II. Souvenirs

MALSEN


Je n'ai jamais connu mes parents, je pense. Du moins, je ne me souviens pas d'eux. Aussi loin que mes souvenirs me portent, j'avais toujours été seul, seulement guidé par des enseignements religieux de ma famille. 

Mes seules fréquentations restaient affreusement formelles. En dehors des ablutions quotidiennes et des cours de religion morale, je n'avais que de rares contacts avec mes idiots de frères. 

Nos origines à tous restaient un mystère. Je m'étais longtemps considéré comme un enfant prodige, mais à terme, je n'étais bien qu'un bâtard comme les autres. 

La majorité de mes souvenirs étaient physiques, liés à ma stricte éducation et aux coups que m'infligeait mon tuteur pour me faire apprendre. Ce dernier, Pervenche, n'avait jamais été tendre avec quiconque, ou du moins c'est ce que sa réputation laissait entendre. Je pense ne l'avoir jamais apprécié, et non pas à cause de son répugnant caractère, mais de son habitude à parfois me punir en me déshabillant en classe, à la vue de mes autres frères bâtards pendant de longues heures. Le statut de Pervenche était bien plus élevé que le nôtre, et même si nous étions tous membre de la même famille, personne ne s'indignait d'entendre des rumeurs immorales concernant les traitements et relations qu'il entretenait avec mes bâtards de frères.

Ce matin, c'est dans ma solitude habituelle et habillé d'une tunique d'un gris argileux que je me rendais en hâtant le pas dans la direction des cuisines. Je croisais en chemin des regards familiers, mais c'est frénétiquement que je continuais ma marche, comme une ombre, sans me faire remarquer dans les couloirs humides de la résidence.

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Après avoir terminé une rapide prière devant un portrait accroché de Père, c'est machinalement que je me dirigeais dans la salle de classe de maître Pervenche pour y suivre ma leçon journalière. Le soleil se levait à peine lorsque j'entrais dans la pièce commune d'enseignement.

Notre vieux maître était vouté, croulant et habillé d'une tunique rouge amarante. Il ne fit pas attention à mon entrée tardive, trop occupé par la douleur que lui provoqua une toux soudaine. Après avoir difficilement repris son souffle, c'est finalement d'une voix rauque et fatiguée qu'il rompit le vacarme provoqué par les bavardages de mes frères.

— Écoutez bien, les vermines, car pour certains d'entre vous, aujourd'hui est le dernier jour de votre misérable vie durant lequel vous aurez la chance d'avoir un tuteur de ma qualité pour vous faire cours. Dans dix jours viendra votre transcendance avec notre dieu et je n'ose imaginer qu'un seul d'entre vous soit assez noble d'âme et compétent pour réussir. 

Il s'interrompit, toussa, puis repris à mi-voix. « Le petit monde que vous connaissez n'est que le prélude d'un monde encore plus grand, un monde en dehors de la résidence. Vos courtes vies se sont déroulées dans une prison dorée. Sachez néanmoins que vous n'êtes que des insectes face à l'immensité du monde extérieur. Il existe d'autres familles au-delà de la nôtre,  plus puissantes et influentes, qui n'attendent que votre éveil dans la société pour vous complimenter ou vous écraser. » Il fit une pause, observa la foule avec intention comme pour scruter les regards fuyants et les cœurs vacillants. « Avez-vous des questions ?»

Malgré son ton cinglant, nos yeux à tous brillaient d'un espoir paradoxal. 

— Comment qu'on va savoir si on peut se fusionner avec notre dieu ? »

C'est en redressant lentement son dos voûté que le vieux maître dirigea vers l'intervenant un regard mêlant désappointement.

— J'allais y venir, bâtard, ne m'interromps pas pour me faire perdre mon temps ! Le maître fit une courte pause pour reprendre son souffle avant de continuer. «Durant la transcendance, vous serez testés sur votre capacité à résister à de rigoureuses épreuves mentales, et si par miracle vous en sortez indemnes sans devenir encore plus idiots que vous ne l'êtes actuellement, il vous suffira de jurer une loyauté indéfectible à notre famille et à notre Père à tous.»

— C'est tout ? Le coupai-je, sous les regards approbateurs de mes frères.

De ses yeux malicieux, Pervenche me scruta avec curiosité et répondit à ma question.

« Bien sûr que non, petit idiot. Si vous parvenez jusqu'au serment, et ce serait déjà inattendu de votre part, vous serez amenés à rencontrer notre Père, avec lequel vous passerez un contrat s'il juge que vous avez de la valeur, comme j'ai moi-même été choisi avant vous. Ceux parmi vous qui sont choisis ne seront plus des bâtards. Vous serez alors reconnus comme fils légitimes en droit d'apprendre à manipuler le Hado. »

Pervenche fit une pause, se redressa, prit une profonde respiration et plaça ses bras à l'horizontal pour que tout le monde puisse le voir. 

— Voici l'étendue de mon contrôle sur le Hado.

Ses doigts, puis ses mains, pour finir jusqu'à ses bras, commencèrent à changer de couleur. Un vert amande enveloppa ses membres et bientôt sa peau se mit à résonner et vibrer d'une manière terrifiante. Ses ongles se transformèrent en griffes, sa peau en écailles, et ses pupilles maintenant dorées se rétrécirent jusqu'à devenir insondables et animales. 

Mes yeux de gamin étaient ébahis par ce spectacle. Je n'avais jamais rien vu de tel , et mon esprit curieux se demandait comment ce vieux crouton faisait ça. 

La transformation physique lui donnait une certaine prestance, mais sa voix, elle, transpirait la fébrilité et la fatigue d'un homme digne de son âge.

— Peut-être que certains parmi vous parviendront un jour à ce résultat, mais j'en doute. Une personne possédant un lien avec le dieu domestique de sa famille est capable d'en tirer du pouvoir. Seul notre Père est à ce jour capable d'opérer une transformation complète dans une forme similaire à l'aspect naturel de notre dieu Podarcis.

— Et qu'arrivera-t-il à ceux qui ne parviennent pas à forger un lien avec Podarcis ?

Le vieux reprit ses esprits à l'écoute de ma question, puis lâcha un sourire, comme pour se remémorer des souvenirs chaleureux à son cœur. Il mit fin à la matérialisation de son Hado avec un soupir de soulagement, puis il se rapprocha de moi lentement avant de relever mon menton avec ses doigts ternis. Il me fixait avec un regard sournois et provocateur.

— Ils deviendront des chiens sans valeurs et seront répudiés de la famille.

L'envie de détourner mon regard du sien me tiraillait, mais je savais que perdre cette bataille aurait des conséquences plus lourdes que de me soumettre.

— Je n'ai pas peur.

Il rapprocha ses lèvres de mes oreilles avant d'y murmurer délicatement des mots qui me troublèrent.

— Vous devriez, Malsen.

Il se releva, me toisa à nouveau et prit la direction de la sortie sans offrir un regard à ces autres bâtards qui tentaient de comprendre la nature de notre échange. Il était rare de ne pas voir Pervenche s'emporter violemment après avoir été aussi ouvertement défié. Le vieux maître n'était déjà plus dans mon champ de vision, mais je pouvais deviner un sourire moqueur sur ses lèvres alors qu'il nous laissait seuls, livrés à nous-mêmes.


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