Chapitre 46 - When the night falls on you

Lundi 25 septembre

Je ferme la porte derrière moi en remontant le col de ma veste le plus haut possible. Le temps aujourd'hui est tout simplement affreux. Pluie, vent, brouillard et froid ont décidé de gâcher mon jour de repos mais c'était sans compter sur le sourire qui fend mon visage depuis quelques minutes à peine. Je rejoins un arrêt de bus en trottinant puis je grimpe dans le premier qui passe, histoire de me mettre à l'abri. Je m'échoue sur un siège au fond du véhicule et je m'empresse d'envoyer un message à Julie. Je viens de passer une heure dans le cabinet du médecin qui me suit ici, à enchainer tout une batterie de tests et d'examens pour déterminer l'évolution de ma guérison. Et à mon plus grand bonheur, je suis enfin autorisée à reprendre la danse. Le médecin m'a bien expliqué que ma hanche est guérie mais que je pourrai ressentir quelques douleurs lancinantes de temps à autres. Qu'importe, je peux à nouveau danser et cela suffit à me combler de bonheur !

En revanche, il m'a bien mise en garde contre mon comportement alimentaire qui reste encore fragile. Lorsqu'il m'a posé toutes sortes de questions concernant mes habitudes, j'ai été honnête. Je lui ai expliqué que je peine à ressentir l'envie de me nourrir et que je me force chaque jour à porter la fourchette à ma bouche. Les mauvaises habitudes ont la vie dure et les cicatrices invisibles des tourments passés se réveillent souvent, m'obligeant à me montrer forte pour ne pas retomber dans mes travers. Même si le docteur trouve que je ne mange pas assez – et j'en suis pleinement consciente – je reste tout de même fière de moi puisque je m'astreints désormais à une rigueur que j'avais complètement rejetée quand je vivais en France.

Je continue également mes séances avec Faustine, ma psychologue. Nous avons rendez-vous tous les jeudis matin pour une séance d'une heure via Skype et je ne manquerai ces séances pour rien au monde. Moi qui ai énormément de mal à mettre en mot la brume qui obscurcit souvent mes pensées, j'ai découvert un oasis avec elle. Elle m'offre une parenthèse qui n'appartient qu'à nous, dans laquelle je peux dire tout ce qui me passe par la tête sans avoir peur d'être jugée. Chaque semaine, je me découvre un peu plus. Elle ne me force jamais à parler, elle s'adapte toujours à mes envies et j'ai pris conscience d'énormément de choses grâce à elle.

Le pardon est un concept bien complexe. J'ai toujours pensé que j'étais une personne indulgente, capable d'accepter les erreurs d'autrui et de les excuser assez facilement. Mais depuis que j'ai été confrontée à la trahison de ceux qui comptaient le plus pour moi, j'ai réalisé que je suis profondément rancunière. Et cette rancune a bien failli me bouffer la vie si ma psy ne m'avait pas fait prendre conscience que pardonner ne signifie pas oublier mais plutôt essayer de comprendre et d'avancer. J'ai également intégré que le plus difficile dans le fait de pardonner, c'est de me remettre en cause, d'accepter le fait que j'ai moi aussi une part de responsabilité dans ce qui s'est passé et d'assumer mes limites et celles de ceux qui m'ont fait mal. Mes parents ne sont pas parfaits et ne seront pas là pour moi quand j'aurais besoin d'eux. Je n'y peux rien et je dois l'accepter. C'est un travail long et éprouvant mais ô combien vital. Chaque jour, je m'efforce de puiser en moi la sagesse que je n'avais pas jusqu'alors.

Pardonner, ce n'est pas faire semblant d'aller bien et ruminer en secret tous les actes qui nous ont fait mal. Pardonner, c'est se montrer plus fort que la rancune ou la vengeance. C'est offrir un cadeau précieux à ceux qui le méritent, même s'ils ont commis un impair. En ce qui concerne mes parents, je n'ai pas décidé de leur offrir mon pardon mais de les pardonner égoïstement pour tourner la page et avancer. Je n'ai plus de contact avec eux mais depuis que j'apprends à me libérer de ma rancœur, je me sens mieux. Libérée, légère, libre. Bien sûr, certains soirs je m'endors en pleurant de n'être pas assez bien pour mériter leur amour. Mais le lendemain, je me fais violence pour laisser le pardon trouver sa place au milieu des débris de mon cœur. Et depuis quelques semaines, je ne me définis plus comme cette fille soumise et perdue que j'ai été pendant des années.

Quand j'ai choisi de m'installer ici, j'avais décidé de tirer un trait définitif sur mon ancienne vie pour m'en dessiner une plus douce. Mais j'ai fait mieux que ça. J'ai accepté mes erreurs ainsi que mes faiblesses et je commence à me sentir vraiment bien. Je m'étais promis de ne plus laisser Ethan m'approcher mais j'ai réalisé que cette idée est totalement saugrenue. Comment s'acquitter de ce qui m'a rendue le plus heureuse ? C'est tout bonnement impossible. Alors j'ai compris que je devais essayer de lui pardonner ses erreurs à lui aussi pour être capable d'esquisser les prémices de mon propre bonheur. Je ne sais pas s'il fera parti de mon avenir ou non mais j'ai besoin de m'absoudre de mes chaines pour entrevoir un horizon plus radieux.

Le jour où Ethan m'a sincèrement présenté ses excuses, j'ai tenté d'ignorer la culpabilité et les regrets qui brouillaient son beau visage mais ils m'ont hantée des nuits durant. Je ne voulais pas accepter l'idée de lui pardonner tout simplement parce que je ne voulais être à nouveau cette fille faible que tout le monde se permet d'écraser. J'ai maintenant compris qu'essayer de pardonner ne signifie pas se laisser marcher dessus. Depuis, je lui laisse l'opportunité de m'approcher de nouveau pour me réapprivoiser. Et si je suis tout à fait honnête... je dois bien avouer que les rares moments que nous avons passés ensemble ont été plus qu'agréables.

Depuis que j'ai commencé mon nouveau travail au Happiness Forgets, je n'ai plus vraiment une minute à moi. Mon patron me propose sans cesse de faire des heures supplémentaires et j'accepte à chaque fois, ravie de pouvoir renflouer mes caisses. En me lançant dans cette nouvelle aventure, j'appréhendais de ne pas être à la hauteur mais j'ai la chance d'être tombée sur une équipe exceptionnelle qui a tout fait pour me mettre à l'aise. Matt, un serveur d'environ vingt-cinq ans qui travaille ici depuis quelques années maintenant, a été missionné pour me former. Ce grand brun au regard perçant m'a tout de suite mise à l'aise et je suis plutôt fière de moi car j'apprends vite et bien. Certains soirs, je m'éclate derrière le bar à préparer les cocktails. D'autres soirs, je déambule entre les tables pour prendre les commandes et apporter les consommations aux clients.

L'ambiance qui règne dans ce bar est tout ce dont j'avais envie : décontractée, branchée et simple. Les gens viennent boire un verre pour se détendre après le boulot ou pour se déhancher sur la musique qui résonne toujours un peu plus tard dans la soirée. Et moi, je me sens bizarrement à ma place dans ce décor feutré aux lumières tamisées. Le Happiness Forgets est un lieu très réputé mais difficile à trouver pour les novices puisqu'il se situe au sous-sol d'un immeuble sans enseigne. Dès lors, les habitués créent un noyau rassurant qui dynamise chaque soir ce lieu confiné. C'est bien simple, pratiquement tous les clients m'appellent déjà par mon prénom et pourtant, je ne travaille ici que depuis deux semaines !

Ma vie a donc repris un rythme effréné plutôt salvateur mais la seule chose que je regrette, c'est de devoir décliner toutes les propositions d'Ethan. Le karma se joue clairement de nous en ce moment puisque à chaque fois qu'il veut me voir, je suis de service et les rares fois où je suis disponible, c'est lui qui doit prêter main forte à Murphy. Nous ne nous sommes donc pas revus depuis le matin de mon entretien d'embauche, quand il est brièvement venu me souhaiter bonne chance. Nous avons quand même échangé plusieurs messages mais je commence à m'en lasser. J'ai besoin de passer du temps avec lui pour savoir si celui que j'ai entrevu se dévoiler n'est qu'un mirage ou une promesse d'avenir. 

La vibration de mon téléphone me sort de mes pensées.

Julie : Oh putain ! Tu peux enfin danser ? Rejoins moi vite au studio, je t'attends !

Je ris silencieusement devant son excitation. Depuis que j'ai dit à ma coloc que la danse était une de mes passions, elle n'a pas arrêté de me tanner pour partager un moment au studio avec moi. Ma tête se pose doucement contre la vitre du bus, les innombrables gouttes de pluie ne parvenant toujours pas à troubler le sourire radieux qui ne veut plus quitter mon visage. Une vingtaine de minutes plus tard, j'arrive au studio de danse. Je suis passée à l'appartement chercher mon sac de sport et dire que j'étais excitée comme une puce en ressortant mes affaires de danse est un euphémisme. Je ne tiens littéralement pas en place.

Je pousse la grande porte vitrée du studio dans lequel Julie a l'habitude de passer des heures et je m'engouffre dans le couloir en suivant le bruit de la musique qui fait vibrer le plancher. Quand Julie m'aperçoit, elle m'offre un immense sourire en dégageant les mèches blondes qui collent sur son front perlé de sueur.

-Le vestiaire est juste à droite. Va te changer et rejoins-moi vite !

Je m'empresse d'enfiler ma brassière et mon legging avant de fouler le parquet le cœur battant. Comme une tempête balayant tout sur son passage, je retrouve toutes ces sensations familières qui m'ont tant manqué. La sensation de la musique qui vibre en moi de la pointe de mes orteils à la racine de mes cheveux. Mon corps qui prend les commandes pour évacuer tout ce qui fourmille à l'intérieur de moi. Et cette impression bénie que je suis exactement là ou je devrais être. Je passe plus de deux heures à me laisser porter par la musique et à renouer avec tous les pas qui sommeillaient en moi.

Quand nous sortons des vestiaires après avoir pris notre douche, mon regard est attiré par ce qui se passe dans une petite salle au fond du studio. De grandes baies vitrées me permettent d'admirer une quinzaine de petites têtes blondes qui boivent les paroles de leur professeure tout en essayant de reproduire les gestes qu'elle leur montre. Les enfants ne doivent pas avoir plus de huit ans et ils sont tout bonnement adorables dans leurs petits chaussons. Je remarque une petite fille assez timide, qui s'est placée au dernier rang et se contente d'enchainer les pas sans faire de vagues. Elle est appliquée et me rappelle immédiatement la fillette que j'étais quand je profitais de ce que je surnommais « le meilleur moment de la semaine ».

-Hé Candice, t'es prête ? On rentre ?

Je lance un dernier regard émerveillé à ce groupe de danseurs en herbe avant de rejoindre mon amie. Sur le chemin du retour à l'appartement, nous ne cessons de discuter du moment que nous venons de partager. Julie insiste pour que je m'inscrive à tous ses cours et moi je sais déjà que je vais désormais passer tout mon temps libre à faire grincer le parquet du studio. La nuit tombe sur la ville et disperse une pénombre brumeuse autour de nous. Nous nous dépêchons de nous engouffrer dans notre appartement pour nous défaire de l'humidité ambiante. Après avoir vidé son sac de sport, Julie se jette sur le canapé et gît un moment sur le ventre, totalement amorphe.

-Je suis crevée, grommelle-t-elle la tête écrasée contre un coussin.

-Tu veux que je nous cuisine un truc ?

-D'accord mais fais un truc que tu aimes. J'en ai marre de te voir bouffer comme un moineau.

Je réfléchis un instant à ce que j'ai envie de manger et me lance rapidement dans la préparation d'un risotto express. Pendant que la casserole est sur le feu, j'attrape deux verres et les remplis d'un bon vin blanc que j'ai acheté la semaine dernière. Nous passons un agréable moment toutes les deux, alternant entre discussions légères et fou-rires. Vers 22h, un message vient donner une nouvelle tournure à cette soirée.

Ethan : Rejoins moi dans 5 minutes en bas de chez toi, je t'emmène quelque part. Et n'essaie surtout pas de me dire que tu n'es pas dispo !

Mon cœur entame un sprint éreintant en lisant ces quelques mots. Voyant sûrement que mes yeux s'écarquillent autant de surprise que d'excitation, Julie s'empare de mon téléphone pour lire le message d'Ethan.

-Oh putain, va vite enfiler une tenue hyper sexy et fais le baver toute la soirée !

-Quoi ? Non, je ne compte pas me changer. Je suis très bien comme ça.

Nous baissons à l'unisson nos yeux sur ma tenue qui s'approche plus d'un pyjama débraillé que d'une tenue appropriée pour sortir avec un homme. Après une seconde de silence, nous éclatons de rire au même instant.

-Sérieux Candice, je sais qu'il est déjà fou de toi mais fais un petit effort quand même !

-Bon d'accord...

Dans ma chambre, je mets la main sur un jean brut et un léger pull rouge assez ample que j'aime beaucoup. Je les enfile sans plus tarder puis je fais un crochet par la salle de bain pour ébouriffer mes boucles et colorer mes lèvres. J'attrape ma veste et dévale les escaliers deux à deux avant d'apercevoir Ethan devant la porte de mon immeuble, le regard soucieux et les sourcils froncés.

-Tu aurais pu répondre à mon message ! J'ai cru que j'allais encore devoir attendre une plombe, grommelle-t-il.

Je le connais assez pour savoir que son apparente mauvaise humeur n'est que la preuve de son inquiétude. Je me contente de lui déposer un minuscule baiser sur la joue avant de le dépasser.

-Bon, on va où ?

Immédiatement, son expression se radoucit et son regard se fait plus serein. Il enveloppe ma paume de la sienne et sa chaleur m'électrise aussitôt. Tu m'as manqué Ethan. Il commence à se diriger dans les rues endormies de Londres, me guidant de sa main confiante sans vouloir me dire où il m'emmène. Après le lui avoir demandé plus de cinq fois en deux minutes, je décide d'enfin lui laisser les rênes de la soirée. Je ne sais pas s'il réalise l'effort que je suis en train de faire, moi qui ai toujours l'habitude de tout contrôler, mais les sourires qu'il m'adresse adoucissent mon lâcher prise.

La fraicheur de l'air me fait autant frissonner que la proximité d'Ethan. Je ne sais absolument pas ce qu'il nous réserve mais le sac qu'il porte dans son dos donne vie à une multitude de scénarios dans ma tête. Malgré tout, je ne dis rien et je me contente de me délecter de sa présence apaisante. Après les journées intenses que j'ai enchainées ces dernières semaines, me retrouver avec lui ce soir m'apparait être le havre de paix dont j'avais besoin.

-Alors, comment se passe ton nouveau boulot ? m'interroge-t-il de sa voix grave.

-Très bien ! Je m'amuse comme une folle. Je fais des heures de dingues, je finis chaque soir sur les rotules mais j'adore ça ! Les gens sont tellement sympas et ouverts d'esprit, tout est simple et léger là-bas. Ça me fait un bien fou. 

Ethan m'offre un regard furtif mais brillant de fierté. Je suis obligée de détourner les yeux si je ne veux pas me liquéfier sur place. 

-Est-ce qu'un connard t'a déjà fait chier ?

-Non. Les clients sont tous agréables, je n'ai vraiment pas à me plaindre.

Bon, en réalité mon patron a déjà dû recadrer un ou deux mecs un peu lourds mais rien qui ne mérite de gâcher notre soirée. Ethan continue de nous faire virevolter à travers les rues de la capitale sans jamais lâcher ma main. Je ne sais pas depuis combien de temps je marche tout en l'écoutant me raconter brièvement son travail à la taverne quand nous débouchons sur une grande artère piétonne longée par la Tamise. Les lumières de la ville se reflètent sur cette étendue d'eau, calme et majestueuse. En miroir, de petits scintillements dorés se mettent à briller dans nos yeux quand nous admirons ce paysage lénifiant enveloppé dans la quiétude de la nuit. C'est comme si nous étions des chanceux du hasard à qui la vie a décidé de confier un secret précieux. La brise se réveille et se coule sur nos visages émerveillés, nous intimant de savourer ce moment de grâce silencieusement. Instinctivement, ma main se love de plus belle dans celle d'Ethan. Mon corps en frisson se connecte à celui de mon compagnon et nous observons d'un seul et même regard le spectacle silencieux que la capitale anglaise nous offre. Le clapotis de l'eau se mêle au bourdonnement du vent. La pénombre de la nuit intensifie la beauté de chaque éclat de lumière. Et les quelques notes de violon qui s'envolent non loin de là ajoutent toujours plus de magie au moment unique que nous sommes en train de vivre.

-C'est magnifique...

Je ne saurais dire lequel de nous deux vient de formuler ce que nous ressentons aussi puissamment dans nos veines. Au bout de ce paysage somptueux se dresse le Tower Bridge qui trône fièrement dans la nuit étoilée. L'obscurité lui confère une beauté nouvelle qui souligne gracieusement chacun de ses traits majestueux. Je ne sais pourquoi ce monument m'a toujours attirée mais c'est l'édifice que je préfère dans cette ville. Son architecture, ses lignes nobles, ses pierres gorgées d'histoire... ce pont m'a toujours fascinée et je suis heureuse qu'il fasse partie de ces souvenirs indélébiles qui s'ancrent doucement dans ma mémoire.

Nous continuons d'avancer en direction du Tower Bridge. A part quelques rares promeneurs, la rue nous appartient ce soir. Est-ce l'intimité de ce moment précieux ou le fait de le partager avec celui qui chamboule toujours mes pensées ? Toujours est-il que j'ai l'impression d'être exactement là où je devrais être. Cette simple pensée me fait frissonner. Pensant sans doute que j'ai froid, Ethan lâche ma main pour enrouler son bras autour de mes épaules et ramener mon corps encore plus près du sien. Mon cœur tressaille quand sa joue se pose délicatement contre mes cheveux.

-Quand j'étais gamin, je faisais toujours mille bêtises. Avec mes copains, on se prenait pour des caïds. Plus on bravait l'interdit, plus on avait la sensation d'être invincibles. Et putain, j'aimais ça parce que ça me faisait oublier mon quotidien merdique. Pendant quelques années, mon père a bossé comme veilleur de nuit. Il surveillait plusieurs bâtiments importants et quelques fois, il m'emmenait avec lui. C'est comme ça que j'ai choppé les accès. Les nuits où mon père était de repos, je faisais le mur et je venais parfois ici. Toujours seul. Je me postais tout en haut du pont, dans le noir, et je regardais l'eau danser.

Sa voix grave berce nos pieds qui se rapprochent du pont. La sensation de mon corps fermement ancré à celui d'Ethan réveille chaque parcelle de mon épiderme qui frémit autant d'anticipation que d'appréhension. Nous arrivons au pied du Tower Bridge qui luit de mille feux lorsqu'Ethan ôte son bras de mes épaules. Aussitôt, j'ai froid. Il nous guide habilement jusqu'à une entrée dérobée sur le côté d'une des deux tours. Son dos me fait face lorsqu'il asticote une ancienne serrure un peu rouillée puis qu'il désactive une alarme en jouant avec des boutons, des câbles et un écran.  Pendant toute la durée de son petit manège, je reste totalement immobile derrière lui, morte de peur à la simple idée que la police pourrait nous surprendre. Au bout de quelques minutes, Ethan se retourne vers moi, éclairant mon visage d'une lampe de poche.

-Hé Candice, ça va pas ? T'es toute pâle !

-Je... on... on a pas le droit de faire ça...

-T'en fais pas, j'ai fait ça des dizaines de fois. Suis-moi.

Ethan ne perd pas une seconde avant de prendre ma main et de nous mener à l'étage. La lumière qui jaillit de sa petite lampe nous permet de ne pas trébucher dans les escaliers pendant que je le suis sans piper mot, la peur anesthésiant littéralement mon cerveau. Mon cœur bat beaucoup trop vite dans ma poitrine. Bon sang, mais qu'est-ce qu'on est en train de faire ? Nous atteignons enfin la plateforme vitrée qui surplombe la Tamise. La pénombre nous enveloppe dans son grand manteau imposant si bien que j'ose à peine respirer. Ethan me laisse passer devant, logeant sa paume chaude dans le creux de mes reins. Rapidement, mon regard se retrouve happé par la beauté de la nuit noire qui me fait face. J'oublie instantanément l'angoisse qui ronge ma bonne conscience et je me laisse aller. Sous mes pieds, l'eau poursuit son chemin sans nous voir. Les bâtiments autour dorment en ignorant notre présence. Et nous, nous nous allongeons à même le sol pour savourer le spectacle de cette soirée unique qui se dessine devant nos yeux.

Je niche ma tête contre le torse d'Ethan au moment où son bras m'enlace. Une sensation glacée qui irradie du sol essaie de se frayer à un chemin à travers nos manteaux mais nous l'ignorons. Ce soir, la ville nous appartient. J'ai naïvement envie de croire que les étoiles se sont toutes rassemblées pour décorer notre ciel. Allongée sur cette plateforme, je ne distingue qu'une étendue d'un bleu si sombre qu'il en devient hypnotisante, accompagnée de quelques bâtisses qui disparaissent de ma vue pour laisser place à un horizon intriguant. Vivifiant. Exaltant.

-Je pouvais rester des heures ici, à m'imaginer une autre vie. Certains soirs, j'étais un superhéros qui devait cacher son dessein au monde entier et qui œuvrait en secret pour sauver les plus faibles. D'autres soirs, j'étais un bandit en cavale qui ne vivait que pour l'adrénaline. Mais tous les soirs, la réalité me rattrapait et j'avais juste envie de me foutre en l'air en redescendant d'ici.

Je sursaute en entendant ses derniers mots.

-T'inquiète pas Candice, j'ai jamais fait de connerie. J'ai toujours pensé qu'un jour je découvrirai le truc qui me donnera chaque jour l'envie de me battre. Je vais pas te faire une grande déclaration romantique à deux balles, je suis nul à ça de toute façon. Mais depuis que je suis ici, je... je crois que je me retrouve. Et je voulais te remercier pour tout ça. T'as eu le courage de tout faire exploser quand moi j'agissais comme un lâche.

Je me redresse au fur et à mesure que ses mots me parviennent. Je suis désormais assise en tailleur à ses côtés, le regard rivé dans le sien qui me retient prisonnière.

-J'ai passé des années à négocier des contrats à la con et à gérer une boite dont j'en avais rien à foutre. J'avais tout : des responsabilités, de l'argent et un statut social. Aujourd'hui, j'aide Murphy à servir les clients. Je fais un petit boulot sans prétention mais je me sens chez moi. Je ne pourrais même pas t'expliquer pourquoi mais j'aime être à la taverne, j'aime écouter les clients me raconter leur vie, j'aime épauler Murphy et j'aime sentir le souvenir de mon père autour de moi.

-Ça me soulage tellement d'entendre ça, Ethan. Je... j'avais un peu peur que tu gâches ta vie ici à cause de moi.

-C'est des conneries ça Candice. Ma vie, elle n'est possible qu'avec toi. Tu es la seule chose qui me manque pour être heureux.

Ethan se redresse doucement, approchant son visage du mien à pas de loup. Ses pupilles sont totalement perdues dans les miennes, cherchant frénétiquement la réponse à la seule question qui le ronge inlassablement. Je sens mon corps flamboyer sous l'afflux des sentiments qu'il me confie.

-Je sais que tu attends que je revienne vers toi Ethan. Je... j'essaie d'être claire avec moi-même mais ce n'est pas facile. Quand j'ai découvert ce que tu m'as fait, je me suis jurée de ne plus jamais te laisser m'approcher. J'ai réussi à me relever sans toi et aujourd'hui, j'avance seule. Quelque part, je suis fière de moi. Pour la première fois de ma vie, je prends mes propres décisions et je construis ma vie pour moi. Seulement, tu es revenu et encore une fois, tu as tout chamboulé. Aujourd'hui, j'apprends à te pardonner et à envisager de nous laisser une nouvelle chance. Je crois que j'en ai profondément envie mais j'ai peur. J'ai tellement peur Ethan ! J'ai peur de te faire confiance à nouveau et d'être trahie. J'ai peur d'avoir mal et de te perdre encore. Par-dessus tout, j'ai peur de me perdre. Et je ne veux plus jamais me sacrifier.

Je termine ma tirade en perdant mes mots dans un murmure. Ethan a doucement posé son front contre le mien et je sens son souffle balayer mes joues, faisant naitre d'invisibles frissons sur ma peau toujours plus insatiable.  

-Je serai patient Candice. Et putain, j'espère que tu considères ça comme une sacrée preuve d'amour parce que tu sais à quel point je déteste attendre !

Sa réponse déclenche mon hilarité et je le remercie silencieusement d'alléger l'atmosphère. Il se détache de moi pour fouiller dans son sac et en sortir deux bouteilles de bière ainsi que plusieurs paquets de gâteaux. Puis, il décapsule une bouteille avant de me la tendre et d'éventrer un paquet qui n'avait rien demandé.

-J'adore ces gâteaux à la con, baragouine-t-il la bouche pleine.

Je souris en portant la bière à ma bouche. Aussitôt, je ferme les yeux quand je reconnais la saveur ambrée si particulière du breuvage que Murphy propose à la taverne. Au fur et à mesure que le liquide se fraye un chemin dans ma gorge, les souvenirs remontent à la surface. Ethan et moi dinant en tête à tête à la taverne. Notre première soirée confidence. L'homme qui se dévoilait sans faux semblant dans son inoubliable sweat bleu. L'odeur de notre complicité qui commençait doucement à naitre. Le goût de ses yeux perdus en enfance que je dévorais sans retenue.

-Est-ce que tu manges un peu plus maintenant ?

-J'essaie, même si certains jours sont moins faciles que d'autres. Mais j'ai arrêté de me mettre en danger.

Ethan ne tente même pas de dissimuler le soulagement qui empreint ses iris noisette. Nous restons un moment ainsi, à boire et grignoter des sucreries, la Tamise se promenant quelque part en-dessous de nous. Les minutes s'enchainent au rythme de nos confessions et de nos rires. Ethan se moque gentiment de moi quand je lui avoue qu'avant cette soirée, je n'avais jamais rien fait d'illégal. La vue qui me fait face est absolument divine mais je ne parviens pas à la contempler plus de quelques secondes, mon esprit n'étant apparemment pas décidé à se défaire de la bulle dans laquelle Ethan m'a emmaillotée. Nous sommes assis l'un à côté de l'autre, nos épaules fermement connectées l'une à l'autre quand Ethan bondit soudainement sur ses pieds, son regard totalement hagard faisant bouillir l'angoisse dans mes veines.

-Oh bordel de merde, on va se faire choper ! Vite Candice, suis-moi !

Il récupère son sac, fourre maladroitement tout ce que nous avons déballé et le passe par-dessus son épaule en attrapant ma main. Mon corps tout entier se met à grésiller de panique, lançant ci et là des étincelles terrorisantes dans mes veines. Il nous guide en courant dans le dédalle d'escalier que nous avons emprunté et je ne comprends rien à ce qui est en train de se passer mais la peur qui se déploie dans tout mon système nerveux me pétrifie. Plus il court, plus mon cœur bat à tout rompre.

-Grouille Candice !

C'est complètement essoufflés que nous atteignons le rez-de-chaussée mais notre course redouble d'intensité lorsqu'Ethan éteint sa lampe de poche et nous fait battre le pavé de l'artère piétonne qui longe l'eau. Je crois que quelqu'un a dû remarquer que nous étions entrés dans le Tower Bridge et la Police doit sûrement être à nos trousses. Je découvre alors le goût de l'interdit et la saveur dangereusement attirante du risque. L'adrénaline infuse mon sang et me donne la force de surmonter la douleur qui commence à naitre au niveau de ma hanche. Je cours aussi vite que je le peux, je sens la peur et le stress se mêler au creux de mon ventre mais je les ignore. Si je commence à paniquer, nous sommes foutus.

Ethan a déjà une bonne longueur d'avance sur moi lorsqu'il se retourne pour me faire signe de me dépêcher. Il doit probablement lire le désarroi qui ronge mon visage puisqu'il n'hésite pas une seconde avant de me faire grimper sur son dos. Mes mains s'accrochent à ses larges épaules puis ses jambes reprennent leur course effrénée. Je plaque mon visage au creux de sa clavicule et bientôt, je ne sens plus que sa barbe contre mon visage. Si je n'étais pas aussi perturbée par notre cavale, mes lèvres seraient déjà en train de la picorer.

-Bon sang Ethan, qu'avons-nous fait ?

-On s'est fait choper, voilà tout !

Je m'attends à paniquer, à perdre mes moyens et à mourir de peur mais rien de tout cela ne se produit. Pour la toute première fois de ma vie, je sens l'adrénaline prendre le contrôle de mon corps et savourer ces sensations fortes qu'Ethan me fait découvrir. Un rire profond et détonnant traverse mes lèvres et rapidement, je suis tellement hilare que des larmes se forment au coin de mes yeux. J'ai l'impression d'enfin vivre la folie que j'aurais dû connaitre à quinze ans. Je ferme les yeux et respire profondément l'air frais qui nous balaie le visage en continuant de glousser comme une adolescente.

Soudain, Ethan s'arrête et me fait descendre de son dos. Mon rire meurt instantanément.

-Qu'est-ce que tu fais Ethan ? Vite, il faut qu'on parte d'ici !

Le dos courbé, les mains sur ses genoux fléchis, il tente de retrouver une respiration normale. Je lui attrape le bras et tente de le tirer de toutes mes forces mais il ne bouge pas d'un centimètre. Cette fois, je ne trouve plus du tout cette situation amusante. Je suis même carrément morte de trouille. Mais le regard brillant d'espièglerie de mon compagnon commence à effleurer mon visage et je comprends que quelque chose ne tourne pas rond. Je regarde derrière nous mais je ne distingue rien. Pas une seule lumière, pas un seul policier, pas un seul cri. Décontenancée, je me tourne vers Ethan qui se retient de rire.

-T'as vraiment cru qu'on était poursuivis Candice ?

-Q-quoi ? Bah... oui...

-Je voulais juste bousculer un peu notre soirée, me dit-il en contenant de plus en plus difficilement l'éclat de rire qui gronde dans sa gorge.

Je roule des yeux en comprenant qu'il s'est joué de moi. Ma main tapote son bras en signe de mécontentement mais il l'attrape pour déposer un baiser sur ma paume. Je l'esquive, vexée d'être tombée si facilement dans son piège.

-Oh allez Candice, fais pas la tête. Je voulais pimenter un peu ta routine, c'est tout. C'est le genre de connerie que je faisais avant, tente-t-il de m'amadouer.

Je ne mets pas longtemps avant de craquer devant son sourire enfantin et son visage rayonnant. Je ne m'étais jamais sentie aussi vivante qu'au moment où j'ai cru que nous étions fichus. Ethan s'approche de moi et me fait signe de grimper à nouveau sur son dos. Nous reprenons tranquillement le chemin de mon appartement alors que mon cœur bat encore beaucoup trop vite. Sauf que cette fois, je ne peux pas prétendre que c'est la peur qui le fait disjoncter.

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