Chapitre 22 - Celui qui brise ses chaînes
Comme il l'avait soupçonné, ces deux derniers jours d'école ont été monstrueux. Les regards compatissants des profs – et même de certains de ses amis. Le retard à rattraper aussi. Tout ça, sans parler de ses yeux toujours sur le point de pleurer. Bordel ! Si on lui avait dit que ça faisait si mal de perdre quelqu'un, il ne se serait jamais attaché à personne.
Et puis il y a eu la colère de l'emmerdeuse number 1. Mais est-ce de sa faute si le collier a été volé ? Comment pouvait-il deviner qu'elle habitait un quartier si mal famé ? Il devrait peut-être lui proposer de la rembourser, mais la connaissant, elle va refuser. À cause du côté sentimental du machin, tout ça.
La tête basse et les pieds traînants, Ilias passe sa carte devant le petit écran de contrôle et l'ascenseur s'ouvre devant lui. Le gardien de l'immeuble l'a salué poliment, mais n'a fait aucune remarque sur son attitude ou ses yeux gonflés et rouges. En même temps, ce n'est que la deuxième fois qu'ils se voient. D'ici à ce qu'il se fassent remplacer, peut-être en aura-t-il conclu qu'Ilias n'est qu'un connard de gamin de riche cocaïnomane.
Ce ne serait pas si inconcevable, au fond. Il en connaît plusieurs. Les enfants de certains clients de son père. Des gamins de son âge, déjà ravagés par les mêmes vices que leurs dégénérés de parents.
Ilias est rarement d'accord avec son père, mais il est quand même content que celui-ci lui ai un jour scrupuleusement interdit de toucher à toutes ces saloperies. Il ne l'aurait de toute façon pas fait. Ne plus être capable de se maîtriser et commencer à faire n'importe quoi – sans être certain de s'en rappeler le lendemain, en plus – est l'une des choses qu'il craint le plus. Mais son paternel a été si clair sur le sort qu'il lui réserve si, un jour, il le surprend à, ne serait-ce que, fumer un joint, qu'Ilias en a déduit que lui-même ne s'adonnait pas à ce genre de divertissements avilissants. Et s'il y a une raison pour laquelle il est fier de son père, c'est celle-là.
Le tintement familier retentit et la porte de l'ascenseur s'ouvre. Il n'y a que ses parents et lui qui habitent cet étage, mais ça n'empêche pas le couloir de donner sur trois portes. L'une d'elles ouvre sur leur magnifique appartement. La seconde, sur une minuscule pièce dont seul le personnel se sert. Il y est entré une fois, il y a des années, et en a ressenti une profonde déception. Il avait imaginé un salon aussi confortable que le leur, une machine à café – parce que les adultes boivent toujours du café – et quelques secrets trop complexes à appréhender pour son cerveau d'enfant. Mais le réduit – car on ne peut pas décemment appeler ça une pièce – ne renfermait qu'une buanderie ordinaire et somme toute très inintéressante.
La dernière porte, celle tout au fond du couloir, a longtemps été pour lui une énigme. Il voyait parfois son père y entrer et n'en ressortir que longtemps plus tard, et en avait conclu au départ qu'il s'agissait de son bureau. Mais parfois, dans de plus rares occasions, sa mère s'y rendait, elle aussi. Mais pas pour parler à son père, non. Car aussi bien l'un que l'autre ne s'y rendait jamais accompagné.
Une pièce secrète ! C'était excitant pour l'imagination d'un petit garçon solitaire. Et il s'était mis à s'inventer mille et un scénarios pour expliquer l'existence de cette porte. Un escalier qui donnait sur un jardin caché sur le toit. Une pièce de méditation. Une salle de cinéma privée. Et même, quelques années plus tard, un laboratoire de méthamphétamines – C'était, bien évidemment, avant que son père ne le menace de l'éviscérer vivant s'il le surprenait à se droguer.
Sa pensée la plus folle au sujet de cet endroit, avait été que ses parents étaient des espèces de super-héros, mais que, pour une raison étrange, ils ne possédaient qu'un costume pour deux. Cette idée n'avait pas fait long feu, cela dit. Parce qu'aussi jeune aie-t-il été à cette époque, il était aussi très conscient du fait que ses parents n'avaient pas un profil de super-gentil.
La réponse à cette interrogation était venue trois ans plus tôt, après qu'ils soient revenus d'un dîner en ville avec des clients de son père. L'homme qu'il défendait avait tenu à les emmener dans un restaurant soit disant de haut standing. Les mets semblaient raffinés. Fruits de mer, caviar, feuilles d'or et champagne hors de prix. Pourtant, à peine étaient-ils rentrés à la maison, qu'ils s'étaient tous sentis très mal. Ses parents avaient été les premiers à en accuser les effets, et quand Ilias avait pris conscience du funeste destin qui l'attendait si une salle de bain ne se libérait pas très vite, il était allé chouiner à la porte de celle occupée par sa mère.
Celle-ci avait refusé de sortir – ou peut-être n'en avait-elle pas été en état – mais elle lui avait donné le code de la porte au fond du couloir. Les boyaux tordus par la douleur, le gamin qu'il était s'était traîné jusque-là et avait enfin pu dire adieu à tous ses rêves d'enfants. Car la pièce secrète, celle qui lui permettait d'inventer mille mondes où ses parents étaient extraordinaires et dignes d'intérêt, n'était rien d'autre qu'une salle de bain avec vue panoramique sur la ville. Des vitres teintées immenses partaient du plafond et couvraient le mur incurvé jusqu'au sol. Permettant à ses occupants de se baigner dans l'insolente baignoire en marbre sans être vu et tout en regardant les gens vivre au-dessous d'eux. Ou de poser une pêche en ayant l'impression de le faire à la vue de tous.
C'est peut-être ce jour-là qu'Ilias a cessé d'être un enfant. Pour peu qu'il l'ait été à un moment.
Sans un regard pour la porte qu'il n'a plus repassée, depuis, et l'esprit encore rattaché à l'horrible journée qu'il vient de vivre, l'adolescent scanne sa carte une seconde fois et entre dans l'appartement. La veste de son père ne repose pas au portemanteau, et sa mère a prévenu au matin qu'elle rentrerait tard. Bien, il dînera seul, alors. Ça ne tombe pas si mal, au final, car il ne souhaite voir personne.
— Ilias.
La voix de son père retentit dans l'appartement. Glaciale, aride, inamicale.
Il a dû laisser sa veste au bureau. Ou peut-être l'a-t-il envoyée au pressing. Dans tous les cas, sa façon d'annoncer sa présence fait sursauter Ilias.
Le garçon a à peine le temps de relever la tête, que l'homme, dans son costume Armani, s'est planté devant lui. Le regard qu'il pose sur son fils est chargé de reproches et celui-ci prend sur lui de ne pas reculer face aux sourcils froncés et aux iris assassines.
— Tiens-toi droit, claque la voix rugueuse. Tu ne vas pas pouvoir rester en deuil éternellement. Il est enterré, maintenant. Tu as pu lui dire au revoir. Passe à autre chose.
Ilias savait que ça se passerait comme ça, mais il avait espéré que l'homme lui laisserait un peu plus de cinq jours avant de s'énerver contre lui.
En une autre occasion, il se serait plié aux désirs de son père. Il se serait redressé, aurait fait de son mieux pour oublier. Ou pour donner l'impression qu'il y parvenait. Il l'aurait rendu fier. Il aurait essayé, au moins. Mais aujourd'hui, alors que son cœur saigne depuis presque une semaine, il n'en a pas la force.
La tête toujours basse, il laisse échapper un sanglot et le regrette aussitôt. Il n'a pas le droit d'être faible. Qu'importe, d'ailleurs, qu'il en ait envie ou non.
— C'était ton père, geint-il bien plus qu'il ne mord. Comment peux-tu l'avoir déjà oublié ? C'est son corps que nous avons enterré, pas sa mémoire.
Du coin de l'œil, Ilias perçoit la grimace de l'homme. Darius a honte de son fils et ne tente même pas de le cacher.
— Tu es si faible.
Sa voix claque comme un fouet et Ilias ferme les yeux, résigné. Comme s'il attendait le prochain coup. Celui qui ne serait pas métaphorique.
— C'est lui qui t'a rendu ainsi, à te couver comme il l'a fait. Tu n'es qu'une fillette. Une princesse fragile. Un sous-homme. Comme il l'était.
Dans les yeux d'Ilias, des larmes se forment, et il se déteste pour ça. Il a l'habitude des insultes de son père. Ça fait des années qu'il ne pleure plus pour quelques mots lâchés comme ça. Mais aujourd'hui, il est exténué, il est meurtri. Et plus important encore, son grand-père n'avait rien d'un sous-homme. Il était bon. Et sage. Et drôle. Il était le seul sur qui il pouvait toujours compter. De jour comme de nuit. Dans les bons comme les mauvais moments.
— J'ai appris que tu allais le voir tous les jours, Ilias. Je suis très déçu, mais ça explique d'où vient ton mental de perdant.
Ces mots horribles qui sortent de sa bouche. Pourquoi ? Pourquoi faut-il qu'il soit toujours aussi méchant ? Aussi sûr de lui. Aussi terrifiant.
— Nous allons corriger ça, fils. Nous allons faire de toi un homme de valeur. Un homme utile.
Les sillons humides sur ses joues lui donnent l'impression d'être en feu. Comment peut-il lui sortir des choses aussi horribles alors qu'il sait que son cœur n'est plus que douleur ? En possède-t-il seulement un, lui ?
— Ilias, insiste son père en posant ses mains sur ses épaules et en le forçant à relever la tête pour le regarder. On va faire quelque chose de toi. Tu ne seras peut-être jamais le fils dont je rêvais, mais tu ne seras pas une lavette sans avenir comme il l'était. Tu m'entends ?
C'en est trop. Dans les yeux gris du garçon, et malgré la souffrance qu'il ressent, un orage se lève. Si brutal et inattendu que l'homme face à lui fronce les sourcils. Jamais Ilias ne s'est rebiffé contre lui. Son désir de le rendre fier l'a maintenu docile et malléable pendant quinze ans, mais aujourd'hui, il ne voit plus dans son regard que dégoût et haine viscérale.
D'un mouvement, Ilias se libère de la poigne paternelle et, hors de lui, il traverse le salon. Un feu grégeois, comme il n'en a jamais connu, consume ses entrailles. Il le sent dans son ventre, ses flammes léchant sa gorge, ses cendres emplissant sa bouche. S'il ne s'éloigne pas, il ne répond plus de rien. Alors il prend la fuite. Il court presque entre les meubles ridiculement chers disposés dans cet espace absurdement grand. Sa chambre est si loin. Comment un appartement peut-il être si long à traverser ?
— Ilias !
La voix de son père résonne dans la pièce. Il a repris ses esprits. Il ne les égare jamais longtemps. Et déjà, il s'est lancé à sa poursuite. Quand sa main se referme sur l'épaule de l'adolescent, celui-ci fait volte-face et dans ses yeux, l'homme découvre que l'orage s'est transformé en tempête.
— Comment ose-tu parler de lui, ainsi ? hurle le garçon. Tu ne le connaissais même pas ! Tu l'as toujours méprisé. Comme tu méprises tout le monde. Comme tu me méprises, moi. Mais il était un homme bien meilleur que tu ne le seras jamais. Il avait bon cœur. Il voyait toujours ce qu'il y avait de beau chez les autres. Il savait se remettre en question.
— Tu ne sais pas ce que tu dis, gronde l'homme d'une voix moins assurée qu'il ne le voudrait.
Jamais il n'a vu Ilias si furieux. Jamais il ne l'a vu en colère contre lui, tout court. Et s'il n'était pas trop occupé à découvrir qu'il peut avoir peur de son propre fils, il ressentirait probablement une certaine forme de fierté en voyant qu'il est capable d'autant de hargne et d'agressivité.
— La ferme ! Tu ignores tellement de choses, papa. À ne te contenter que de ce que le fric des autres peut t'apporter, tu ne seras jamais personne.
Darius recule sous le regard noir de son fils, qui s'est redressé. Plus droit qu'il ne l'a jamais été, plus impressionnant, plus terrifiant, il le défie d'essayer à nouveau de l'arrêter.
— Tu ne vaux rien, papa. À côté de lui, tu n'es qu'un moucheron insignifiant. À mes yeux, tu n'existes pas réellement. Tu n'as jamais vraiment existé. Et tu veux savoir pourquoi ? Parce que, lui, il m'aimait, et que je l'aimais aussi. Alors que toi...
Dans une moue de dégoût, Ilias secoue la tête. Il n'a pas besoin d'en dire plus, son père est déjà pétrifié. Bien. Parfait. Il ne comptait pas s'éterniser de toute façon.
Sans rien adoucir, que ce soit dans son regard ou sa démarche, il se retourne et quitte enfin cette pièce qui lui donne envie de vomir. Il hait cet homme. Il le hait tellement.
La porte claque dans son dos. Il n'a même pas souvenir de l'avoir repoussée lui-même. Et cette haine qui l'anime. Qui le consume. Il est rarement dans un mood 100 % positif, mais il n'a jamais ressenti une telle colère non plus. Si son père avait insisté, il ignore ce qu'il aurait pu lui faire, mais l'envie de le faire taire, de l'empêcher, au moins pour un temps, de cracher son venin était plus que bien présente dans son esprit. Cet arrogant. Ce gros con prétentieux. Cet homme pour qui il n'a jamais été assez bien.
Dans sa gorge, Ilias sent remonter la boule de haine pure qui distend son estomac depuis de trop longues minutes. Elle lui déchire l'œsophage, lui arrache un cri. Elle carbonise tout sur son passage.
Les larmes dans ses yeux ne sont plus que lave en fusion, et la douleur dans son cœur consume tout son être.
Il a mal. Il va mal.
Alors qu'il tombe à genoux, persuadé qu'il va vomir, Ilias sent sa mâchoire s'ouvrir et un hurlement silencieux s'écouler d'entre ses lèvres. Ça dure des secondes entières, des minutes, peut-être. Durant lesquelles il se tord de douleur.
Les mains agrippées à ses flans, le front posé contre ses genoux, il est incapable de fermer la bouche, d'ouvrir les yeux.
Il sait que personne n'entend le cri qu'il pousse, mais dans ses oreilles, ses tympans ont vrillé. Un déchirement. Puis tout devient plus aigu. Sa voix se tait, son corps s'affaisse, les sons disparaissent. Et les abysses le recouvrent.
Quand il émerge, la nuit est tombée depuis longtemps et dans la pièce plongée dans les ténèbres, flotte une odeur âcre de brûlé. Avec difficulté, Ilias se remet debout. Son mal de ventre ne l'a pas entièrement quitté et sa gorge est plus sèche que le désert Californien. À tâtons, il parcourt le mur de ses doigts gourds jusqu'à trouver l'interrupteur. Dès que ses yeux s'habituent à la lumière froide diffusée par le plafonnier, ils se posent sur la porte qui sépare sa chambre du salon et le garçon retient un cri horrifié.
Devant lui, et encore fumante, la porte, originellement blanche, a été à demi calcinée. De ses restes fumants, s'élèvent encore quelques volutes de fumée, tandis qu'à son pied, repose un monticule de cendres noires.
Alors, dans l'appartement silencieux, l'adolescent vient s'allonger dans le canapé qui donne sur la grande baie vitrée. Et les yeux rivés sur les lumières de la ville, il sanglote sans un bruit. Comme l'enfant qu'il n'a jamais cessé d'être et qui réalise qu'il est plus seul qu'il ne l'a jamais été.
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Hey les gens !
Petit retard sur ce chapitre parce que, ben... la vie, en fait.
Vous avez dû le remarquer, mais j'ai changé la couverture du livre.
Celle-ci a été faite par une IA et m'a plu beaucoup trop quand mon compagnon me l'a montrée. Ma demande était simple « Trois adolescents faisant de la magie à Londres » et... Ben voilà, j'ai craqué pour cette composition ^^
J'ai juste retravaillé un peu les espèces d'écriture dans le bas pour écrire le titre et je n'ai touché à rien d'autre.
J'espère qu'elle vous plaît autant qu'à moi.
Je la trouve plus joyeuse et raccord avec l'histoire (Même si ce chapitre en particulier n'a rien de joyeux. Oups)
Des bisous, les gens.
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