tout est expliqué dans le livre dédié.
Au plaisir de vous y voir :D
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