8. La Déception (2)

Cet après-midi, Yohri m'a présenté à quelques-uns de ses camarades pour une virée dans les quartiers commerciaux, près du Château. Certains ont provisoirement mis la clé sous la porte, comme pour nous rappeler l'impossibilité de fuir la crise qui ravage le pays. En ressortirions-nous seulement vivants ?

Papa en ressortira-t-il vivant ?

Voilà quatorze jours que Laurane l'a brisé, et il se décompose pore par pore dans notre appartement suffocant. D'après Margaret, il me quittera dans moins d'une semaine et je manque toujours d'un cœurtex vide à lui donner. Celui d'Yohri mettra entre vingt-quatre et quarante-huit heures pour se dessaigner. Je ne peux pas attendre la date butoir.

Depuis notre premier baiser, l'homme ne passe pas une minute sans me bécoter, et chaque fois, des frissons morbides me paralysent, mon estomac s'en retourne, une pluie d'acide s'abat sur mon cœurtex, et elle ne cesse pas. Il se vante d'avoir trouvé « la plus belle », « la plus intelligente », et devant ses amis, sa crânerie s'oppose aux larmes qu'il a lâchées lorsque je lui ai « avoué » mes sentiments. Pour arrêter cette torture au plus vite, je dois agir.

Je dormirai avec lui.

Ce soir.

Yan, Evalyn et Oriane l'ignorent. Ils n'ont pas besoin de le savoir. En tant qu'adulte, Yohri invite qui il veut.

Et il veut m'inviter.

À vingt-trois heures et quelques, nous arrivons dans le jardin des Malkez. À vingt-trois heures trente, nous nous asseyons sur son lit. À minuit, je me rafraîchis dans la salle de bain, le cœur battant.

Contrairement à mes vêtements, l'atmosphère s'est alourdie. Trempé et penché sur l'évier, mon reflet me dévisage. Les perles multicolores de mon crop-top coulent sur ma poitrine et mon ventre. Grâce au cachet que j'ai avalé quelques minutes plus tôt, mes veines, de mon cou à mes bras, se parent de ces mêmes teintes lumineuses — pour la nuit la plus sombre de ma vie, j'en montrerai à Yohri de toutes les couleurs.

Je vais enterrer mon estime de soi...

... mais au moins, je le ferai en ressemblant à une déesse.

Dans la chambre de l'homme, sa peau respire, les abdominaux alunés. À ma vue, il tressaute, et balbutie une excuse en se frottant le torse sculpté. Il bondit pour extirper une chemisette du compartiment de rangement au plafond.

— Qui dort encore en pyjama, de nos jours ? le nargué-je.

Je contiens un soupir à chacune de mes paroles. Pourvu que cette pièce de théâtre trouve son épilogue cette nuit — ce rôle me ronge la peau. Son corps se développe dans la pénombre, plus imposant que dans mes souvenirs. Bras épais, jambes aussi sèches que ses lèvres... et il colle ces dernières aux miennes. Il m'oblige à respirer son haleine. Son sourire libère ses dents, qui m'écrasent les commissures.

— Tu es sûre que tu es d'accord ?

— Non. Je le veux. Je te veux, grincé-je.

Sonnais-je confiante ?

Mâchoire de fer, joues d'aluminium, Yohri m'admire, baigné dans les timides lumières que soufflent les lampadaires. Indéchiffrable, tel une page de hiéroglyphes. J'avais cru le cerner, pourtant, mes émotions se livrent une guerre sans merci dans mon cœurtex. Si je ne peux les identifier et les dompter, je n'ai aucune chance de faire de même pour celles d'Yohri.

Il m'embrasse de nouveau, de ses lèvres, de ses doigts, qui glissent entre mes épaules et mes hanches. Son toucher chaud me donne des sueurs froides ; mes membres ne tressaillent pas de désir, mais de dégoût. Mon expérience devrait me faciliter la tâche, bien plus que je n'oserais l'avouer. Toutefois, le fond de cette Mission, en réalité crime, me fissure. Je me tortille tel un ver de terre en espérant débloquer mon cœur tordu.

Bordel.

           Pas de raison de rebrousser chemin.

          Prendre son avenir en main.

Je lui tire le poignet jusque sous la couette. Nos corps rougissent, le sien réchauffé par un feu de cheminée, le mien balafré de mutilations. Ils se frottent l'un l'autre. L'ECO s'agrippe à mon cœurtex. Je m'agrippe à lui. Je dois jouer. Je dois m'aventurer.

Je dois dominer.

          Un...

Son sourire charmeur m'encourage. Mes doigts s'enfoncent dans ses hanches de béton. Il a tout pour plaire. Pourquoi s'est-il amouraché de moi ?

         Deux...

Les fluides coulent, je nage dans un marécage. Son souffle humide purge ma libido. Ses mains pataugent près de mes sous-vêtements.

— Je pourrais brûler avec tout ce que je ressens pour toi, chuchote-t-il.

Beurk.

Mon crâne plonge dans son torse. Un réflexe pour lui cacher mes véritables états d'âme. « Pourrais » ? Il brûle déjà! Ses ailes de cire fondent et s'égouttent au fil des secondes qu'il passe en ma compagnie. Essaie-t-il de me déstabiliser, avec ses expressions de romantique du dimanche ? Désolé, Satan. Tu m'auras pas aujourd'hui.

           ... Trois!

Mes paupières se fracassent contre mes cernes. Ma main plonge dans son caleçon comme dans un trou à rats infesté d'araignées. Ce qu'il y cache grouille de vermicelles, accapare mes doigts. Des vagues de culpabilité me concassent le dos. Elle m'imbibe de malsanité, d'immoralité.

Il bande comme un cerf.

Dans quelle pétaudière me suis-je fourrée ?

Papa.

Pense à papa.            Non, merde — pense à un gars sexy.

             Yohri.

Non, non, non... !

                      Nettoie ton cerveau.

          Et profite.

Non.

Impossible.

Je n'ai qu'à subir mes propres choix.

Il me manipule comme une marionnette. Physiquement. Sans se douter que je le manipule. Mentalement.

Cette histoire s'achèvera bientôt.

Notre relation s'achèvera bientôt.

Je soupire une dernière fois et m'engouffre dans les méandres de mon âme.


                      Et j'inspire.

          Yeux ouverts.

Étalée sur le matelas, joue contre un oreiller recouvert de bave.

Ma peau moite colle au drap. Yohri dort à poings fermés.

Enfin !

Quelle nuit horrible. Merci à mes chromosomes de m'autoriser à faire semblant. Sinon, j'aurais été foutue. Pas une once de plaisir ne m'a fait vibrer.

Que faire, maintenant ?

Si je le veux, je peux m'engager dans une course à pied longue de plusieurs heures — je ne m'endormirai pas de sitôt. La saleté enfouie sous ma peau me démange, je m'agite. Sous la couette, son cœurtex d'or rejette le peu de lumière qu'il peut absorber.

Il a atteint l'apogée. Je dois le briser.

Comment ?

J'avais tout prévu jusque-là. J'avais mon objectif en tête, mais l'élaboration de mon plan s'était arrêté à cette nuit-là.

Pour les détruire, lui et cet objet...

Je dois penser comme une Absinthe.

           Pour une bonne cause. Pour papa.

Je n'en suis pas une. Je souhaite seulement le sauver.

            Alors...

Je suis égoïste.

Inconvenante.

Sans-cœur.

Lâche.

Pitoyable.

Monstrueuse.

Égocentrique.

De l'air. S'il vous plaît.

À pas de loup, je me glisse hors de la couette, enfile mes vêtements qui traînent çà et là, et me réfugie dans sa luxueuse salle de bain pour m'asperger d'un peu d'eau, de quoi me rafraîchir les idées. Je n'ose plus me regarder dans les yeux. Ma peau rougeoyante et mes cheveux ébouriffés parlent d'eux même. Ma détermination m'a souillée... mais c'est pour papa.

Comment briser ce cœurtex en m'assurant qu'il reste réparable ? Comment le voler ? Yohi m'en empêchera, et suite à ce rappel détaillé de sa musculature, je ne suis pas sûre d'être en mesure de l'affronter en face à face.

         Sans-coeur.

         Égoïste.

         Oui...

         Comme Laurane a brisé papa.

Pour l'imiter, je dirai à Yohri tout haut ce que je pense tout bas — et même ce que je ne pense pas, ainsi que ce que les autres pensent. Je lui vomirai des mots horribles, et ce sera le coup de grâce. Toutefois, de telles immondices ne s'improvisent pas. J'ai donc de quoi m'occuper jusqu'à ce qu'il se lève.

J'inspire une grande bouffée d'air et reviens dans sa chambre. Je dois être là quand il —

sera réveillé.

            Il est réveillé.

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