Chapitre 18 - Celle qui s'y prend mal
— C'est injuste ! C'est le truc le plus injuste du monde !
De retour au manoir, Anthéa bout de rage.
Il y a cette histoire de retenues, déjà. Et puis le vol du collier, évidemment. Collier qui s'est tout de même mis à voleter juste avant que ce connard d'Ilias ne s'en empare.
Furieuse, la jeune fille fait les cent pas dans la chambre de Caleb. S'il y a une quelconque morale à retenir de tout ça, c'est que, vraiment, l'école, ça craint.
Assis sur son lit, le garçon la regarde s'énerver. Ce n'est pas comme s'il pouvait faire quoi que ce soit d'autre, de toute façon. Il connaît Anthéa depuis un peu plus de deux mois, maintenant. Ce n'est pas grand-chose, et il en a conscience, mais ça ne change rien au fait qu'il ne la pensait pas capable d'une telle rage.
Oui, cette punition est injuste. Peut-être, d'ailleurs, que sa prof va s'en rendre compte quand elle aussi se sera calmée et qu'elle en enlèvera la plupart des heures ? Mais est-ce pour autant la peine de s'énerver autant ? Ce n'est pas comme si son amie en était à sa première retenue. Au contraire. Ça ne fait qu'un mois qu'elle est élève à Harland et elle a déjà passé plus de temps à nettoyer les bureaux et à réparer le matériel de sport avec le concierge que la plupart des étudiants depuis leurs onze ans.
Et en même temps, quinze heures, quand même. Auxquelles il faudra ajouter celles qui lui seront à tous les coups données dans les jours à venir par les autres profs. Surtout si elle ne décolère pas.
— Anthéa... Tu es vraiment sûre de n'y être pour rien ? Genre, rien de rien ?
Elle s'arrête enfin de marcher et le dévisage, les yeux ronds, la bouche tordue. Comment ose-t-il lui demander ça ?
— Je te croyais de mon côté...
Le ton qu'elle emploie pour s'adresser à lui est écœuré et elle marche déjà vers la porte quand Caleb saute de son lit et la rattrape.
— Non. Attends !
Sa main effleure le poignet d'Anthéa, mais elle le retire avant qu'il n'ait pu refermer ses doigts dessus. Alors il la bouscule. Mais juste un peu. Et parce qu'il n'a pas le choix. Il se glisse entre elle et la porte avec un air de chien battu. Son intention n'a jamais été de la braquer ni de la vexer.
— Attends, insiste-t-il alors qu'il présente ses paumes tendues devant lui en signe de non-agression.
Le visage d'Anthéa est toujours déformé par cette horrible grimace. Elle se sent trahie et de plus en plus en colère.
— Pas exprès, bien sûr, se presse-t-il d'ajouter pour l'apaiser. Mais... imagine... Imagine que ça ait marché. Que tu aies de la magie.
Anthéa fronce les sourcils, plus si décidée que ça à sortir. Croisant les bras sur son torse, elle lui fait comprendre d'un regard quelle est prête à l'écouter, mais qu'il a tout intérêt à faire vite.
— T'as bien dit que t'étais furieuse quand elle t'a donné tes heures de colle ?
La jeune fille approuve d'un hochement de tête tout en roulant des yeux. Ce n'est pas ce qu'elle a dit. Pas les mots exacts. Mais il est inutile de nier, c'est ce qu'elle a ressenti. Et Caleb est suffisamment sensible à ses humeurs pour l'avoir compris.
— OK. Donc t'es énervée et tu frappes le bureau. Un bureau en bois, un truc solide qui est là depuis des années. Et là, le machin, qui branlait même pas deux minutes avant, il se fend en deux ? Tu sais que je veux pas être désagréable, et je pense que t'as beaucoup de force pour faire beaucoup de choses. Mais ça... Non. Pas sans une aide extérieure.
— Mais je sais que j'ai pas la force de le faire ! s'agace-t-elle. C'est évident ! Je joue du piano, moi, avec ces mains ! Je passe pas mes soirées à casser des planches de bois en slip et en gueulant comme Tarzan !
L'image fait sourire Caleb, qui a presque envie de lui conseiller d'essayer, mais il se reprend aussitôt. Ce n'est pas le moment de faire des blagues.
— Le collier a eu une réaction. C'est ce que t'as dit ?
— Ouais... Il s'est... envolé... en quelque sorte...
Caleb opine du chef alors qu'il réfléchit plus vite qu'il n'en a l'habitude. Laissant son cerveau turbiner à toute allure, il tâtonne sur base de ce que son amie lui a dit.
— Et t'as rien remarqué d'autre ? N'importe quoi... je sais pas... Un truc qui sortait de l'ordinaire.
— Ilias m'a piqué le collier et n'est pas revenu en cours après, répond-elle en haussant les épaules.
— Non, pas ça. Autre chose. Qui aurait un lien direct avec toi.
— Je crois pas, non, soupire Anthéa, lasse.
Elle a pensé à cette éventualité au cours de la journée, bien sûr. Mais aucun des sorts qu'elle a essayé de lancer n'a atteint son but. Et elle n'est pas responsable de la chute d'Ulfsson, ça, elle en est certaine. Cette débile ne sait juste pas utiliser ses jambes.
— À moins que...
— Quoi ?
Face à elle, Caleb a les yeux qui brillent d'excitation. Il y croit. Il y croit plus qu'elle. Il veut tellement que ce soit vrai. Mais ce qui s'est passé n'est qu'un hasard. Un hasardeux hasard.
Anthéa retient un soupir et s'explique quand même.
— Ben... avant que tout ça n'arrive, Ulfsson s'est retrouvée incapable de parler. Ça lui était peut-être déjà arrivé, j'en sais rien moi. Mais elle avait l'air surprise, quand même. Et puis...
— Oui ?
— Ben... juste avant que ça n'arrive, j'ai souhaité de toutes mes forces qu'elle se taise. J'en pouvais plus de l'entendre déblatérer ses conneries. Elle m'agressait encore. Elle a insulté mes parents... Ça... m'a mise en colère.
— Tu voulais qu'elle la ferme et elle n'a plus su parler ?
— En gros, ouais.
Si Anthéa a cessé de marcher de long en large, Caleb se décide à la remplacer sans même s'en rendre compte. Les mains à demi enfoncées dans les poches de son jean, il tire nerveusement de ses pouces sur les passants de la ceinture.
Après quelques secondes tout au plus, il s'arrête et relève la tête. Ses cheveux ont poussé depuis qu'il est arrivé et ses boucles épaisses rebondissent sur son front et devant ses oreilles comme d'adorables petits ressorts soyeux.
Se postant devant son amie, il lui attrape les épaules et la secoue un peu plus fort qu'il ne comptait le faire à l'origine.
— Anthéa ! Essaie de faire de la magie !
— Mais j'ai passé la journée à essayer, se défend-elle. Ça n'a pas marché.
— Réessaie, insiste-t-il. Tente... je sais pas... de faire bouger... mon oreiller ? Ou, non ! Commence par un truc plus léger, encore... Attends !
Il la lâche et se met à tourner dans la pièce comme un lion de cirque dans sa petite cage. Hélas, tous les objets qu'il rencontre lui semblent trop lourd. Un t-shirt sale, une poignée de stylos, des livres, quelques mugs qu'il a oublié de redescendre.
Ne perdant ni espoir, ni sa motivation, il se dirige vers le bureau où sont déposées ses affaires de classe. D'une trousse pelucheuse que Vivienne lui a donnée, il sort une paire de ciseaux. Avant qu'Anthéa n'ait eu le temps de réagir, il a coupé une de ses boucles brunes et la déposée sur un espace dégagé du petit bureau.
— Vas-y. Essaie de la faire s'envoler.
C'est ridicule, mais l'éclat dans ses yeux est si fort qu'Anthéa se concentre sur la mèche de cheveux inerte. Que doit-elle penser pour la faire se déplacer ? Est-ce qu'il existe une formule magique pour ce genre de cas ?
Inspirant à fond, elle se concentre. Elle ne veut pas le décevoir.
OK. Alors, comment fait-on ? Imaginer un courant d'air qui entre dans la pièce et la fait s'envoler ? Pas très concluant. Visualiser plutôt une main qui s'en empare et la jette en l'air ? Mouais, pas super efficace.
Anthéa soupire et reprend sa contemplation. À ses côtés, Caleb croit retenir sa respiration, mais elle voit du coin de l'œil ses épaules et son torse s'élever puis s'abaisser à un rythme régulier. Elle sait que sur son front halé, les boucles parfaites en font de même. Elles s'élèvent et s'abaissent. S'élèvent et s'abaissent. S'élèvent... Un cheveu, ou peut-être deux. Elle est certaine de les avoir vu bouger. De les avoir vu respirer.
— Tu te concentres, là ?
La voix de Caleb lui fait quitter l'état quasi-hypnotique dans lequel elle s'était enfermée. Et aussitôt, elle se persuade qu'elle n'a vu que ce qu'elle souhaitait voir. Rien de plus. Parce que c'est impossible.
— Ça marche pas, soupire-t-elle. Si j'ai vraiment de la magie, elle fonctionne pas sur commande...
À ses côtés, Caleb bougonne. Il est déçu, elle le sait. Mais même en admettant qu'elle soit désormais habitée par un fifrelin de magie, jamais elle ne pourra la partager avec lui vu que le collier a disparu.
— Si on descendait et qu'on allait jouer dans la bibliothèque, lui propose-t-elle pour lui changer les idées.
— À quoi ? grogne Caleb, pas dupe, mais trop dépité pour se plaindre.
— J'ai vu qu'on avait un Monopoly.
— Mouais...
— Sinon je sais que Nan a des cartes. Viens, on va demander aux autres s'ils veulent jouer avec nous.
Le lendemain, après les cours, Anthéa se retrouve dans la loge du concierge à attendre deux élèves qui ont aussi écopés d'une retenue pour un motif dont elle ignore tout. Ilias n'est toujours pas revenu et les rumeurs à son sujet vont bon train. Décès, scandale de trop dans la carrière de son père, premier rôle dans le dernier film de sa mère. Toutes les excuses pouvant expliquer son absence, et en particulier les plus fantaisistes, ont été explorées.
Lasse, elle regarde par la fenêtre qui donne sur la route. Beaucoup d'élèves sont agglutinés sur le terre-plein qui sépare l'école de la route très fréquentée à cette heure-ci. Assise à même le sol, elle remarque une fille un peu plus jeune qu'elle jouer avec un chiot au pelage blanc et roux. Agenouillée à ses côtés, une jeune femme en tailleur tient la laisse en souriant alors que l'animal bondit dans tous les sens. Si ce n'étaient les dix ans qui semblent les séparer, elles seraient en tout point identiques.
Ça doit être bien d'avoir une sœur ou un frère, se morfond-elle en laissant son regard glisser jusqu'à un autre groupe d'adolescents. Plus bruyants, les quatre garçons et cinq filles qu'elle observe font passer un petit ballon entre eux en criant dès qu'il s'approche un peu trop de leurs jambes. Ils ont l'air heureux d'avoir fini leur journée, et Anthéa soupire en pensant aux trois heures de labeur qui l'attendent encore. Quelle torture. Tout ça parce qu'Ulfsson est une vieille conne.
Leur prof de science leur a appris ce matin que l'insupportable quarantenaire serait absente pour au moins trois semaines. Bon débarras. Elle a réussi à se fouler la cheville en tombant. Est-il possible de faire plus boulet que ça ? En toute honnêteté, Anthéa en doute.
Impatiente de commencer la corvée idiote que le concierge lui donnera, elle se retourne vers la porte qu'il a laissée grande ouverte en quittant la pièce cinq minutes plus tôt. Ce n'est pas tant qu'elle n'en peut plus d'attendre pour réaliser sa punition rébarbative, mais à priori, plus vite elle commencera, plus tôt elle pourra s'en aller.
Mr Mustgo, le concierge est un homme de quarante, peut-être cinquante ans. Des cheveux courts à moitié gris, des yeux couleur vase aux paupières tombantes, il ne parle jamais à personne. Pas même pour répondre à un bonjour.
De son pas traînant, il arpente les couloirs de l'école, sans que jamais personne ne le remarque. Il peut apparaître tout à coup derrière un élève et le faire sursauter de peur quand il se met à forer dans le mur contre lequel l'adolescent est adossé.
Malgré ça, Anthéa a bien tenté de l'apprivoiser. Il faut dire qu'elle passe tellement de temps en sa compagnie, maintenant, qu'il lui a semblé que ses retenues passeraient plus vite si elles étaient effectuées en compagnie d'un ami. Aucune de ses méthodes d'approche n'a pourtant fonctionné sur l'homme taciturne qui s'est contenté de l'ignorer à répétitions.
Elle n'a pourtant pas dit son dernier mot. Elle en a approché de plus coriaces, après tout. Mais pour le moment, son esprit est bien trop occupé à tenter de trouver un moyen de remettre la main sur ce foutu collier. Mr Mustgo devra attendre.
Bien que, pour l'instant, c'est elle qui attend. Soupirant une fois de plus, elle déplace une pile de livres et de documents de l'appui de fenêtre et ouvre celle-ci pour profiter des derniers rayons de soleil de la saison.
Sur le terre-plein, le groupe d'ados bruyants s'est dissous et il n'en reste plus que trois pour jouer avec la petite balle. À quelques mètres d'eux, les deux sœurs se sont relevées et regardent le chiot tourner sur lui-même alors qu'il tente d'attraper sa propre queue.
Ce serait chouette d'avoir un chien au manoir. Ça animerait leurs journées. Ou même un chat, à la rigueur. Comme ce tricolore qui se lèche le cul, assis sur le muret qui donne sur la propriété privée accolée à l'école.
Anthéa a à peine le temps de le remarquer, que le chiot en fait de même. Abandonnant sa queue, trop rapide pour lui, il bondit en direction du chat en jappant. Dédaigneux, le félin lui jette à peine un coup d'œil, nullement intéressé. Quand la jeune femme au bout de la laisse pousse un cri, pourtant, l'animal relève la tête une seconde fois. Ses pupilles se dilatent, ce que personne ne remarque à l'exception d'Anthéa, qui a les yeux rivés sur lui, et il saute bas du muret alors que le cabot galope dans sa direction. La laisse flottant librement dans son sillage.
Les choses s'enchaînent alors trop vite pour les témoins de la scène. Quelques cris retentissent quand le chat traverse la rue à fond de balle et parvient à se glisser entre deux voitures. Mais quand le chiot s'engage à son tour, tous hurlent. Conscients que c'est déjà trop tard.
Le véhicule, une voiture de livraison, n'avance pas vite, mais le conducteur, à la recherche d'une adresse, ne regarde pas devant lui. Il ne voit donc ni le chien courir droit sur lui, ni la jeune femme livide qui s'est élancée dans ses pas.
Touchera-t-il le chien ? La femme ? Les deux ? Cette question n'a pas le temps de naître dans les cerveaux. Son pare-chocs à quelques centimètres de ses victimes, il n'a même pas encore tourné la tête dans leur direction.
Penchée par la fenêtre, Anthéa ouvre la bouche. Dans son esprit, tout s'embrouille. Elle n'a pas le temps de crier. Encore moins d'agir. L'accident est inévitable. La voiture va les renverser.
La grande sœur au sourire doux. Le chiot à peine de ce monde.
Et la jeune étudiante, là-dedans ? Tout va se dérouler sous ses yeux. Elle ne s'en remettra peut-être jamais.
Non. Non. NON !
Pendant une fraction de seconde, la scène se fige. Le clebs, la working girl, la voiture. Même les nombreux témoins. Ceux qui ont couvert leur bouche d'une main. Celles qui ont crié. La petite sœur, qui a déjà commencé à pleurer.
Dans sa poitrine, Anthéa sent son cœur se figer. Tout comme la scène. Elle retient sa respiration, mais pas que. Dans sa tête, sa voix intérieure hurle, hystérique. Et dans son ventre, son estomac s'est retourné sur lui-même.
Tout son corps est douloureux et elle a fugacement la pensée qu'elle va s'évanouir quand elle recommencera à respirer.
Quand elle expire, pourtant, ce n'est pas son corps qui cesse de fonctionner. Mais la voiture.
Celle-ci pile net. Ses pneus arrières se soulèvent, son capot plonge vers l'asphalte. Dans l'habitacle, le chauffeur est projeté vers l'avant. Retenu par sa ceinture de sécurité, il n'en perd pas moins ses lunettes, qui volent jusqu'au pare-brise et s'y fracassent.
C'est insensé.
— Qu'est-ce qui se passe ? fait une voix dans son dos.
— Un accident ? demande une autre, presque identique.
— On dirait que la fille l'a échappé belle. Heureusement que le conducteur a des réflexes, reprend la première voix, si proche d'elle, qu'Anthéa sent ses cheveux vibrer sous le souffle du garçon.
Désormais penchés à leur tout par la fenêtre, les jumeaux Reed l'entourent tandis qu'ils commentent l'accident évité.
— Ça va, Anthéa ? s'inquiète l'un des deux en se tournant dans sa direction.
Pour beaucoup de gens, les jumeaux sont identiques. Grands, bruns, cheveux mi-longs, costauds. À part les membres de leur famille, rares sont les individus capables de les différencier.
— Zach...
— Tout juste.
Bien entendu, Anthéa fait partie des heureux élus. Pour quelqu'un qui s'enorgueillit d'être aussi observatrice, elle l'aurait pris comme une insulte si elle n'y était pas parvenue.
— Je suis... en état de choc... Je crois.
— C'est bon, ajoute Tobias. Tout est rentré dans l'ordre, il n'y a pas eu de casse.
C'est pour ça, que je suis choquée, veut-elle hurler. Il aurait dû y avoir de la casse. Elle était inévitable. Mais au lieu de ça, elle se contente de lui offrir un pauvre sourire ridicule. Tobias passe alors une main sur sa tête. Il la console telle une petite sœur malade, comprend-elle. Ou un chiot. Un chiot, comme celui qui aurait dû mourir, écrasé sous les roues de la voiture de livraison.
Dans leur dos, une voix grogne un ordre flou et les garçons se retournent pour faire face au concierge. Dans la rue, la femme et son chien se font assaillir par les badauds alors que le conducteur est sorti de son véhicule et assis dans l'herbe. Lui aussi a l'air en état de choc. Il ne comprend pas comment sa voiture a pu freiner toute seule, mais est soulagé de n'avoir pas percuté la femme qui console sa petite sœur de l'autre côté de la route.
Quand les jumeaux se mettent en marche, Anthéa les accompagne, perdue dans ses pensées et déductions. Bientôt, ils se retrouvent face à un mur si décrépit qu'ils peinent à croire qu'il fait bien partie de l'école.
— À quoi ça sert d'avoir des frais d'inscriptions si énormes s'ils s'en servent même pas pour entretenir les bâtiments ? se plaint Zachary avec une voix pincée.
— À croire qu'ils nous prennent pour des prolos, renchérit Tobias.
— Ils ne manquent pas d'air.
— De vrais ballons de baudruche.
— J'aime bien le mot baudruche.
— Vraiment ? Moi, je préfère strapontin.
Les jumeaux, bien que considérés comme des éléments perturbateurs, sont aussi et avant tout des petits génies qui excellent dans la plupart des matières sans le moindre effort. C'est cela, qui leur a valu à chacun l'obtention d'une bourse sans laquelle jamais leurs parents n'auraient pu les envoyer à Harland. Si leurs études ne leur coûtent donc au final pas grand-chose, il n'en va pas de même de celles de Drew. Mais les garçons, grâce à leurs étonnantes capacités sont parvenus ces dernières années à développer et vendre une quinzaine d'applications pour smartphone. Et comprenant le désarroi de leurs parents de ne pouvoir offrir à leur unique fille adorée une éducation d'aussi bonne qualité, ils ont décidé de s'en charger.
Ils ne sont pas riches, loin de là. Déjà, car ils aident beaucoup leurs parents avec ce qu'ils gagnent. Mais ils travaillent sur suffisamment de projets annexes à l'école pour être persuadés que ça arrivera un jour.
— Bon, ben, on a plus qu'à gratter cette merde puis la repeindre, je suppose, souffle Tobias en avisant les outils et le pot de peinture laissés par le concierge à leur attention. .
— Anthéa, t'es avec nous ? T'as rien dit depuis un quart d'heure, là.
Ses yeux papillonnent un instant avant de venir se poser dans ceux de Zachary. Le garçon a les sourcils à peine froncés, mais elle peut lire sur son visage un début d'inquiétude. Elle passe nettement moins de temps avec les jumeaux qu'avec Drew et Hadrien, mais ceux-ci font tout de même partie de ses proches une fois les grilles de l'école refermées. Ainsi, sont-ils aussi en mesure de remarquer son trouble et peut-être même de s'en inquiéter.
Se voulant rassurante, Anthéa esquisse un sourire et se tourne vers le mur, les poings sur les hanches.
— En toute honnêteté, je crois que c'est la première fois qu'une de mes retenues va servir à quelque chose. D'habitude, il me fait repeindre des couloirs nickels ou nettoyer des tables impeccables. Au moins, ce mur en a besoin.
Le temps de passer aux toilettes pour se changer, les trois adolescents se mettent au travail. Pendant deux heures, ils grattent le mur, le poncent et l'époussettent. Ensemble, ça va plus vite, et une fois le matériel de nettoyage rangé, Mr Mustgo, vient leur grogner quelques instructions concernant la peinture qu'ils doivent commencer le jour même. Qu'importent leurs protestations quant au fait qu'ils n'auront jamais le temps de terminer ce qu'ils vont commencer.
— On aura peut-être le temps de finir la première couche, relativise Tobias.
D'un coup de tournevis, il explose le couvercle du vieux pot de peinture. Aussitôt, l'odeur âcre de l'acrylique leur emplit le nez et ils soupirent de concert.
En lui tendant un bâton vitrifié dans une centaine de couches de couleurs différentes Anthéa ajoute :
— Et moi, je ferai la deuxième demain. Comme je serai seule, ça devrait me prendre les trois heures.
— Tu reviens demain ? l'interroge Tobias en mélangeant la peinture ocre à demi solidifiée.
— T'as pris combien d'heures ? renchérit Zachary quand elle opine du chef.
— Avec celles-ci... quinze.
Sur le visage des jumeaux, une expression de profond respect s'imprime en l'espace d'une seule seconde. La bouche entrouverte et les yeux ronds, il la dévore dans une posture de vénération suprême.
— Mais... comment...
— C'est pas faute d'avoir essayé, mais jamais on... avec une telle...
— C'est pas juste... En une fois...
— Tu viens d'arriver...
— Nous, on est là depuis des années...
Ils se taisent un bref instant, sans cesser de la contempler. Puis, sans se concerter, ils éructent :
— On est jaloux !
Leur enthousiasme est si décalé par rapport au murmure de consternation qui a couru dans sa classe après la réaction disproportionnée d'Ulfsson. Et pendant un instant, Anthéa en oublie totalement l'accident qui a été évité, semble-t-il, par un acte magique non revendiqué.
— Dépêchons quand même, les presse Zachary au bout de quelques minutes. Sinon, demain, tu devras aussi terminer la première couche.
Tobias incurve alors le lourd pot qu'il vient de mélanger et déverse la peinture par vaguelettes maîtrisées dans deux barquettes, elles-mêmes recouvertes d'années de couleurs séchées et écaillées.
— C'est parti, tente de s'enthousiasmer Anthéa alors que ses réflexions repartent déjà vers les événements récents et inexpliqués.
Elle est si absorbée par les nouveaux chemins que creusent ses méninges au travers de sa jungle cérébrale, qu'elle ne remarque pas le pot que Tobias a laissé entre eux et dans lequel il plonge son rouleau télescopique.
Contre la pointe de sa vieille converse, elle sent un semblant d'élasticité. Une sorte de rebond qui tente de repousser son pied dans un mouvement un peu mou, limite flasque. À l'intérieur du seau, le liquide est projeté sur les parois, éclabousse le sol de quelques perles pâles qui viennent moucheter les pierres grises de la cours.
— Attention ! crie la voix d'un des jumeaux.
Mais Anthéa n'est pas en état de stopper son élan. Déjà, son pied s'est enfoncé dans le plastique du pot, le déformant grossièrement alors qu'une seconde vague prend son envol. Plus vigoureuse, plus rapide, plus salissante.
Anthéa sent le seau céder sous son impulsion. Son contenu ne va pas tarder à se répandre. Et son pied droit qui n'a toujours trouvé nulle part où se poser alors que le gauche a déjà entamé sa montée. Elle va s'étaler dans la peinture renversée.
Soudain, un bras s'enroule autour de ses épaules. Une main attrape son t-shirt, lui pinçant le dos au passage. D'un mouvement commun, les jumeaux la tirent en arrière et elle voit le pot de peinture se retourner et une flaque ocre se former au pied du mur même pas à moitié peint.
Elle finit sa course un peu trop violemment contre le torse de Zachary et ils ne doivent qu'à sa carrure imposante de ne pas se retrouver à terre tous les deux.
— Je passe trop de temps avec Caleb, marmonne-t-elle pour elle-même alors que Tobias se penche sur le désastre visqueux pour en sauver ce qu'il peut.
**
Les gens !
Ce chapitre est looooong !! Mais j'espère qu'il n'est pas trop mauvais.
J'aurais voulu le faire plus court, mais je ne sais pas vraiment ce que je pourrais couper...
L'histoire vous plaît toujours, j'espère :)
J'ai bien bossé ce week-end, j'ai écrit deux (gros) chapitres de plus. Plus l'instant, on garde donc le rythme de trois publications par semaine.
Par contre, cette histoire que je voulais raconter à 40 000 mots, à l'origine, est bien partie pour dépasser les 100 000...
J'ai envie de me mettre des claques, des fois -_-
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