... Pourquoi ?

Je commence à me demander si ces lettres auront une quelconque utilité. Je sais que tu ne changeras jamais, quoi qu'il se passe, tu resteras la même. Ça aussi, je m'en suis rendue compte trop tard.

Malgré tout je continue d'écrire. C'est un peu comme si je ne pouvais plus m'arrêter, comme si, soudain, le stylo avait une âme et une volonté propre, volonté d'écrire. Ce n'est plus ma main qui décide, ce sont les mots. Ils s'échappent de ma tête et se couchent sur le papier, et c'est presque de la détresse qui m'anime. La détresse parce que je veux tout dire, tout écrire, ma douleur, mon passé, tout, mais que je n'ai pas assez de temps. Mes secondes, mes minutes et mes heures sont limitées, trop limitées pour que je puisse évoquer tour ce que j'ai envie d'évoquer. Alors j'écris vite, je me presse, je laisse ma main courir sur le papier et j'oublie toute retenue, ne comptent plus que ces lettres. Elles sont mon dernier instant de vie, ma dernière trace dans ce monde. Je ne peux pas rater cela. Je ne peux pas arrêter sans avoir véritablement terminé. Sans avoir posé le point final.

C'est ainsi que je reprends là où je me suis arrêtée dans ma lettre précédente : ma fugue.

Je n'ai pas beaucoup réfléchi sur l'instant. Tout ce que je savais c'est que je ne pouvais pas rester une seconde de plus avec toi, dans cette maison. J'ai pris le plus d'argent possible, et le peu d'objets que j'ai jugés nécessaires, puis je me suis évanouie dans la nuit. Par chance, après avoir longuement négocié avec le propriétaire, j'ai pu récupérer l'appartement que j'avais voulu louer, en pleine ville, près du lycée dans lequel je voulais aller initialement. Je me suis installée et j'ai tout de suite bloqué ton contact sur mon téléphone, qui explosait déjà d'appels et de messages.

J'ai vécu là pendant quelques mois, le temps de terminer mon année de seconde. Je n'ai pas regretté un seul instant d'être partie. Dans le silence de mon petit appartement, je me remettais lentement de toutes ces années de souffrance. Je restais seule avec moi-même, et ce fut une véritable bénédiction.

Je prévoyais de m'inscrire au lycée dont je rêvais - et dont j'avais été privée par ta faute - à ma rentrée de première, mais éprouvait de nombreuses difficultés, notamment avec la fiche d'inscription qui nécessitait l'accord et la signature des représentant légaux. Mais je ne désespérais pas pour autant. Mon esprit combatif semblait s'être légèrement réveillé, et refusait de voir sa chance lui passer sous le nez.

Malheureusement tu n'es pas du genre à lâcher l'affaire comme ça, pas vrai, maman ?

À ce moment-là, ça a été ma dernière tentative. Cette fugue a été ma dernière tentative. Je voulais vivre, je voulais m'échapper de ton emprise de rapace, de vautour picorant les restes de mon cadavre étendu sur le sol. Mais j'avais oublié qu'un rapace ne laisse jamais sa proie, et qu'un vautour ne part jamais sans avoir terminé son repas.

Tu m'as retrouvée. À vrai dire, c'était plutôt impressionnant. Je n'avais laissé aucune trace de moi, aucun moyen de me contacter et pas la moindre piste pour dénicher ma cachette. Malgré cela tu m'as retrouvée. À ce jour, j'ignore toujours comment tu t'y es prise, mais ça n'a que peu d'importance.

Tu m'as ramenée à la maison. Tu étais folle de rage. Je suis absolument certaine de n'avoir vu aucune trace de soulagement dans tes yeux lorsque tu m'as retrouvée. Rien, rien à part cette haine dévorante, cette fureur intarissable. Je ne le comprends que maintenant, mais en réalité, l'idée que je sois capable de te désobéir te rendait folle. Tu ne supportes pas de perdre le contrôle, autrement dit, j'avais fait exactement ce qu'il fallait pour te faire sortir de tes gonds.

Tout juste après avoir regagné l'intimité de ta demeure, que dis-je, de ta forteresse lugubre, tu m'as attrapée par le col et je me suis retrouvée, sans comprendre, plaquée sur le sol et totalement impuissante.

Je n'ai jamais eu aussi peur qu'à cet instant. Ta prise sur ma gorge était insoutenable, j'avais l'impression que plus jamais je ne serais capable d'inspirer. Tu tremblais de colère et pendant une seconde, je me suis demandé si tu n'allais pas exploser, tout simplement. Mais tu n'as pas explosée. Tu as ouvert la bouche et tu as hurlé, hurlé, hurlé.

Je me souviendrai toujours de cette phrase. Mot pour mot, tu as hurlé :

« Écoute-moi bien, ma petite Lucie, mon enfant adorée. Plus jamais, plus jamais tu m'entends, je ne veux que tu désobéisses à ta mère, c'est compris ? À moins peut-être que tu ne veuilles finir comme ton père ? Tu sais comment il a fini, ton père adoré, ma puce ? Découpé en morceaux, minutieusement, puis jeté dans le fleuve. Ça te dit, comme mort ? C'est plutôt douloureux mais après tout, chacun son truc. Alors ? Tu vas être bien sage maintenant, pas vrai ? Pas vrai ? »

Je me souviens avoir eu la nausée, puis le goût salé sur ma langue, goût salé de mes larmes que je n'arrivais pas à retenir. Mon père, je ne l'avais jamais connu. J'aurais tant aimé qu'il soit là, qu'il puisse me sauver comme les héros le font dans tous les dessins animés que regardent les enfants. Mais nous étions dans la réalité, et ce père dont je rêvais avait disparu par ta faute.

Peut-être que tout aurait été différent si ça avait été lui qui m'avait élevée. Peut-être que ça aurait été différent, mais pire qu'avec toi. Ou peut-être pas. Qui sait. De toute façon, je ne le saurais jamais.

Lorsque tu as relâché ta prise mortelle sur ma trachée, je me suis levée, comme un pantin dirigé par son marionnettiste, impuissant et inférieur, poupée de chiffon dans un poing de fer. Je n'étais plus qu'une coquille vide, j'étais là, et puis c'est tout.

Les seuls moments où je retrouvais un peu de vie, pardon, les seuls moments où je retrouve un peu de vie, sont les moments où je m'isole, dans le jardin, sur la terrasse du toit ou dans le champ des voisins, et où j'écris ces lettres. Lorsque je poserai le dernier mot, ce sera la fin. La fin d'une histoire, mais surtout la fin d'une vie. Mais peut-être - sûrement - le début d'une nouvelle histoire, et d'une nouvelle vie.

Je ne sais pas comment terminer tout cela. C'est presque comme une vaste plaisanterie. Je me tiens là, face à la feuille noircie de mon écriture et tout semble tellement vain, tellement dérisoire et ridicule. À quoi bon ? À qui profiteront-elles, ces feuilles, lorsque je ne serai plus là ? Finiront-elles dans la cheminée, brûlées parmi toutes ces autres choses dont tu ne veux plus te rappeler ou qui t'importent peu ? Et alors, qu'auront été ces heures passées à écrire de toute mon âme et de tout mon cœur, à me donner toute entière rien que pour toi ? Rien. Que du temps perdu. Toujours. Toute ma vie n'a été que temps perdu. Finalement je suis peut-être aussi stupide qu'avant, aussi aveugle. Peut-être mes actions sont-elles toujours aussi vaines. Peut-être. Sûrement.

Peu importe. Tout ceci n'a aucune espèce d'importance. Aucune importance à part cette idée, cette sensation que tu devras garder tout le reste de ta vie, cette phrase qui restera gravée dans ton esprit lorsque demain, je me jetterai du toit en te regardant dans les yeux, ces derniers mots jouant sur mes lèvres :

« Maman, pourquoi m'as-tu tuée ? »

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