Chapitre 19 - I'm giving you a night call to tell you how I feel

Samedi 24 décembre

Je tourne dans mon lit de petite fille depuis de longues minutes maintenant, sans parvenir à trouver le sommeil. Cette chambre m'angoisse et je n'arrive plus à fermer les yeux sans revivre la scène qui a brisé mon cœur il y a une semaine. Alors, tous les soirs depuis maintenant sept interminables jours, je tente de m'endormir les yeux ouverts. Mon cerveau me livre une bataille sans merci, il ne cesse de me replonger dans le cauchemar qui a fini de m'anéantir dès que j'ai le malheur de clore mes paupières.

C'est ainsi que depuis la semaine dernière je ne dors plus que quelques minuscules heures chaque nuit. Lorsque je tombe enfin d'épuisement, je dois affronter ma déception quand le visage d'Ethan apparait pour hanter mon somme. Mon sommeil n'est pas réparateur ni reposant, il est simplement agité et douloureux. Mes cernes et mon teint blafard sont là pour vous le prouver !

Je suis arrivée chez mes parents en fin d'après-midi afin de passer le plus hypocrite des Noëls. Chaque année, c'est la même mascarade : je suis tenue d'arriver vers 18h le 24 décembre afin de finir de préparer le frugal repas qui nous attend puis je n'ai pas d'autre choix que d'assister à la messe de minuit qui ne m'intéresse absolument pas. Ensuite, je dors dans la maison de mon enfance et je rassemble toutes mes forces pour affronter la journée sordide qui m'attend.

Tous les Noëls, ma mère revêt ses habits parfaits et son sourire de façade, mon père passe des heures en cuisine pour nous servir son traditionnel chapon aux marrons et ma grand-mère me questionne pendant tout le repas sur mon manque d'ambition et mon inquiétant célibat. Autant vous dire que si je n'arrive pas à trouver le sommeil ce soir, c'est peut-être aussi parce que la journée qui se profile me déprime d'avance.  

Mon ventre vide gronde continuellement depuis que je me suis couchée mais je n'arrive plus à avaler quoi que ce soit depuis la semaine dernière. Trop de souvenirs amers me hantent et ils nouent mon estomac si fort que dès que j'ose porter un aliment à ma bouche, il ressort aussi vite.

Pour essayer de me calmer, je tente des exercices de respiration destinés à m'apaiser, en vain. Il est plus de deux heures du matin, la maison est totalement silencieuse et je ne suis pas du tout à l'aise dans cette petite pièce qui a accueilli mon chagrin de petite fille délaissée toute mon enfance. Depuis que j'ai quitté cette demeure, je fais mon maximum pour me montrer forte et pour prouver à mes parents que je ne suis pas la ratée qu'ils pensent que je suis. Je mène une vie ordinaire, je ne fais pas de vague, je respecte bien sagement toutes leurs exigences pour ne pas ternir leur réputation mais je suis bien contrainte de reconnaitre que jamais je ne lirai de fierté dans leurs yeux. Cette constatation me brise un peu plus chaque année mais je dois me montrer solide, je ne veux pas leur donner raison.

Je baille à m'en décrocher la mâchoire et malgré les tristes pensées qui accaparent mon esprit ce soir, je commence à sombrer dans le sommeil. Malgré moi, mes paupières se ferment doucement et ma respiration se fait plus profonde et régulière. C'est alors que comme tous les soirs depuis samedi dernier, je revis en détails le moment qui m'a mise à terre.

Assise pratiquement nue à califourchon sur Ethan, je me redresse vivement quand mes doigts laissent tomber son alliance accrochée à la chaine autour de son cou. Je me relève, cours dans le couloir récupérer mon legging et sweat extra large. Mon cœur tambourine si fort dans ma poitrine que je peine à réellement prendre conscience de la réalité. Mais lorsqu'Ethan se lève, se rhabille et plante son regard suppliant dans le mien, la vérité me percute de plein fouet.

L'homme qui flirte avec moi depuis plusieurs semaines, l'homme qui m'a ouvert son cœur, l'homme qui a fait tomber mes barrières une à une, l'homme à qui je me suis donnée sans retenue... Cet homme est en réalité marié, engagé dans une vie stable avec une autre femme et il m'a caché la vérité.

Ethan s'approche maintenant de moi et tente de me prendre la main mais j'esquive son geste si violemment qu'il en soupir de désespoir. La douleur qui s'est immiscée dans ma chair au moment où mes doigts se sont posés sur son alliance ne me quitte plus. Je n'arrive plus à me débattre pour garder la tête hors de l'eau, je me noie insidieusement et mon cerveau n'arrive plus à fonctionner correctement. Je n'arrive pas à soutenir son regard, j'ai besoin d'air pour essayer de comprendre ce qui est en train de se passer et je m'éloigne de lui autant que je le peux mais il me suit tout en passant nerveusement la main dans ses cheveux.

-Laisse-moi s'il te plaît.

-Candice...

Il prononce mon nom comme une supplique, ses yeux cherchent désespérément les miens et il ne bouge pas. Il n'a pas l'air décidé à partir et mon cerveau encore sous le choc il y a quelques minutes se réveille instantanément.

Il me faut des réponses.

Depuis plus d'un mois, l'homme posté en face de moi ne cesse de se rapprocher de moi, de me tourner autour, de créer des situations équivoques. C'est lui qui m'a embrassé la première fois. Il est à l'origine de tous nos moments intimes et il n'a jamais jugé bon de me prévenir qu'il était marié !

Il me doit des réponses.

-Alors explique-moi Ethan, comment se fait-il que tu n'as jamais trouvé cinq minutes pour me prévenir que tu étais marié, hein ? Tu comptais me le dire un jour ou tu pensais que la gentille Candice n'allait rien dire ?

Son regard triste et blessé me transperce mais ses lèvres restent closes. Il reste debout, face à moi, complètement immobile. Seuls ses iris affolés bougent dans tous les sens, comme s'ils m'appelaient à l'aide. Mais je ne peux plus rien pour lui.

-Je vois... c'est bien ce qu'il me semblait... j'ai naïvement cru que toi aussi tu ressentais quelque chose mais en fait, tu cherchais juste une fille pour passer le temps. Tu veux que je te dise ? Tu me dégoûtes !

Mon cœur menace de me lâcher tant il tape fort contre ma cage thoracique. A cet instant, je comprends pourquoi mon organe vital s'est toujours emballé en présence d'Ethan. C'est comme s'il tentait de m'avertir que cet homme est néfaste pour moi, que quoi qu'il arrive il ne pourra que me briser le cœur. Et comme une idiote, j'ai pris ces avertissements pour une excitation partagée. Alors que lui jouait. Pas moi.

-Ne joue pas la sainte-nitouche, je ne t'ai jamais forcée en rien. Tu n'as pas mis longtemps à écarter les cuisses, si tu veux mon avis !

Ses mots acides m'anéantissent à la seconde où il les prononce. J'ai l'impression de m'écraser au sol après une chute de vingt étages. La violence de ses propos ne fait que me confirmer que je me suis totalement fourvoyée. J'avais, d'une certaine manière, confiance en cet homme. Même si je savais qu'il jouait avec moi, je le pensais sincère. J'ai cru qu'il partageait notre attirance et notre complicité mais en réalité, tout cela était faux. Il agissait dans le seul but de me mettre dans son lit. Il aurait agi ainsi avec n'importe qui d'autre mais c'est tombé sur moi.

Et moi, pendant tout ce temps, je me suis dévoilée comme jamais. Je l'ai laissé me mettre dans des situations totalement inédites dans lesquelles je n'avais d'autre choix que de lâcher prise et d'avancer aveuglément. Je lui ai fait suffisamment confiance pour accepter qu'il pose les mains sur moi après mon agression. J'ai accepté de ne plus tout contrôler et de faire tomber mon masque. Maintenant, je me sens trahie et je me dégoûte de m'être fourvoyée de la sorte.

-Je crois qu'on s'est tout dit. Maintenant sors de chez moi.

Mon ton est neutre, froid, presque sans vie. Il contraste totalement avec mon cœur blessé qui hurle dans ma poitrine. Une insidieuse douleur s'est immiscée dans mes veines et elle parcourt maintenant tout mon corps. Mes membres sont ankylosés par le poids de la souffrance qui leste ma chair mais je parviens à garder la tête haute quand je me dirige vers ma porte.

Au moment où mes doigts atteignent la poignée, Ethan pose sa main sur la mienne dans un geste trahissant toute l'urgence qui l'anime. Immédiatement, je la retire et recule d'un pas. Je n'accepte pas qu'il essaie encore de me manipuler alors qu'il vient tout juste de dévoiler sa nature peu scrupuleuse.

-Ne me touche pas ! Tu viens de me prouver qui tu es réellement et je ne veux plus rien avoir à faire avec quelqu'un comme toi.

Je lui ai hurlé ces mots au visage comme s'ils pouvaient soulager mes maux mais malheureusement, ils ne font qu'empirer mon état. Je lutte pour retenir mes larmes mais ma gorge nouée me fait de plus en plus mal à chaque parole que je prononce. À l'intérieur de moi, ma chair s'est définitivement fissurée pour laisser place à un gouffre noir qui menace de m'engloutir. Depuis que j'ai découvert la vérité, pas une seconde ne se passe sans que je ne ressente de violents coups de poignard déchiqueter mon âme. J'aurais tellement aimé qu'il en soit autrement ! J'étais prête à accepter qu'il ne s'engage pas avec moi et que notre relation ne soit pas conventionnelle mais comment tolérer qu'il m'ait sciemment menti et manipulée ?

Ethan laisse glisser sa main le long de son corps et son regard abattu me supplie de le laisser s'exprimer mais en ai-je seulement envie ?

-Ecoute Candice, c'est... compliqué...

Je libère un rire cynique qui ne me ressemble absolument pas. D'habitude, je suis compréhensive, gentille, docile même. Mais cet homme sait faire ressortir le meilleur comme le pire en moi.

-Je... je sais que... la situation est difficile à comprendre... et que... tu dois penser que...

Pour la première fois depuis notre rencontre, Ethan bafouille. Il ne trouve pas ses mots, il bataille et perd toute contenance. Mon cœur se serre une fois de plus lorsque je réalise qu'il essaie encore une fois de me manipuler. Et j'ai tellement mal en cet instant.

-Arrête ton cinéma Ethan. La situation est très simple : tu es marié et tu as voulu coucher avec moi sans m'en informer car tu savais pertinemment que j'allais refuser si je connaissais la vérité. Qu'on s'amuse un peu entre adultes célibataires, d'accord, mais que tu trompes ta femme avec moi, là c'est non.

Je n'en reviens pas d'avoir cette discussion avec mon patron ! Jamais je n'aurais imaginé que cette journée finisse de la sorte. Je suis exténuée et notre confrontation est en train de m'achever mais je me promets de ne rien laisser transparaitre. Je fais tout mon possible pour ne pas laisser mon corps vide en manque d'énergie me lâcher et mes larmes dévaler mes joues mais tous ces efforts m'épuisent encore plus. Cependant, il est hors de question que je lui montre le mal qu'il est en train de me faire, je ne lui donnerai pas cette satisfaction.

-Ecoute-moi s'il te plait, Candice... je ne peux pas tout t'expliquer mais... sache que ma situation est plus complexe qu'elle n'y parait.

Je reste de marbre à l'entente de ces mots, ne laissant absolument rien transparaitre du tsunami qui est en train de ravager ma confiance et mon bonheur. J'ai l'impression qu'Ethan a décroché mon cœur de ma poitrine et qu'il est en train de le piétiner machiavéliquement. J'ai mal.

-Alors dis-moi ce que tu comptais faire avec moi, Ethan.

Les yeux du grand brun qui occupe mes pensées jour et nuit quittent les miens et se mettent à scruter ses poings qu'il ouvre et ferme frénétiquement depuis le début de notre conversation. Il n'est pas absolument pas à l'aise. J'observe ses lèvres interdites s'entrouvrir quelques secondes puis se refermer et cela ne fait que confirmer ce que je pensais. Il n'en a absolument rien à faire de moi et il est en train de s'enliser dans ses mensonges. C'en est trop pour moi.

D'un geste rapide, j'abaisse la poignée et ouvre la porte en grand tout en soupirant bruyamment. Je dois agir vite si je veux continuer à faire illusion. Parce que dans moins de cinq minutes je ne serais plus capable de faire croire au monde entier que perdre cet homme ne m'affecte pas. Lorsque mes mots passent la barrière de mes lèvres, j'ai l'impression que quelqu'un prend un malin plaisir à broyer mon cœur lentement mais si violemment que je peine désormais à respirer correctement.

-Ne te fatigues pas Ethan, j'ai bien compris. J'ai été bête, tu en as profité, fin de l'histoire.

Sans que je ne m'y attende, Ethan relève brusquement la tête et ses pupilles en détresse me fusillent du regard. Il referme violemment la porte et fait un pas pour se rapprocher de moi. Je tressaille de peur. Sauf que je n'ai pas peur de lui mais plutôt de moi et de mes réactions déraisonnées ces derniers temps.

-Putain mais t'as rien compris, Candice !

L'homme qui se tient face à moi n'a plus rien du patron impressionnant qu'il était quelques semaines auparavant. Son visage fatigué aux traits tirés me semble las et résigné. Je ne sais pas du tout ce qui se trame dans sa tête mais je dois me protéger. Je n'accepte pas qu'il me manipule. Quand Ethan lève son bras afin de poser sa paume contre ma joue, je ne recule pas. Je reste immobile et je le fixe de mes iris déterminés à lui prouver que son petit jeu ne marche plus.

-Je n'ai pas voulu profiter de toi... je... j'ai... ma vie est compliqué, c'est vrai mais...

Je le regarde fixement se débattre avec des mots qu'il ne veut pas prononcer et j'attends. Ma joue me brûle sous son toucher mais je l'ignore. J'ai trop de respect pour moi-même pour accepter de n'être que le jouet d'un homme, aussi attirant soit-il.

-J'ai aimé tous les moments que nous avons passés ensemble.

Il ne piétine plus mon cœur, il le lacère. Parce que ses yeux me semblent si sincères que je n'arrive plus à démêler les sentiments qu'il fait naitre en moi.

Je n'ai jamais été le genre de fille courageuse qui ose et qui assume tout mais au contact d'Ethan, j'ai appris à penser par moi-même et pour moi-même. C'est sans doute pour cette raison que, sans réfléchir, mon cœur prend la parole. Je ferme les yeux et lui murmure d'une voix basse:

-Dis-moi simplement ce que tu as à m'offrir...

Un long silence pesant laisse résonner mes mots entre nous jusqu'à ce que la main d'Ethan quitte ma joue et qu'il la laisse glisser le long de son torse. Dans un soupir, il me répond :

-Quelques nuits.

Mon cœur meurtri saigne et j'ai mal jusqu'au plus profond de ma chair. J'ai la sensation qu'un millier de petites aiguilles est train de me torturer et j'ai envie de hurler. Parce que je ne suis pas ce genre de fille. Je suis déjà bien trop attachée à l'homme qui se tient à mes côtés mais qui est en train de m'échapper. Je dois accepter la réalité. Mais bon sang, qu'est-ce que ça fait mal ! 

-Je suis désolée, je ne peux pas.

Je remarque que les épaules d'Ethan s'affaissent au moment où il baisse la tête. Il est vaincu. Nous le sommes tous les deux. Et il n'y a plus rien à faire. D'un hochement de tête, il me signifie que tout est terminé. Il ne peut rien m'offrir de plus et je ne peux pas m'en contenter. Fin de l'histoire.

Au moment où il referme doucement la porte derrière lui, le bruit tonitruant de mon cœur déchiqueté qui s'écrase violemment au sol résonne au plus profond de moi. Je tremble et les larmes que je retiens depuis de trop longues minutes ravagent maintenant mon visage.

Je me suis attachée à un homme sans attache, je me suis autorisé à me dévoiler comme je ne l'avais jamais fait auparavant et je me suis leurrée. Cette histoire qui n'en est pas une était destinée à l'échec et nous y voilà.

Mon dos se plaque contre le bois de ma porte et je me laisse glisser jusqu'au sol. Je remonte mes genoux contre ma poitrine et pose ma tête dessus. Sans que je ne puisse les retenir, de bruyants sanglots me submergent et je ne parviens plus à m'oxygéner régulièrement. J'ai l'impression d'étouffer, ensevelie sous une montagne de déception, de souffrance et de mensonges. Mes lèvres libèrent de petits cris de douleurs et je gémis un long moment. Malheureusement, le fait d'extérioriser mes maux ne me soulage pas, bien au contraire. Cela ne fait que les rendre plus réels. Lorsque tous mes gémissements ont avalé le peu de force qu'il me restait, je laisse mes larmes et mes sanglots me bercer et je gis ainsi silencieusement pendant des heures. Plus rien ne m'importe, nous sommes au milieu de la nuit, il fait aussi noir dans mon appartement que dans mon cœur et je pleure.

Je pleure beaucoup. Je pleure très fort. Je pleure longtemps. Et j'ai mal.

Je me réveille en criant et me redresse violemment dans le lit. Le même scénario agite mes nuits depuis qu'Ethan a définitivement refermé la porte de mon appartement et je ne peux m'empêcher de revoir son visage marqué par la résignation se dessiner dès que mes paupières se referment. Alors, comme chaque nuit maintenant, je laisse mes larmes couler silencieusement le long de mes joues et j'allume mon Ipod. Je laisse la musique me calmer et je tente de me rendormir.

Lorsque les premiers rayons du soleil transpercent mes volets, mes paupières papillonnent le temps de me souvenir où je suis. Je me rappelle alors que je me trouve dans la maison de mes parents et que je m'apprête à vivre la pire journée de l'année. Je jette machinalement un coup d'œil à mon réveil qui ne fait que me déprimer encore plus quand je lis 08h43. Cette journée s'annonce longue, très longue.

Au rez-de-chaussée, j'entends mes parents s'activer dans la cuisine et grommeler des mots incompréhensibles d'où je me trouve. Je sais pertinemment qu'ils attendent que je me réveille pour m'embaucher et faire en sorte que tout soit parfait à l'arrivée des invités.

Parfait... un mot qui a bercé mon enfance. Il fallait que ma tenue soit parfaite, que ma coiffure soit parfaite, que mes résultats scolaires soient parfaits, que mes amis sont parfaits, que mes fréquentations soient parfaites, que mon comportement soit parfait... Dans la bouche de mes parents, parfait signifie lisse et conventionnel. Alors imaginez la tête de ma mère lorsqu'elle a rencontré pour la première fois Cassiopée ! Elle m'a tout de suite interdit de la fréquenter mais notre complicité était si forte que je lui ai désobéit pour la première fois de ma vie et je ne le regrette absolument pas. Grâce à elle, j'ai réussi à me construire en tant qu'adulte et à me relever chaque fois que mes parents me mettaient plus bas que terre.

Ce matin, ma meilleure amie me manque énormément. Je ne l'ai pas revue depuis mon anniversaire et j'ai décliné toutes ses invitations la semaine dernière. Elle m'a téléphoné dimanche après mon retour de Londres pour prendre de mes nouvelles et j'étais tellement anéantie que je ne l'ai pas contredit lorsqu'elle a déduit que mon mal être était dû à mon agression. Il m'était impossible de lui parler d'Ethan, la douleur qui imprégnait tout mon être était bien trop vive et par-dessus tout, mon amie m'avait bien mise en garde contre cet homme. Je n'avais pas envie d'entendre ses leçons de moral, j'avais bien trop peur de m'effondrer définitivement.

J'ai donc passé la semaine à refuser les invitations de Cass et de Gabriel qu'elle avait mis au courant. Ils se sont relayés tous les jours pour me proposer des sorties ou simplement de venir me tenir compagnie le soir. Ils se sont montrés très attentionnés et soucieux de mon état et j'avoue que mes maigres tentatives pour les rassurer n'ont pas porté leurs fruits. Comment leur faire croire que tout va bien lorsque je n'en crois moi-même pas un mot ? 

Je ne me suis confiée à personne cette semaine, j'ai simplement mené ma vie comme une automate. Je me levais le cœur lourd, j'allais travailler, je faisais bien attention à ne pas croiser Ethan puis je rentrais chez moi et j'attendais que les heures passent. Je suis également allée à la salle de danse pratiquement tous les soirs, j'avais besoin de laisser mon corps s'exprimer et de me vider la tête. En revanche, j'ai prétexté ne pas me sentir bien jeudi afin de ne pas me retrouver scrutée par le regard inquisiteur de Cass. Je n'ai pratiquement pas prononcé un mot cette semaine, hormis au bureau où je tentais de faire illusion du mieux que je le pouvais.

Chaque fois que je tentais de mettre des mots sur ce que je ressentais, ma gorge nouée et mon estomac retourné me heurtaient si fort que le simple fait de m'exprimer était devenu une torture. C'est ainsi que j'ai enfoui ma souffrance silencieuse au plus profond de mon être et qu'elle est devenue ma plus fidèle compagne ces derniers jours. Je me suis habituée à passer des soirées seules, assourdie par les souvenirs douloureux qui n'ont jamais quitté mon esprit. Mais maintenant que je suis coincée entre ces quatre murs angoissants, je n'ai qu'une envie c'est de passer du temps avec mon amie.

J'attrape mon téléphone et commence à composer son numéro lorsqu'une profonde angoisse s'empare de moi. Mon amie m'a à maintes reprises exprimé ses doutes et ses avertissements envers l'attirance que je ressens pour mon patron. Elle m'a clairement fait comprendre que je me fourvoyais et qu'elle n'approuvait absolument pas mes choix. Je la connais par cœur et je sais très bien qu'elle va me tirer les vers du nez si je l'appelle. Et que se passera-t-il lorsque je lui confesserai que je me suis laissée aller plus que de raison avec le seul homme qu'elle ne tolère pas ? A coup sûr, elle m'enguirlandera pendant de très longues dizaines de minutes sur l'erreur que j'ai commise et son interminable sermon ne m'aidera pas à tourner la page.

Malgré toute l'affection que j'éprouve pour ma meilleure amie, je ne peux m'empêcher de me sentir isolée. Sa réaction lors de mon anniversaire m'a fait froid dans le dos et je réalise aujourd'hui que je n'ai absolument personne avec qui je peux être entièrement moi-même sans être jugée. Je pensais que Cassiopée était cette personne et en réalité, elle l'a toujours été jusqu'à peu mais aujourd'hui je me rends compte que ce n'est plus le cas. Elle fait tout pour me mettre en couple avec Gabriel simplement parce qu'il est le cousin de son petit-ami et ne prend pas en compte mes sentiments. Elle a toujours été assez impulsive et tranchée dans ses décisions mais je n'en ai jamais fait les frais. Il faut croire qu'il y a un début à tout...

Je laisse retomber mon téléphone sur mon lit en soupirant. Je viens à l'instant de comprendre pourquoi je me sens si mal depuis samedi dernier. Je suis tout simplement seule. Depuis que j'ai pris mon indépendance, je n'ai jamais été aussi seule. Avant, ma meilleure amie m'acceptait telle que j'étais et était toujours là pour me soutenir mais ce temps est révolu. J'ai essayé de lui expliquer les sentiments qui naissaient en moi mais elle les a balayés d'un revers de la main. Elle n'a pas cherché à les comprendre, elle est restée focalisée sur l'idée que je dois me consacrer à Gabriel. Elle a décidé pour moi, elle m'a jugée et depuis, je n'ose plus lui ouvrir mon cœur. Parce que la seule fois où j'ai essayé, elle a insinué que la personne que j'étais n'était pas digne d'elle.    

Cette prise de conscience me fait mal, énormément mal. Depuis toute petite, mes parents me façonnent à leur image et me prouvent que celle que je suis réellement ne les satisfait pas. Je me suis toujours protégée en devenant celle que l'on attend de moi et la seule fois où je prends le risque d'assumer mes propres envies et de me laisser aller, la personne la plus chère à mon cœur ne m'accepte pas. Quand j'entends les pas lourds de ma mère qui monte à l'étage pour me sortir du lit, je ravale mon amertume et me compose un sourire de façade. Je dois reprendre le cours de ma vie. J'enfouis alors toutes mes déceptions et mes ressentiments pour laisser la Candice docile et lisse reprendre les rênes de mon âme.

Ma mère ouvre brusquement la porte de ma chambre alors que je suis en train d'essuyer mes larmes.

-Ah ! Tu es réveillée. Prépare-toi, nous t'attendons en bas. Ton père a besoin de toi en cuisine.

Elle s'apprête à refermer la porte derrière elle quand elle se fige tout en scrutant mon visage. Ses sourcils se froncent et sa mine se renfrogne.

-Tu as une tête affreuse ! Fais-moi le plaisir de camoufler tout cela, aujourd'hui est un jour de fête et je ne veux pas que tu le gâches.

Telle une tornade, elle claque la porte derrière elle et me laisse seule, comme toujours.

09h12, première attaque. Allez Candice, tu peux le faire. Tu as l'habitude de ce genre de journée. Blinde-toi et pars les affronter, ce cauchemar se terminera demain quand tu rentreras chez toi.

Quand je descends les escaliers pour rejoindre mon père, je suis apprêtée telle une petite fille modèle et mon maquillage parfait dissimule la douleur qui me détruit à petit feu depuis sept jours. Je plaque un discret sourire sur mon visage et souffle longuement. Je peux le faire.

Il est midi et je viens de passer plus de deux heures et demi aux côtés de mon père. Je l'ai assisté aux fourneaux afin de peaufiner sa traditionnelle recette et comme toutes les années, j'ai eu droit à son monologue moralisateur. Cette année, il a choisi de me reprocher mon célibat. Me croirez-vous si je vous dis que le trou béant qui orne ma poitrine ne fait que s'agrandir à chaque minute qui passe ? Selon lui, le fait que je sois inintéressante rebute les hommes et je devrais sérieusement songer à perfectionner mes bonnes manières afin de trouver un bon mari. Je l'ai laissé parler et j'ai essayé d'esquiver toutes ses attaques personnelles, en vain. Malgré ma détermination, chacune de ses phrases m'a atteint en plein cœur. Je me dirige vers le buffet que ma mère a préparé et je me sers un verre de vin blanc. Je pense l'avoir bien mérité, celui-ci !

-Veux-tu bien poser ce verre Candice ! Combien de fois dois-je te répéter qu'une fille de bonne famille ne boit pas d'alcool ?!

Je retiens un long soupir d'exaspération et pose gentiment mon verre quand j'entends mon prénom résonner chaleureusement dans le grand hall d'entrée de cette maison si froide et impersonnelle. Mon cœur meurtri s'apaise immédiatement à l'entente de cette voix et je cours serrer ma tante dans mes bras.

-Olivia ! Si tu savais comme je suis contente de te voir !

Ma tante est certes la sœur de mon père mais elle est avant tout son exact opposé. C'est une belle femme d'une quarantaine d'années qui respire la joie de vivre et qui a l'esprit taquin et moderne. D'aussi loin que je m'en souvienne, elle a toujours été là pour me soutenir lors de nos interminables repas de famille. Je ne la vois pas très souvent mais c'est un bonheur à chaque fois de partager quelques heures à ses côtés. Au moment où elle se détache de moi pour me regarder de la tête aux pieds avec un regard ému, mes peines s'allègent instantanément.

-Comme tu es belle ma jolie nièce ! On a du temps à rattraper, suis-moi.

Elle m'agrippe le bras et m'emmène dans le salon. Nous nous asseyons sur le canapé et elle commence à me bombarder de questions.

-Alors raconte-moi tout ! Qu'est-ce que tu deviens ? Ton travail se passe bien ? Je suppose que tu dois faire tourner la tête de tous les hommes avec un si joli visage ! Et comment va ton amie ? Tu sais, la blonde rigolote ?

Je ris de bon cœur avant de lui répondre.

-Je vais bien, mon travail se passe bien et mon amie va très bien !

Je n'ai pas la tête à lui raconter mes soucis, j'ai simplement envie de prétendre que tout va bien pour une journée au moins. Mais ma tante me connait bien et elle n'est pas dupe.

-On en rediscutera un peu plus tard quand nous serons tranquilles.

Alors qu'elle m'envoie un clin d'œil complice, ma très chère mère entre en trombe dans le salon pour me sermonner de nouveau.

-Candice, enfin je te trouve ! N'as-tu donc rien d'autre à faire que de rester ici à discuter ? Ton père court dans tous les sens en cuisine et il comptait sur ton aide mais je vois avec peine que malgré les années, nous ne pouvons toujours pas compter sur toi.

Deuxième attaque. Ses mots sont toujours aussi blessants mais je refuse de le lui montrer. Alors je me lève sagement et je lui réponds calmement, malgré la tornade qui commence à comprimer tout mon être à l'intérieur de moi.

-Ne t'en fais pas maman, je vais aider papa.

En m'éloignant, je distingue la voix de ma tante reprochant son manque de gentillesse à ma mère qui l'ignore royalement. Alors que je suis les consignes quasi militaires de mon père, j'entends que ma grand-mère maternelle fait son apparition. Notre belle et douce famille est donc réunie au grand complet ! Que cette charmante journée de torture commence !

Nous nous installons tous à table et ma grand-mère récite le bénédicité. Nous l'écoutons sagement puis ma mère commence à nous servir. Les plats ont tous l'air plus appétissants les uns que les autres mais j'ai toujours l'estomac aussi noué et j'ai l'impression que je vais vomir sur la table si un de ces aliments tente de passer la barrière de mes lèvres. Je fais alors diversion en entamant une discussion légère avec Olivia qui est assise à ma droite mais cette dernière voit clair dans mon jeu. Elle se penche alors vers moi pour me chuchoter à l'oreille :

-Pourquoi ne manges-tu pas ?

-Je n'ai pas très faim, ne t'inquiètes pas.

Je tente d'être le plus convaincante possible mais le poids qui comprime mon cœur est beaucoup trop important.

-Candice, je te trouve très mince. Même trop mince. Tu es sure que tu n'as pas des soucis ? Je sais que tes parents te mènent la vie dure et que leur méchanceté te coupe l'appétit mais il est grand temps que tout cela ne cesse, tu ne crois pas ?

-Ne dis rien s'il te plait. Je n'ai pas envie d'être accusée d'avoir gâché leur Noël. J'ai l'habitude, ne t'en fais pas.

Ma tante me lance un regard désapprobateur mais elle respecte ma demande. Je remarque le regard noir de ma mère qui me reproche silencieusement de faire des messes basses à table et je lui réponds d'un doux sourire. Afin d'alléger l'atmosphère pesante qui s'est déjà invitée alors que nous n'en sommes qu'aux mises en bouche, je me tourne vers mon père pour le féliciter.

-Tout ce que tu as préparé est absolument délicieux papa.

Je ne sais pas du tout de quoi je suis en train de parler puisque je n'ai encore rien avalé mais j'espère lui faire plaisir, lui qui a passé tant de temps derrière les fourneaux.

-En tout cas, ce n'est pas grâce à toi. Cette année encore, il a fallu que je garde un œil sur tous tes gestes si je ne voulais pas que tout soit gâché !

Troisième attaque. J'inspire calmement afin de ne pas m'effondrer devant eux mais ma volonté est mise à rude épreuve aujourd'hui.

-Candice, nous avons longuement discuté avec ton père et nous pensons qu'il serait grand temps pour toi de prendre des cours.

Je ne comprends absolument pas de quoi ma mère est train de parler et je la dévisage comme si elle parlait chinois.

-Des cours ? Mais des cours de quoi ?

-Des cours de bonnes manières, pardi ! J'en ai déjà parlé à une de mes amies et elle est d'accord pour t'enseigner son...

-Non !

J'ai crié mais c'en est trop. Mes parents me regardent avec des yeux ronds comme des billes et je devine en cet instant que je n'aurais jamais dû me laisser emporter.

-Tu vois, c'est exactement de cela que je suis en train de parler. Comment oses-tu me couper la parole et hausser ainsi le ton envers ta propre mère. Une petite mise au point ne te ferait certainement pas de mal, me lâche ma mère sur un ton sec et froid.

-Candice, je t'interdis de parler à ta mère sur ce ton ! Ne te rends-tu pas compte que nous avons sacrifié énormément de choses pour t'élever ? Tu devrais plutôt nous remercier de te porter tant d'attention au lieu de te comporter en petite fille ingrate. Tu n'as jamais su faire que ça de toute façon...

Enième attaque. Je ne sais plus si je dois rester à table et baisser la tête ou me lever en hurlant et quitter définitivement cette maison. Heureusement, j'ai à ma droite ma plus fidèle alliée.

-Non mais ça ne va pas ? Quel est ce procès que vous êtes en train de faire ? Candice n'a rien demandé et comme d'habitude vous vous acharnez sur elle ! Laissez-la un peu tranquille.     

Ma tante est une des seules personnes qui peut tenir tête à mes parents et j'ai beaucoup de chance qu'elle me comprenne. Car il faut bien avouer que je me sens très souvent seule dans ce genre de situation. Comme toujours, je serre les poings, baisse la tête et essaie d'oublier à quel point mes parents me méprisent. Mais c'était sans compter sur ma grand-mère, qui n'a jamais été très chaleureuse à mon égard.

-Est-ce que pour une fois, il serait possible de manger tranquillement notre repas de Noël sans qu'il ne soit gâché par Candice ?

Ses mots claquent dans l'air et fissurent encore plus mon cœur fragilisé par ces derniers jours de souffrance. Ne serais-je donc jamais à la hauteur de leurs attentes ? Une larme amère coule silencieusement le long de ma joue et je me force à calmer ma respiration avant de faire une crise devant ceux qui n'attendent que ça. Je rassemble alors toutes mes forces pour m'enfermer dans ma bulle et ne plus entendre leurs voix stridentes me faire des reproches. Je passe ainsi tout le repas à mâchouiller quelques bouchées trop difficiles à avaler et à m'évader en pensées. Je rêve de destinations lointaines, de soleil, de baignades et de moments suspendus. Ces élucubrations m'aident à tenir et quand je me reconnecte au monde réel, je réalise qu'il nous allons boire le café.

Rappelée à l'ordre par ma mère, je m'empresse de filer en cuisine pour faire la vaisselle et préparer les mignardises. Au moment où je regagne le salon avec la cafetière et les tasses en main, je me prends les pieds dans le sac à main d'Olivia qui traine par terre et je trébuche lamentablement devant tous ceux qui me dédaignent. Quatre paires d'yeux se posent sur moi mais seule ma tante accourt pour m'aider à me relever. Je contemple alors le désastre que je viens de provoquer : ma robe noire et rouge est recouverte de tâches de café, le service en porcelaine de ma mère est en mille morceaux à mes pieds et le sac de ma tante est imbibé de liquide brun. De nerf, je sens les larmes me monter aux yeux et j'ai toute la peine du monde à les contenir. Je me sens humiliée et par-dessus tout, je me sens de trop. Je n'ai jamais été à ma place dans cette maison mais j'ai toujours réussi à prétendre le contraire. Aujourd'hui, je n'y arrive tout simplement plus.

-Candice ! Mon service !

La voix suraigüe et stridente de ma mère résonne dans cette immense pièce dans laquelle je me sens plus étriquée que jamais.

-Tu n'es vraiment bonne à rien ! Même servir cinq tasses de café est une action trop compliquée pour toi ! Tu devrais avoir honte d'avoir abimé mon beau service.

Mon père s'approche de moi en pointant son index dans ma direction puis ses lèvres s'entrouvrent pour me déverser son venin.

-J'ai honte pour toi ma pauvre fille. Tu passes ton temps à te donner en spectacle et à nous prouver que tu ne vaux pas mieux que ce que nous pensons. Tous les ans, j'espère désespérément que tu arriveras à te reprendre en main mais malheureusement, mes prières ne sont pas entendues.

-Comment veux-tu te trouver un mari si tu agis comme une empotée ? me lance ironiquement ma grand-mère. Un lourd silence s'installe pendant que je lutte de toutes mes forces pour ne pas m'écrouler devant leurs yeux. Ne me dis pas que tu es de ce genre de femmes qui fricotent avec... d'autres... femmes ?

Elle a prononcé ces mots avec un tel dégoût que j'ai presque envie de lui faire croire que je suis lesbienne juste pour lui provoquer une attaque cardiaque. J'inspire très longuement afin de contenir la rage qui commence à s'accumuler dans mes veines mais ceci représente un effort de plus en plus insurmontable.

-Pourquoi ne réponds-tu pas Candice ? m'interroge ma mère la voix tremblante.

-Candice ! Je t'interdis de tomber dans ce genre de déviance ! me hurle mon père.

Sa voix grave et sèche me cloue sur place. J'ai toujours su que mes parents étaient de fervents catholiques, attachés aux traditions et aux valeurs conservatrices mais les voir me renier pour de simples soupçons à propos de ma sexualité me fait bien plus de mal que ce que j'aurais pensé. Quoi qu'il arrive, je ne serai jamais assez bien pour eux mais ils seront toujours là pour me détruire. Je n'arrive même plus à leur répondre, je sais d'avance qu'aucun mot ne trouvera grâce à leurs yeux. Mon regard se perd maintenant sur les trois étrangers qui me font face et je n'ai plus qu'une idée en tête, abréger cette torture que représente cette journée.

-Quand tu me regardes avec ces yeux, j'ai l'impression de voir ton père, me crache ma grand-mère.

Ces mots sont à priori neutres mais la virulence avec laquelle elle me les a envoyés au visage me fige sur place. Pourquoi me dit-elle cela ? Qu'a-t-elle contre mon père ?

-Maman ! hurle ma mère à l'encontre de ma grand-mère.

La scène qui se déroule sous mes yeux est apocalyptique. Ma mère est en train d'invectiver ma grand-mère qui garde les yeux rivés au sol, toute gênée par ce qu'elle a pu dire. Mon père quant à lui semble véritablement blessé et préfère quitter le salon. Enfin, ma tante se tient toujours à mes côtés et elle ne semble pas comprendre ce qui se trame. Au moins, nous sommes deux ! Quand ma mère réalise que mon père est parti, elle se retourne vers moi et libère tout le dégoût qu'elle me porte.

-Tu es fière de toi ? Tu as encore tout gâché, tu ne sais faire que ça de toute façon.

C'en est trop. Beaucoup trop. Je n'ai rien fait pour mériter un tel mépris. Les larmes que je retiens depuis bien trop longtemps dévalent maintenant mes joues telles des torrents bien décidés à m'engloutir. Je quitte alors précipitamment cette pièce remplie d'animosité et de rancœur et rejoins ma chambre. Je rassemble frénétiquement mes affaires, les fourre dans le premier sac que je trouve et enfile mon manteau. Au moment où je passe la porte de cet antre de la haine, une profonde vague de soulagement me submerge. Cependant, mes larmes coulent toujours, mon corps est parcouru de spasmes et mon cœur saigne comme jamais auparavant. Je suis définitivement seule.

Je marche alors de longues minutes dans le froid de ce mois de décembre. Hier, je suis arrivée en bus car il était prévu qu'Olivia me raccompagne demain et que nous passions la journée ensemble. Mais je n'ai plus la force de passer ne serait-ce qu'une minute supplémentaire avec mes géniteurs. J'attrape mon téléphone et pianote rapidement un message d'excuse que j'envoie à ma tante.

Je déambule sur le bord de la route depuis un long moment maintenant. Je commence à avoir très froid, d'autant plus que la nuit est tombée. Je n'arrive pas à arrêter de pleurer, je suis exténuée par toutes mes nuits blanches et je ne tiens pratiquement plus sur mes jambes. Je ne me souviens plus de la dernière fois où j'ai avalé un repas digne de ce nom et mes dernières forces commencent à s'amenuiser. Je m'arrête alors près d'un banc tout en me demandant ce que je vais bien pouvoir faire. Nous sommes le 25 décembre, il est plus de 17h30, je suis au bord d'une route nationale faiblement éclairée et je n'ai pas la force de parcourir la vingtaine de kilomètres qui me séparent de mon appartement.

Je me sens si mal, j'aimerais tant avoir un ami sur l'épaule duquel je pourrais trouver un peu de réconfort. Mais je suis définitivement seule et je ne peux appeler personne. Je n'ai aucune envie que mes copines me découvrent dans cet état, elles me poseraient trop de questions auxquelles je ne peux pas répondre. Olivia insistera pour me ramener chez mes parents afin d'apaiser la situation et cette possibilité est absolument inenvisageable. Cassiopée, quant à elle, est dans le sud pour festoyer avec sa mère. Je dois me rendre à l'évidence : je suis seule. Je l'ai toujours été et je le serai à jamais.

De douloureux sanglots prennent possession de mon corps. Ma vie est tellement pathétique que je n'ai personne à appeler ! La rage qui bouillonne en moi s'exprime enfin quand pour la première fois de ma vie je me mets à hurler. Je crie très fort, très longtemps. Je vocifère tout ce que je n'ai jamais dit à ma mère, à mon père, à mes proches et à mon amie.

Quand j'ai épuisé toutes mes forces, je m'avachis sur ce banc froid et je sanglote en silence. Je me suis libérée de tout ce que je retenais depuis si longtemps mais au lieu de me sentir soulagée, je me sens vide. Juste vide. Et seule. Je ferme les yeux et c'est alors que se dessine son visage sous mes paupières.

Je prends conscience qu'il est le seul qui pourra me venir en aide ce soir et que j'ai besoin de son réconfort pour surmonter cette épreuve. Alors malgré toute la gêne que je ressens, je compose rapidement son numéro avant de changer d'avis. Les tonalités s'enchainent et mon cœur se déchaine. S'il refuse, j'aurais épuisé toutes mes ressources. Et je devrais rentrer chez mes parents. Je prie intérieurement pour qu'il décroche et se montre compréhensif.

-Allo ? Joyeux noël Candice !

-....

Ma gorge est tellement nouée que je suis incapable de prononcer le moindre mot. Je sais que je dois parler, lui demander de venir, lui expliquer la situation mais je n'y arrive tout simplement pas.

-Candice ? Tu vas bien ?

Je crois qu'il a entendu mes sanglots mais je n'en suis pas sûre. Je dois le rassurer. Je dois parler.

-Candice, où es-tu ?

La panique qui transperce dans sa voix me vrille le cœur. Il tient à moi, il s'inquiète pour moi, je l'entends clairement. Et cette simple idée réchauffe mon âme bien trop meurtrie aujourd'hui.

-Je...

Au moment où j'essaie de parler, une pluie torrentielle s'abat sur moi. Cette intervention météorologique finit de m'achever. Le bruit de la pluie se mêle à mes sanglots spasmodiques et je ne peux continuer ma phrase.

-Candice, dis-moi où tu es, je viens te chercher.

Sa voix est ferme mais il ne peut cacher son anxiété. Je ressens un intense soulagement lorsqu'il prononce ces quelques mots salvateurs. N'arrivant toujours pas à me calmer, je raccroche puis lui envoie un message pour lui expliquer où je me trouve.

Je laisse la pluie ruisseler sur mon corps tandis que mes larmes se tarissent. Mon cauchemar prend fin, je ne suis plus seule. Il arrive. Il va m'aider, il le faut. J'ai juste besoin que quelqu'un me rappelle que moi aussi, je digne d'être aimée.

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