V. Brumes
Ces étoiles qui nous gouvernent pâlissent au contact de la brume.
MALSEN
Sans vraiment savoir pourquoi, je me mis à sangloter. Mes sens étaient engourdis, mais je reconnus tout de même la douleur lointaine des pierres qui m'éraflaient le dos.
Je hoquetais, puis me levais avec peine. Mon corps endolori ne cessait d'envoyer des signaux inquiétants à mon cerveau, et cette douleur que je ressentais se liait étroitement avec une certaine euphorie que je n'arrivais pas à calmer.
Tout était brumeux autour de moi. Je ne voyais qu'avec peine ce qui se trouvait devant et, très vite, le besoin de retrouver le chemin de la résidence devint une priorité.
« Est-ce ainsi que doit se passer la transcendance ? » Pensais-je tout haut.
Personne ne répondit. Ce fut un long trajet dans le froid et le noir. Le moindre bruissement, le moindre son mettait mes sens en alerte, mais rien ne semblait vraiment habiter ces lieux. Mon corps toujours engourdi n'arrivait qu'avec peine à avancer à travers ce désert abrupt.
J'avais imaginé mon premier voyage dans les brumes d'une toute autre manière. Aucune végétation ne poussait, tout semblait indiquer que la vie n'était pas propice en ce lieu hostile qui me chantait de repartir d'où je venais.
Des heures passèrent à une allure ahurissante et mon esprit ne mit pas longtemps avant de fatiguer. Les rares rayons de soleil qui jusqu'alors m'avaient offert du réconfort en perçant la brume disparaissaient à leur tour. Mes cernes grossissaient à mesure que ma fatigue grandissait, et la recherche d'un refuge devint alors ma seule priorité.
« Où sont les autres ? »
Au moment où cette pensée me frappa, j'entendis des gémissements quelque part au loin. Les plaintes s'intensifiaient comme une étincelle devenant un brasier à mesure que je m'en rapprochais. L'esprit ancré sur une seule pensée, survivre, c'est avec la plus grande précaution que je tentais de découvrir l'origine de ces lamentations.
Un pas, deux pas, trois pas. La source de mes inquiétudes mit fin à ses gémissements, mais je ne l'avais toujours pas en visuel. Je cessai alors de marcher. Je ne bougeai plus. Mon instinct me poussait à me retirer.
Un pas, deux pas, trois pas. Un liquide poisseux engorgeait maintenant mes pieds. « Du sang ? » Ce dernier mot goûtait bizarrement dans ma bouche. Il me fallut quelques minutes pour appréhender mon environnement. Le cadavre intact d'un de mes frères se trouvait à mes pieds. Comme endormi, seul son teint livide et blafard semblait expliquer sa passivité. Son sang couvrait une large zone, comme si celui-ci s'était échappé et répandu de sa propre volonté pour échapper à son hôte.
— C'est toi qui as fait ça ?
Perdu dans ma réflexion , je n'avais pas entendu les bruits de pas sourds de quatre de mes frères. Le brouillard s'était légèrement levé et je pouvais les voir, me faisant face à quelques mètres. Ils semblaient sur leur garde, comme si j'étais une menace.
J'essayais alors d'observer la situation dans laquelle je me trouvais. J'étais sale, seul, et je baignais dans un sang qui n'était pas le mien avec un regard contemplatif sur le visage.
— C'est toi qui as fait ça ? Répéta-t-il, avec une pointe d'impatience dans la voix.
— Peut-être. Répondis-je avec insouciance.
Ma réponse ne sembla pas leur plaire. Ils échangèrent des regards soucieux entre eux, comme pour débattre de mon sort. Le même garçon qui m'avait interrogé plus tôt fit un pas dans ma direction. J'en fis un également vers lui.
Mon comportement sembla l'ébranler. Il ne s'attendait pas à une telle confiance de ma part lorsque lui-même était soutenu par un plus large groupe. Il reprit vite contenance néanmoins avant d'afficher un grand sourire.
— Je suis sûr que t'avais tes raisons. Tu veux venir avec nous ? On essaie de comprendre dans quelle merde on est.
— J'ai besoin de personne, partez.
J'étais soucieux. À ma surprise néanmoins, celui qui semblait être leur chef me fit un signe de la tête approbateur avant de repartir d'où il venait avec le reste de sa bande.
Jugeant que rien de bon n'allait m'arriver en restant près du corps, je repris mon chemin à la recherche d'un abri pour passer la nuit. Ma vision accrue, il ne me fallut que peu de temps pour trouver et m'installer sur le flanc d'un tronc accueillant. La brume n'était maintenant plus aussi opaque qu'à mon arrivée et je pus profiter d'un repos mérité.
Je me réveillai quelques heures plus tard avec un goût pâteux dans la bouche. L'herbe jaunie qui me servait de couverture m'arrivait maintenant jusqu'aux genoux.
Je haussai les épaules et tournai sur moi-même pour voir les environs et m'orienter. Des bosquets étaient apparus à seulement quelques pieds de moi sans me réveiller. Aussi loin que ma vision se portait, je remarquais également que la prairie s'était aussi vallonnée. Tous ces changements étaient soudains, mais peu surprenants. Pervenche nous avait bien prévenu que la brume pouvait avoir un effet sur nos esprits, si bien que je ne m'attardais pas à savoir si ce qui m'entourait n'était encore que le fruit de mon imagination.
Rangeant mes inquiétudes dans un coin de ma tête, je repris ma marche mécanique vers un point que j'espérais salutaire. Rien ne démoralise tant que la certitude de l'échec, et celle-ci s'installait de plus en plus profondément en moi à mesure que je m'enfonçais dans cette brume casanière.
Mes yeux s'étaient lentement habitués à la brume. Je marchais à grands pas en me retenant de courir pour ne pas attirer l'attention. J'eus rapidement la chance de trouver une rivière dans laquelle je pus me désaltérer sans excès, après quoi je repris la route en suivant son courant. Le trajet reprit son court monotone jusqu'à ce que le frottement d'un pied sur les rochers derrière moi faillit me faire perdre mon équilibre de surprise. Je pivotai sur moi-même en posant une main sur le sol, prêt à bondir pour m'enfuir.
La brouillard m'empêchait de voir clairement la silhouette qui se dessinait à quelques mètres de moi seulement. M'efforçant de mettre mes angoisses de côté, je pris une pierre lisse dans une de mes mains, prêt à frapper.
— T'es Malsen ? C'est toi qui as parlé avec le maître l'autre jour en classe, non ?
En parlant, celui qui semblait être un de mes frères se rapprocha timidement. Il était plus petit que moi, et si son visage boursouflé et sa démarche bancale ne pouvaient m'aider à l'identifier, ses cheveux de la même teinte que la brume me permirent de le reconnaitre.
— L'albinos ? Demandai-je.
— Y a des gens qui m'appellent comme ça.
Je fis à mon tour un pas vers lui. Toujours sur mes gardes néanmoins, je resserrais ma poigne sur la pierre que je cachais contre mon flan. Son état semblait s'être nettement amélioré. Il n'y avait plus dans son regard cette naïveté juvénile qui lui avait tant fait défaut par le passé. Son nez aquilin était tordu sur le côté, et une de ses joues se bordait d'une cicatrice encore brûlante. Le tout lui donnait un air plus agé et mature.
Nous nous observions, perdus dans une contemplation qui dura de nombreuses secondes, l'un ne sachant comment réagir face à l'autre. « Un allier ? ».
Nous fûment interrompus par un grognement venant de la rive opposée. Notre manque de vision nous laissais entrevoir une silhouette animale imposante arquée sur deux pattes. Celle-ci était tournée vers nous et semblait prête à bondir en travers de l'eau pour nous atteindre.
Un rictus déforma le visage son visage. Il semblait reconnaitre la créature.
— Un encorneur ! Cria l'albinos.
Une peur instinctive contracta mes muscles. L'encorneur était une bête bipède terrifiante qui naviguait dans les brumes. Dévoreuses de chair, ces créatures avaient fait de nombreuses victimes déjà parmi les explorateurs de notre secte. La bête cornue était naturellement recouverte d'un cuir épais qui la rendait difficile à tuer. Leur soif de sang les rendait imprévisibles. Celui que nous avions en face de nous avait une petite tête et de petites cornes. Avoisinant les deux mètres, il semblait jeune, mais pas moins agressif.
La créature se débattait rageusement dans l'eau pour nous rejoindre. Sans prendre le temps de m'attarder plus longtemps sur ce qui se passait derrière moi, je courrais à en perdre haleine pendant un temps qui me sembla interminable avant de pénétrer dans un bosquet d'érables. Les arbres étaient tous plus épais que moi et dégageaient une odeur sucrée qui s'engouffra dans mes narines. Je repris ma respiration, puis m'écartais en rampant contre la surface lisse d'un rocher qui me couvrait entièrement.
Terrifié, c'est à peine si j'osais respirer. Mon sang martelait dans mes veines et l'air fuyait mes poumons. L'albinos n'était plus avec moi. Il avait dû fuir dans une direction opposée.
Je dus courber ma tête entre mes jambes pour reprendre mon sang-froid. Les moindres bruits environnants me rappelaient les grincements rauques et terrifiants de la bête, et j'espérais secrètement que celle-ci avait choisi de pourchasser mon frère plutôt que moi.
Mon souhait sembla s'exaucer lorsque, faiblement mais distinctement, j'entendis un cri d'agonie venant de plus loin dans la direction d'où je venais. « Il n'a pas eu le temps de fuir ? ». Un faible sentiment de culpabilité m'accabla, mais ma vie m'était trop précieuse pour être sacrifiée par ma morale.
Le cri perdit vite en intensité, et bientôt tout redevint silencieux. Les oiseaux avaient abandonné la zone, eux aussi effrayés. Il me fallut ensuite de longues minutes pour m'enhardir suffisamment et quitter ma cachette. Je pris une profonde inspiration pour me calmer, puis me projetais dans une direction qui me semblait sans danger. Mon esprit, vague et muet, restait à l'affut du moindre péril, du moindre bruit inquiétant.
Mes vêtements imprégnés de sueur me collaient à la peau. J'avais faim, froid, et l'envie de dormir me pesait. Malgré mon état lamentable, la pensée de faire halte ne vint jamais.
« Tout ça pour quoi ? ».
Une morosité profonde m'envahissait, m'engourdissait, et l'adrénaline qui jusqu'alors me portait quittait maintenant mes veines sans relâche.
Perdu dans la précipitation de ma course, je mis du temps avant de percevoir que quelque chose me pourchassait. Des ombres voletaient autour de moi, m'invitant à me reposer dans leur embrace. Tels des spectres possédant leurs propres volontés, elles se rapprochaient lentement de moi comme pour m'engouffrer dans leurs ténèbres.
Le phénomène ne paraissait pas naturel et rapidement une inquiétude fondée prit possession de moi. La folie semblait prendre ma raison à revers.
« Que m'arrive-t-il ? ».
Ces ombres liquides essayaient sans relâche de m'atteindre, comme habitées par le pouvoir et la volonté de me toucher. En perpétuel changement, elles prenaient parfois la forme de vagues stagnantes et de corps informes. Une terreur glacée me frappa aussi lentement et sûrement tandis que les ombres formaient une toile infranchissable autour de moi.
Les événements tels qu'ils se présentaient se retournaient fatalement contre moi. Si la chance était un talent et que j'en avais bien profité jusque là, celle-ci semblait m'avoir lâchement abandonné.
Cette informité se trouvait désormais à mes pieds et me murmurait des mots que je ne parvenais pas à déchiffrer. Allongé près d'un vieil arbre, mon effroi se transforma en sang froid lorsque je pris la décision de ne plus repousser son étreinte.
Son toucher sur ma peau écorchée fut suffisant pour faire sombrer mon esprit déjà vacillant.
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