Chapitre 39 - I can see that you're giving up
Lundi 3 avril
Je ne m'étais jamais rendue compte à quel point une seconde peut durer une éternité. Quand on est heureux et insouciant, on les laisse filer sans réfléchir, profitant du moment présent avec légèreté. Quand on est enfermé dans une chambre d'hôpital, chaque minute qui passe paraît plus longue que la précédente. Je pourrais lire un magazine, allumer la télévision ou écouter de la musique mais quelque chose m'en empêche. Mon cerveau, je crois. Ce traitre. Ce vendu. Il m'oblige à ressasser les évènements précédents et je n'arrive pas à repousser ces souvenirs désagréables.
Aux alentours de 10h environ, une femme d'une cinquantaine d'années aux cheveux bruns, ternes et mal coiffés est entrée dans ma chambre. J'ai tout de suite repéré l'inscription sur son badge : « psychologue clinicienne ». Je crois qu'elle s'est présentée mais je ne l'ai pas écoutée. Je ne voulais pas entrer dans son jeu hypocrite. Je regardais seulement ses lèvres fines et pâles bouger, créer des sons censés m'apprivoiser en luttant contre son stratagème. Elle s'est ensuite installée sur un fauteuil à côté de moi et a attendu. De longues minutes. D'interminables minutes. Je la fixais et j'attendais moi aussi. Je n'avais aucune intention de briser le silence qu'elle avait instauré, patientant probablement jusqu'à ce que je daigne coopérer. Mais elle se fourrait le doigt dans l'œil ! Je n'ai pas coopéré. C'est elle qui s'est invitée dans ma chambre, c'est elle qui a décidé que me faire parler de choses intimes allait m'aider. Qu'elle se débrouille maintenant !
Après plus de trente minutes d'un silence de plomb, elle a fini par faire résonner quelques mots contre les murs aseptisés de cette chambre. Elle m'a demandé si je savais pourquoi elle était là et j'ai immédiatement eu envie de lever les yeux au ciel face à son ton condescendant. Bon, peut-être qu'objectivement il n'était pas condescendant mais j'avais l'impression qu'elle me traitait comme une gamine.
-Le médecin que j'ai vu hier vous a demandé de me faire parler de mon comportement alimentaire. Mais je n'en ai pas envie.
-De quoi avez-vous envie de parler alors ?
-Avec vous ? De rien. Ne vous vexez pas mais je n'ai pas l'habitude de me confier à des inconnus. A personne en fait.
Elle s'est légèrement penchée vers moi quand j'ai prononcé ces derniers mots puis elle a capté mon regard fuyant.
-Il est peut-être temps d'essayer alors. Avec moi, vous pouvez tout dire. Je suis là pour entendre tout ce que vous n'avouerez jamais à personne, même à vous-même. Je vous offre un espace hors du temps où vous pouvez être vous même. Réfléchissez-y.
Je suis restée immobile, ressassant ses mots plus que je ne le voulais vraiment. Quand elle s'est levée, je n'ai pas pu m'empêcher de lui murmurer :
-Vous croyez qu'on peut vivre sans savoir réellement d'où on vient ?
Elle s'est alors doucement retournée et m'a sondée du regard.
-Je ne connais pas votre parcours mais je peux vous assurer que vous ne pouvez pas être pleinement heureuse quand des doutes commencent à s'immiscer dans votre histoire.
Elle a attendu que je lui réponde, sans doute que je me confie à elle mais je n'ai pas réussi. Je n'avais pas envie d'être là, je n'avais pas envie qu'elle soit là et je n'étais pas encore prête à faire voler en éclat mon armure. Elle m'a alors laissé ses coordonnées et m'a demandé de la contacter quand je serai prête. Depuis, je n'ai pas bougé d'un centimètre, scrutant nerveusement la petite carte cartonnée avec son nom et son numéro de téléphone. Je ne sais pas réellement pourquoi j'ai réagi ainsi, mon attitude ne me ressemblait pas du tout, moi qui suis habituellement si docile. Je crois en réalité que je me suis sentie menacée. Comme si en lui parlant, j'allais détruire le mur de pierre que j'ai construit pour me protéger et qu'il ne resterait plus que... moi. Une version nue, vulnérable, faible et perdue de moi. Et cette idée me terrifie. Parce que je ne suis plus vraiment grand chose en ce moment.
Les minutes s'enchainent sans que rien ne se passe. A part Gabriel et Ethan qui sont tous les deux au travail, personne n'est au courant de mon séjour ici. J'ai longuement hésité à prévenir mes amies ou ma tante mais pour cela, il faudrait leur expliquer ce qui m'a amenée ici et je n'ai pas encore trouvé les bons mots. Alors je préfère me contenter de ce silence angoissant et de ma migraine qui semble s'être trouvé un petit coin sympa qu'elle n'a pas envie d'abandonner. Je suis pratiquement en train de somnoler quand ma porte s'ouvre subitement. J'ai à peine le temps d'ouvrir les yeux que j'aperçois celle que je n'aurais jamais pensé retrouver ici me foncer dessus.
-Putain mais Can-can, qu'est-ce que tu fous ici ?
Cassiopée, le visage en feu et le regard hagard, se poste à côté de moi, les mains sur les hanches. Maxime, calme et doux comme toujours, se positionne à sa gauche et lui attrape délicatement la main. Aussitôt, elle se radoucit légèrement et son visage se pare d'une teinte plus fragile. Je remarque que son corps est paralysé, comme si elle n'osait pas esquisser le moindre geste dans ma direction et mon cœur se serre instantanément. Jamais elle n'aurait agi de cette manière avant, elle m'aurait plutôt englouti dans une étreinte aussi étouffante que réconfortante.
-Comment tu te sens ?
-Ça va, ne t'inquiète pas. Comment as-tu su que j'étais ici ?
-C'est Gabriel qui m'a prévenue. Il a pensé que j'aimerais savoir ce qu'il t'est arrivé et il a eu raison.
-Ah bon ? Parce que tu te préoccupes de moi ? Je ne suis plus une salope qui te déçoit et qui devrais avoir honte d'elle ?
Cassiopée baisse immédiatement les yeux quand elle m'entend. Ses sourcils se froncent et la connaissant, je sais parfaitement que même si elle regrette ses propos, elle fait tout ce qui est en son pouvoir pour ne pas laisser sa colère exploser. Parce que c'est comme ça qu'elle fonctionne, elle préfère cacher ses faiblesses derrière sa colère. Mais aujourd'hui, Maxime est là et il parvient à la canaliser simplement par son pouce dessinant de tendres volutes sur sa main. Je l'observe la regarder intensément, comme s'il lui transmettait silencieusement sa sagesse et tout à coup un miracle se produit.
-Je... j'ai... j'ai merdé Can-can.
Sauf que je ne crois pas aux miracles.
-C'est le moins que l'on puisse dire Cass. Écoute, c'est gentil d'être venue mais je n'ai pas la force pour tout ça, pas aujourd'hui.
Je crois apercevoir une lueur de tristesse et de déception dans ses yeux mais elle est si fugace que je ne sais plus si je ne l'ai pas rêvée.
-Bientôt alors ? m'interroge-t-elle d'une petite voix fluette.
Pour la toute première fois depuis des mois, j'ai enfin l'impression qu'elle prend conscience de la situation et qu'elle a peur de me perdre. J'ai tout à coup la sensation qu'un filet d'espoir nait entre nous, comme une lueur inespérée traverserait le ciel orageux d'une journée morose. J'autorise alors enfin mes iris à retrouver les siens et lui répond, un faible sourire étirant imperceptiblement mes lèvres vers le haut :
-Bientôt.
Sa main presse brièvement la mienne avant qu'elle ne disparaisse dans le couloir, sans doute gênée par ce petit moment de faiblesse qu'elle n'a pas l'habitude d'exhiber. Maxime se penche sur moi et dépose un délicat baiser sur mon front avant de chuchoter :
-Ne tire pas un trait sur vous, elle regrette et tu lui manques.
L'émotion me submergeant soudainement, je suis incapable de lui offrir autre chose qu'un regard reconnaissant. Mon ami se redresse et me dégaine un petit clin d'œil quand j'entends derrière lui quelqu'un pénétrer dans ma petite pièce. Mon cœur s'emballe immédiatement et sans même le voir, je commence à paniquer silencieusement quand je réalise que l'objet de ma dispute avec Cassiopée s'est matérialisé. Malgré le bip des machines et les bruits dans le couloir, j'entends chacune des inspirations brusques d'Ethan, chacune de ses expirations contrôlées et chacun des battements inquiets de son cœur. Je reconnais avant même qu'il n'agisse qu'il est en train d'user de tout son self-control pour ne pas foncer sur Maxime et l'éloigner de moi. Je presse une demi-seconde les paupières, priant pour que cette rencontre ne vire pas au cauchemar.
Serein, Maxime se retourne et fait face à mon compagnon. Le contraste entre les deux hommes est saisissant. Mon ami est aussi calme et détendu que mon homme est nerveux et irrité. Je distingue le visage tendu et le regard contrarié d'Ethan qui attaque celui de Maxime, toujours aussi paisible et inébranlable. Cassiopée les rejoint, détaille sans retenue Ethan et pose rapidement sur moi un regard mêlant surprise et reproche. Je me renfrogne, prête à l'invectiver lorsqu'elle se permet de prendre les devants.
-Salut, t'es le soi-disant mec de Candice, c'est ça ?
-Et toi, t'es sa soi-disant copine, c'est ça ?
En lui répondant, Ethan s'est détourné de Maxime pour dominer Cass de toute sa hauteur. Sa carrure musclée pourrait la dévorer en un clignement de paupière mais elle ne s'en formalise pas. Au contraire, elle bombe le torse et redresse le menton pour le défier.
-Cass...
Je n'ai pas le temps de terminer ma phrase que Maxime me coupe la parole.
-Salut, moi c'est Maxime. Je suppose que tu es Ethan ?
Mon ami tend le bras en direction de mon homme qui le regarde, médusé. L'angoisse profonde qui opprimait ma poitrine se dissipe à l'instant où Ethan accepte sa poignée de main. En se retournant vers moi, Maxime me lance avec son habituel sourire :
-On passera te voir quand tu te sentiras mieux Candice.
Je hoche la tête et les salue brièvement avant que mon ami et sa fiancée quittent ma chambre. Ethan se penche alors sur moi pour m'arracher un baiser dans lequel je perçois toute son inquiétude. Par réflexe, je plonge mes mains dans ses mèches brunes et je laisse sa langue prendre tout ce dont elle a besoin. Quand il paraît enfin rassasié, Ethan se redresse et me fait signe de me décaler. Il s'allonge sur mon lit, ouvre les bras et m'invite à me blottir contre son torse. J'hésite une seconde et il ne m'en faut pas plus pour voir le choc se dessiner dans les yeux d'Ethan, comme les flammes d'un feu interdit danseraient perfidement entre nous pour nous narguer.
-Candice ? Tu... tu ne veux plus que je te prenne dans mes bras ?
Sa voix brisée me rappelle immédiatement le petit garçon blessé qu'il a sans doute été, malmené entre la violence et le manque d'amour. Je ne peux alors pas tergiverser plus longtemps et je m'installe contre son flanc, la chaleur de son corps réchauffant déjà le mien engourdi par l'austérité de ce lieu. Sans tarder, son bras m'enlace fermement et sa paume se pose dans le creux de mes reins pour diffuser cet amour auquel je n'arrive plus à croire. Quand ses lèvres s'ancrent aux miennes, son baiser se fait possessif et je réalise que si de mon côté je doute de ses intentions, lui aussi comprend que la situation est en train de nous échapper. Ses bras se referment fermement contre mon corps et je tente de profiter le plus possible de cet instant hors du temps, de cette douceur et de ce tout qu'il m'offre sans réfléchir. Ma main droite se pose sur le tissu soyeux de sa chemise sous lequel je sens son cœur battre à tout rompre. Mes doigts se mettent à dessiner les contours de son tatouage dont je me rappelle chaque trait, chaque volute, chaque symbole. J'entends Ethan haleter au creux de mon oreille et ses doigts s'enfoncent dans ma peau, tentant ainsi de me marquer à tout jamais.
-Tu me manques.
Mon tout petit murmure le foudroie sur place. Ethan ne bouge plus et je crois même que son organe vital a oublié d'enchainer quelques battements. Puis brusquement, il m'écrase encore plus fortement contre son torse, m'empêchant pratiquement de remplir mes poumons d'oxygène.
-Je te jure que je suis là Candice, je suis là.
-Non, c'est... c'est pas vrai. Tu... es là... quelques fois, pas tout le temps et tu... tu pars à chaque fois. Je ne sais jamais où ni pourquoi et je me retrouve seule... à chaque fois.
Ses mains se crispent contre mon corps encore faible et je perçois l'inquiétude déformer les traits tirés de son si beau visage.
-Même quand je suis loin de toi, je suis avec toi. Il n'y a que toi Candice, que toi.
-C'est trop facile de dire ça Ethan, je n'y arrive plus moi ! je parviens à bafouiller en refoulant difficilement quelques larmes.
Il resserre à nouveau son étreinte et le désespoir qui l'habite me détruit encore un peu plus.
-S'il te plait gorgeous, donne-moi encore un tout petit peu de temps. Juste un tout petit peu de temps. Et après, on sera libre.
-Mais qu'est-ce qui te retient comme ça ? je crie tout en le repoussant.
Les bras musclés d'Ethan m'empêchent de m'éloigner de son torse mais qu'importe, aujourd'hui c'est mon cœur qui se détache progressivement du sien pour flotter quelque part autour de nous, là où il aura tout le loisir de couler et de s'effondrer au fond de l'abîme brumeux qui nous attend.
-Fais-moi confiance Candice, s'il te plait.
Sa voix se fait maintenant suppliante, brisée, presque larmoyante. Ses yeux me sondent en profondeur, cherchant dans les tréfonds de mon âme cette confiance et cette dévotion auquel lui seul a eu droit mais elles se retirent doucement, comme lorsque la mer s'éloigne de la berge et profite de la marée pour s'isoler et fuir le trouble environnant. Ethan jette un œil contrarié à sa montre et m'informe qu'il va bientôt devoir retourner au bureau.
-Est-ce que... t'as vu la psy ce matin ? me demande-t-il d'une voix pleine d'espoir.
-Laisse tomber Ethan. Arrête ça.
Sa déception est palpable mais il ne dit rien. Chaque seconde qui passe nous éloigne un peu plus l'un de l'autre mais aucun de nous ne semble savoir comment enrayer ce rouleau compresseur bien décidé à réduire en poussière le bonheur éphémère que nous avons réussi à toucher du bout des doigts.
-Tu... tu as réfléchi à ce que je t'ai dit concernant tes parents ?
Je souffle, le cœur serré.
-Oui... je... je crois que je vais appeler ma tante. Elle pourra peut-être m'aider.
-C'est génial ça Candice. Tu veux que je sois là quand tu l'appelleras ?
-Non.
Ma réponse catégorique le blesse autant que si je lui avais planté un couteau aiguisé dans le cœur et que je le remuais sans relâche.
-Non, je... il faut que je le fasse seule.
Ethan hoche silencieusement la tête avant de déposer un très léger baiser sur ma tempe puis il se lève et se dirige vers ma porte.
-Ne me laisse pas tomber Candice, s'il te plait. J'ai besoin que tu t'accroches à nous.
Puis il disparaît. Et le silence angoissant qui se répand maintenant autour de moi me laisse croire une seconde que cela ne cessera jamais. Il me suppliera toujours de rester avec lui puis il disparaitra, encore et toujours.
Dans l'après-midi, je réussis à me reprendre et je réclame une collation pour prouver au médecin que je vais mieux. L'immonde goûter qui m'est servi m'oblige à fermer les yeux et à mâchouiller sans réfléchir mais je parviens à déglutir quelques petites bouchées. L'infirmière me lance un regard entendu lorsqu'elle débarrasse mon plateau. Fébrile, je compose le numéro de ma tante et demande à la voir. Elle me propose de passer en fin d'après-midi et cette simple phrase transforme toutes les minutes qui m'attendent en une torture interminable.
Le médecin que j'ai vu hier me rend ensuite visite. Il m'informe que je pourrai sortir demain et rien n'aurait pu me faire plus plaisir. Je n'en peux plus de cette chambre, de cette odeur âcre de désinfectant et de cette ambiance pesante. Je ne me sens pas du tout à ma place dans cet établissement réservé aux malades. Avant de partir, il prend tout de même quelques instants pour me mettre en garde contre mon comportement et me conseille avec insistance de consulter un professionnel qui pourra m'aider à sortir de cette spirale infernale. Je hoche la tête silencieusement mais ne trouve rien à lui répondre. Plus j'y pense, plus je comprends l'inquiétude de mes proches. Je ne suis pas bête, j'ai bien conscience que mes forces s'amenuisent et que mes nouvelles habitudes ne sont pas saines. Je n'ai jamais été aussi maigre et fatiguée de toute ma vie. Mais je ne suis pas encore prête à faire face à la réalité.
L'arrivée de ma tante interrompt mes pensées. Comme toujours, elle rayonne avec ses longs cheveux bruns naturellement lisses et soyeux. Ses yeux d'habitude si pétillants me semblent aujourd'hui altérés par une houle grise causée par l'inquiétude quand elle m'observe en détails. Malgré cela, son sourire chaleureux me fait plus de bien qu'elle ne pourra jamais l'imaginer.
-Tu te sens mieux aujourd'hui ? me demande-t-elle en m'embrassant.
Je lui ai expliqué brièvement au téléphone que j'avais été victime d'un malaise après l'anniversaire de papy et mamie mais j'ai gardé pour moi le nœud du problème.
-Oui, heureusement.
Étant assise sur le fauteuil, Olivia en profite pour sauter sur mon lit et retaper mes coussins affreusement inconfortables avant de s'allonger à ma place. Elle croise les bras derrière sa tête et lâche un gémissement de plaisir totalement exagéré.
-Aaaahh, qu'est-ce qu'on est bien ! Je comprends pourquoi tu as voulu t'accorder quelques jours off !
Elle m'arrache un sourire mais la boule d'anxiété qui ronge mon estomac ne m'aide pas à me détendre.
-Bon alors, pourquoi m'as-tu fait venir ici ?
Les mots que j'ai inlassablement répétés dans ma tête tout l'après-midi restent coincés dans ma trachée, obstruant ainsi le trajet de l'oxygène qui peine à atteindre mes poumons. Une chape de silence tisse sa toile autour de nous, intensifiant la douleur que chacun des battements de mon cœur diffuse à chaque coup porté contre ma poitrine. J'ai peur. Peur que toute ma vie explose en une seule réponse.
-Héééé ! Tout va bien Candice, tu sais que tu peux tout me demander !
Olivia se penche vers moi pour attraper ma main droite dans la sienne et la chaleur qu'elle diffuse dans ma paume m'aide doucement à prendre mes responsabilités. Mes membres tremblent, mon cœur s'affole et après de longues secondes suspendues, ma voix se met elle aussi à trembloter.
-Je... je t'ai demandé... de... de venir parce que... j'ai... j'ai besoin de savoir s'il s'est passé quelque chose avec mes parents... quand j'étais petite.
Je ne connais pas de phrase plus difficile à prononcer que cette dernière. Ma tante baisse furtivement les yeux et j'arrête de respirer. J'ai envie de me rouler en boule sous ma couette et de dormir jusqu'à me réveiller dans une autre décennie.
-De quoi tu parles ?
-Je ne sais pas vraiment mais...j'ai besoin de savoir pourquoi ils me traitent comme une moins que rien depuis toujours.
Soudain, l'improbable se produit. Ma tante, la seule personne en qui je porte une confiance aveugle, celle qui est un modèle de franchise et d'honnêteté quitte même à provoquer des situations embarrassantes assez souvent, celle qui ne m'a jamais menti, détourne à nouveau le regard et me ment effrontément pour la toute première fois en niant. En cet instant, je ne saurais dire comment je me sens. Trahie ? Blessée ? Lâchement abandonnée ? Oui sûrement. Mais même ces mots cruels ne sont pas assez forts pour décrire la balafre qui se dessine maintenant sur mon cœur. La pression de sa main se fait moindre et je comprends qu'elle est en train de me lâcher, dans tous les sens du terme.
-Olivia, regarde-moi. Elle lève les yeux et son regard s'accorde difficilement avec le mien. Dis-moi la vérité.
Elle gigote imperceptiblement, mal à l'aise et fronce les sourcils.
-Je t'ai dit la vérité. J'en sais rien.
Je souffle, dépitée. Moi qui pensais que le plus dur serait de parvenir à ouvrir la brèche, je n'imaginais pas avoir à négocier avec la seule ancre à laquelle je me suis jamais raccrochée dans cette famille.
-J'ai tout enduré sans jamais rien dire Olivia. Je suis restée cette fille sage et obéissante malgré les humiliations, les mots durs et la pression injustifiée qu'on me balançait à la figure. J'ai tout accepté alors que je n'avais rien fait. Mais aujourd'hui... je... je ne peux plus Olivia. Je fais n'importe quoi et je ne sais même pas pourquoi. Je n'arrive plus à manger, à dormir et à respirer correctement. Je deviens folle Olivia, j'ai quand même le droit de savoir pourquoi mes propres parents ont décidé de détruire leur fille unique, non ?
Je termine ma tirade le souffle coupé et le regard terni de larmes suppliantes. J'ai juste besoin qu'on m'aide à sortir de cet enfer. Le regard de ma tante me transperce, comme si elle sondait mon être tout entier. Ayant sans doute réalisé que je suis arrivée au bout de ce que je peux endurer, elle libère un long soupir mêlant peur et culpabilité. Il me semble que les murs de ma chambre se rapprochent dangereusement de moi, m'étouffant dans un étau terrorisant dont seule la vérité peut maintenant venir à bout.
-S'il te plait.
Je la supplie en serrant sa main de toute ma détresse. Elle cligne une fois des yeux et j'ai peur. Elle cligne deux fois des yeux et j'espère. Elle cligne une troisième fois et je comprends. La vérité va bientôt me foudroyer.
-Quand je t'ai rencontrée pour la première fois, je n'avais jamais vu une petite fille aussi belle. Tu étais douce et angélique avec tes bouclettes sauvages. Tu avais dans le regard cet éclair de frivolité que ta mère voulait déjà brimer. Tu as posé tes yeux sur ma robe bariolée de toutes les couleurs, cette même robe que ta mère déteste et puis tu as balbutié « wahou ! ». Je t'ai pris dans mes bras, tu as tout de suite attrapé une mèche de mes cheveux et tu l'as enroulée autour de ton petit doigt potelé alors que ta mère te grondait derrière nous. J'ai tout de suite su que je t'aimais déjà.
Olivia fait une pause, serre ma main puis reprend son discours, des excuses dont je ne comprends pas le sens décorant déjà ses yeux humides.
-J'ai jamais compris pourquoi ta mère agissait comme ça avec toi. Elle passait son temps à t'engueuler, à t'empêcher de bouger et de parler. Elle te traitait comme si tu étais une poupée qu'elle exhibait, une poupée parfaite qui ne devait pas faire un geste de travers. Mon frère à côté ne disait rien au début. Il la laissait faire et vous ignorait toutes les deux. Je crois qu'il n'était pas forcément d'accord avec le comportement de sa femme mais il n'a jamais rien fait pour arrêter tout ça. J'ai essayé de te défendre quand on se voyait mais c'était trop rare pour avoir le moindre impact. Alors je me suis contentée de te prendre avec moi lors des repas de famille et de te changer les idées. Tu te rappelles quand on partait jouer dans la forêt et qu'on revenait les chaussures pleines de boues ? On passait ensuite un temps fou à tout nettoyer avant que ta mère nous voie mais je m'en foutais parce que j'avais réussi à te faire rire tout un après-midi et pour moi, c'était le principal.
Plus Olivia déterre nos souvenirs d'enfance, plus mon cœur me fait mal. Je ne sais pas du tout à quoi m'attendre mais je redoute comme jamais l'issue de cette conversation parce que je sais que sa voix ne tremblerait pas autant si la sentence était anodine.
-Je t'ai vue grandir, arpenter la nature avec ton appareil photo et t'enfermer de longues heures dans ta bulle de musique. Je t'ai vue devenir une jeune femme éblouissante de beauté mais brimée par ses parents. Je t'ai vue te recroqueviller sur toi-même pour ne pas faire de vague, alors que des vagues tu en fais par ta simple présence. Mais... je ne t'ai jamais vue naître.
La fin de sa phrase résonne entre les murs froids de cette chambre sans âme sans que je ne les comprenne. Ils tourbillonnent sournoisement autour de moi, bourdonnant dans mes oreilles et taquinant tous mes sens affolés.
-Quand... tu es entrée dans la famille, tu venais tout juste de souffler ta première bougie.
-Quoi ? Mais qu'est-ce que ça veut dire ? je murmure d'une petite voix frêle.
Ma tante essaie désespérément de me faire comprendre avec ses yeux désolés ce que mon esprit refuse d'intégrer, en vain. Les mots ne sont plus qu'un enchaînement de voyelles, de consonnes et de syllabes. Ils n'ont plus de sens. Plus rien n'a de sens.
-Ton père a rencontré ta mère alors que tu n'étais qu'un petit bébé. Ils se sont fréquentés un moment puis ils ont décidé d'officialiser les choses et de se marier. Mon frète t'a adoptée par la même occasion.
L'air devient tout à coup irrespirable, remplissant mes poumons d'un poison qui me consume aussi lentement que violemment. Chacune de mes cellules explose et rapidement, il ne reste plus rien de moi à part un amas de débris gisant piteusement au sol et dont les morceaux ne pourront plus jamais être assemblés entre eux. Je me sens tout à coup étouffer, mon cerveau totalement disjoncté n'intimant plus l'ordre à mes organes de continuer à me maintenir en vie. A quoi bon ? Toute ma vie n'est qu'une immense supercherie, un ridicule château de cartes bâti sur des fondations mensongères.
-Candice ? Tu m'entends ?
Mon regard se pose machinalement sur ma tante qui s'est levée et se tient maintenant à quelques centimètres de moi, un pli d'inquiétude lui barrant le front. Elle me secoue un peu puis finit par me taper le dos. C'est alors que j'entrouvre la bouche pour attraper une bouffée d'air, celle-là même que j'avais bloquée quand j'ai entendu la sentence s'abattre sur moi. Progressivement, ma respiration anarchique parvient à alimenter mes poumons de quelques bribes salvatrices d'oxygène et le reste de la journée tourbillonne autour de moi. Je me rappelle à peine de la suite de notre conversation, l'étreinte de ma tante, ses excuses et son départ. Je ne suis même pas sûre que des infirmières soient passées me voir. Si c'est le cas, je crois que mon esprit n'était définitivement plus là. Je n'entends pas les sonneries intempestives de mon téléphone. Je ne vois pas la nuit arriver, ni la lune briller, ni le soleil la remplacer dans le beau ciel bleu qui nous accueille maintenant. Je ne vois rien d'autre que tous les souvenirs qui bombardent violemment mon cerveau, me faisant replonger dans mon enfance désormais saccagée par la vérité.
Tout ce en quoi je croyais est faux. Les bases de ma vie n'existent plus. Si je n'ai jamais su où j'allais, je ne sais désormais plus d'où je viens. L'homme qui m'a élevée est un étranger. Je ne suis pas le fruit d'un amour auquel je croyais, je ne suis que le fruit abandonné, tombé au pied de l'arbre parce que personne ne s'en souciait et qui a été récupéré par n'importe qui par simple pitié. Ma mère ne m'a jamais donné aucune valeur et mon soi-disant père a essayé, mais n'a pas réussi. Preuve que je ne dois vraiment pas valoir grand-chose.
Quand l'infirmière m'informe que je peux enfin rentrer chez moi, je ne sors pas de mon mutisme. Tel un automate, je fais ce qu'on me dit. On me demande de rassembler mes affaires et de libérer la chambre. On m'ordonne de rester chez moi pour le reste de la semaine afin de reprendre des forces. On me conseille de garder les coordonnées de la psy. On me conduit jusqu'à l'ascenseur et on appuie sur le bouton « rez-de-chaussée ». Et moi, je rassemble toutes mes forces pour continuer à respirer. J'inspire et j'expire. Et je recommence. C'est la seule chose que j'arrive à contrôler pour le moment. Je me sens perdue et vide. Lorsque les portes s'ouvrent, un vacarme tonitruant fait éclater la bulle dans laquelle je me suis réfugiée, m'obligeant presque à reculer d'un pas tant le monde extérieur m'agresse. La lumière est criarde, les bruits persécutants et la vérité est partout. Elle transpire à travers les murs de ce bâtiment, elle ondoie au-dessus de ma tête, elle s'infiltre dans l'air et me percute inlassablement de plein fouet. Je ne sais plus comment m'en défaire.
Mon esprit se reconnecte à la seconde où j'entends la voix d'Ethan résonner dans le hall immense de l'hôpital. Il beugle comme un fou et envoie valser le contenu d'une petite table basse d'un geste rageur. Quand je comprends ce qu'il réclame, mon cœur trébuche.
-Putain, mais laissez-moi la voir, merde !
A côté d'un vigile, une jeune femme en blouse blanche essaie pour la énième fois de lui rappeler l'heure des visites mais il grogne de plus belle. Hypnotisée par l'homme hors de lui qui tente désespérément de me rejoindre, j'avance à petits pas. Au moment où ma main entre en contact avec sa peau chaude et halée, tout son corps se fige et se détend. Ethan tourne brusquement la tête pour s'assurer qu'il ne rêve pas et lorsque son regard transperce le mien, je crois déceler une éruption d'émotions prêtes à tout engloutir sur leur passage. Je n'ai pas le temps de m'attarder sur l'affolement, les tourments, l'amour ou le soulagement que je découvre qu'il a déjà capturé mes lèvres sèches de sa bouche capricieuse. Ses bras m'enserrent maintenant si fort qu'ils tiennent mes démons à l'écart l'espace de quelques précieuses secondes. Enveloppée contre la raideur de son corps, je me sens coupée du monde. Je retrouve enfin cette sensation que lui seul peut me procurer, quand il parvient d'un seul regard à me faire oublier tout ce qui m'entoure. Je ferme les paupières, dépose ma tête contre ses muscles bandés et le laisse m'emmener loin d'ici.
Quand nous arrivons à mon appartement, Ethan brise le silence qui s'est installé dès que nous avons pris la route. Il m'explique m'avoir harcelée d'appels et de messages hier soir sans jamais parvenir à me joindre. Il me raconte ensuite être arrivé à l'aube à l'hôpital pour me voir sans réussir à avoir accès à ma chambre. Enfin, il prend délicatement mon visage entre ses mains tremblantes et me prie de lui raconter ce que ma tante m'a révélé, ses iris soutenant les miens avec une telle férocité que je ne me noie pas lorsque les mots dépassent la barrière de mes lèvres.
Comprenant rapidement que cette révélation me désagrège, mon homme m'installe au creux de ses bras et reste avec moi toute la journée. Nous parlons de temps en temps, je pleure quelques fois mais souvent, il nous suffit d'un simple regard pour nous comprendre. Nous réapprivoiser. Nous accepter tels que nous sommes. Et nous aimer en silence. Le temps s'enfuit à un rythme effréné. Chaque minute passée avec lui me remémore les raisons pour lesquelles je me suis lancée dans cette aventure. Je tiens les doutes et la vérité éloignés et ces quelques instants de répit me permettent de tenir encore debout. Mais quand Ethan m'annonce en fin de journée qu'il doit s'absenter plusieurs jours, j'ai subitement l'impression que quelqu'un vient de me jeter à l'eau et me maintient continuellement la tête ensevelie. Le mince espoir qui a réapparu aujourd'hui se craquelle jusqu'à disparaître à tout jamais, me laissant abattue et sans repère.
-Je... Je me casse quelques jours, je règle les dernières merdes et ensuite, on sera libres Candice. Tout ira bien, je te le promets.
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