...maman...

Chère maman,

J'ai arrêté l'écriture de ma dernière lettre sans avoir achevé mon dessein, et je m'en excuse. J'ai eu ce qu'on appelle un petit imprévu. Mais peu importe.

Je me suis arrêtée à ces quelques lignes, que tu as peut-être relues plusieurs fois, la tête tourbillonnant de questions ( quoique te connaissant cela m'étonnerait ) : « Je commençais à dépérir par ta faute. »

Je ne vais ni justifier ni préciser cette phrase. Comme j'ai sûrement dû déjà le dire, ne mettons pas la charrue avant les bœufs. Il y a bien d'autres choses à évoquer avant de pouvoir comprendre cette phrase. Alors reprenons.

J'avais beau être une force de la nature, lorsque j'étais petite, des évènements ont commencé à me faire changer. Moi qui riais de tout, qui n'avais peur de rien et qui protégeais les autres, j'ai commencé à changer.

Ce n'était jamais assez pour toi, maman. Que des vingts, que de superbes appréciations sur mes bulletins, mais il y avait toujours quelque chose qui manquait. Je n'étais jamais assez bien, assez parfaite.

Et pourtant, j'ai continué à essayer. Juste pour toi. Pour te satisfaire, pour te voir enfin fière de moi, pour que tu me prennes dans tes bras en disant que tu m'aimes, comme les autres mères le font avec leur fille.

J'ai continué à essayer d'être parfaite pour toi, pendant des années. Des années. Et j'allais de plus en plus mal. Ma confiance en moi s'est effritée, j'ai commencé à me trouver trop laide, trop méchante, pas assez studieuse... J'ai commencé à perdre ma sociabilité, à me recroqueviller sur moi-même, à avoir de plus en plus d'angoisses...

Et je faisais semblant de rien. Je te souriais comme avant, en plaisantant et en faisant la folle. Comme avant.

Mais plus rien n'était comme avant. Je ne sais même pas ce que " avant " était.

Tout ça à cause de toi.

Oh, on pourrait dire que je suis injuste. Peut-être même que tu es en train de pester contre ton ingrate de fille, qui t'accuse de choses dont tu n'es même pas coupable. Si c'est le cas, je n'ai qu'une chose à dire : continue d'y croire. Continue de fermer les yeux, de te croire mère parfaite. Moi-même j'y ai cru pendant longtemps, trop longtemps. Mais ce n'est pas le cas, et ça ne l'a jamais été. Et cela, j'ai commencé à le remarquer vers mes quatorze ans.

À quatorze ans, j'avais tout d'une adolescente parfaite. J'avais fait ma " crise d'ado " très en avance, ce qui faisait de moi une personne plutôt mature, et agréable à vivre. J'avais des notes excellentes, les bons commentaires de mes professeurs, et plusieurs amis. J'étais même presque appréciée de tous. Mais j'étais cassée à l'intérieur.

J'ai commencé à faire des crises d'angoisse. Dans ces moments-là, c'était comme si la partie de mon cerveau capable de réflexion et de cohérence se déconnectait pour laisser place à la partie primitive de ce même cerveau. Donc non seulement mon corps n'en faisait qu'à sa tête, tremblant, s'arrachant ses propres cheveux ou se griffant, mais également mon esprit, qui tournait en boucle comme une litanie. J'avais peur de tout, dans ces moments-là, j'étais comme un petit animal blessé. Image que je détestais, et que les autres avaient de moi. Parce que durant ces crises, je me recroquevillais, et mon cerveau disait :« Trop de gens, des gens partout, pourquoi y-a-t-il autant de gens, pourquoi moi, qu'est-ce que j'ai fais... » et continuait ainsi indéfiniment.

À cette période, maman, toujours sous ta couverture de mère parfaite, tu m'as fait voir des médecins, des sophrologues, des psychiatres et j'en passe. Ça a été une de tes erreurs monumentales. À discuter avec ces personnes, j'ai commencé à me rendre compte que tout ça ( mon angoisse, mes crises, etc ) venait d'une seule et même chose. C'est là que j'ai commencé à me méfier de toi. De te regarder en coin, de te poser des questions et de discuter avec toi durant de longues heures. Tu n'as pas vu que tout cela n'était que tests. Pour voir si c'était bien toi le problème.

Mais encore, à ce stade je me disais que même dans le cas où mon mal-être viendrait de toi, ça ne devait pas être ta faute. Il suffirait d'en parler, et tout serait arrangé en un claquement de doigts.

Tant de naïveté. Tant d'amour à ton égard, maman, amour que je regrette. J'ai perdu tant de temps à t'aimer, maman. Aujourd'hui, ça se retourne contre moi. Alors je me dis, et si je n'avais pas agi ainsi, et si j'avais vu ça ? Mais c'est bien trop tard, maman, tu comprends, c'est trop tard. Cette fameuse phrase que tu me répétais tout le temps, tu t'en souviens ? « Il n'est jamais trop tard. » Tu te trompes. Là c'est trop tard, beaucoup beaucoup trop tard. Peut-être un jour y-a-t-il eu quelque chose à sauver, quelque chose à faire pour arranger les choses. Mais aujourd'hui ce n'est plus le cas.

Même en parlant avec des médecins, des amis, je n'ai pas réussi à me méfier de toi lorsqu'il l'aurait fallu. Je n'ai pas pu concevoir que ma propre mère me fasse autant de mal à mon insu, ou en tout cas pas délibérément. La bonne blague.

Revenir dans le passé serait l'idéal, mais ce serait également bien vain, j'en ai peur. Mon destin est déjà scellé depuis si longtemps.

Alors je ne me suis plus méfiée de toi. J'ai continué à te considérer comme ma mère, la seule personne qui avait toujours été là pour moi, la seule personne que j'avais au monde.

Les évènements ont été enfouis, peu à peu j'ai arrêté de venir aux rendez-vous avec ces médecins, puis ai même arrêté d'en prendre.

Les années ont encore passé et j'ai atteint mes quinze ans. Petit à petit, j'ai commencé à me rendre compte d'autres éléments étranges à ton sujet. Petit à petit les pièces de puzzle apparaissaient les unes après les autres. Il était encore trop tôt pour que je sois capable de les assembler, mais au moins elles étaient là.

Je remarquais cette manie de rentrer après vingt heures, alors que tu finissais à dix-huit. Je remarquais cette façon que tu avais de fusiller du regard tous mes amis. Je remarquais cette drôle d'odeur qui t'accompagnais parfois. Odeur sur laquelle je n'arrivais pas à mettre de mots. Je remarquais ce regard meurtrier que tu me lançais dès que je faisais quelque chose qui ne te plaisait pas.

Et puis, la fin du collège est arrivée.
Malade d'angoisse, je n'ai pas réussi à passer le Brevet. Ou plutôt, je l'ai passé, mais je n'ai eu " que " la mention bien.

Aussitôt, ça a été l'explosion. Tu ne pouvais pas supporter que ta fille, ta fille chérie, n'ai pas eu la mention très bien. Les disputes se sont alors enchaînées. Tu me reprochais d'être incapable, de ne pas réussir des choses pourtant simples, de te faire honte... Et ça a été bien pire lorsque le sujet de mon futur lycée est revenu sur le tapis.

Toi, tu voulais que j'aille dans le petit lycée général du coin, pas loin de la maison, pour être avec ta fille adorée. Moi je voulais être libre, m'enfuir à l'immense lycée de la ville que tu qualifiais péjorativement d' " usine ". J'avais même trouvé une colocation avec la cousine de ma meilleure amie, tout près de ce fameux lycée. Mais évidemment, puisque l'orientation des élèves devait être validée par les tuteurs légaux... Tu t'es débrouillée pour que j'abandonne mes rêves et que j'aille là où tu avais décidé que j'irai. Tu as même été jusqu'à attaquer mes amis, leur reprochant de me mettre de mauvaises idées dans la tête, de m'éloigner de toi.

Là, j'ai vraiment pris conscience que ça n'allait plus. Alors que j'étais forcée de côtoyer les imbéciles de mon petit lycée de banlieue, j'ai réalisé que c'était de ta faute si je me retrouvais dans cette insupportable situation. Je me suis mise à ne plus vouloir rentrer à la maison le soir. À tout faire pour retarder le moment où je devrai me retrouver seule avec toi, traînant dans des bars avec des amis, allant chez des garçons, et j'en passe.

Évidemment, ça ne t'a pas du tout plu. Tu m'as fait plus de sermons que je ne pourrai jamais m'en souvenir, mais cela n'a rien changé. Je n'en pouvais plus, j'étouffais avec toi. Je n'avais pas le droit d'avoir de petit-ami ( et certainement pas de petite-amie ), pas le droit de sortir, pas le droit d'aller dans les endroits où avec que les gens que tu appelais " infréquentables ", ou encore de faire des activités que tu jugeais innapropriées à une fille comme moi, telles que le skateboard, par exemple, alors que je ne jurai que par ça.

Lorsque j'en suis arrivée à mon point de rupture, j'ai pris une décision. Puisque je n'arrivais pas à te raisonner avec les moyens habituels, tels que la discussion ou la diplomatie, j'allais te raisonner avec des moyens plus extrêmes.

Et j'ai fait mes valises.

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