7. Le Masque (2)
Le visage de la forgeuse cordiale se perd entre dépit et soulagement. Je ne peux pas l'abandonner. La relation fusionnelle qu'Yohri entretient avec son père me donne soif de tendresse familière et je n'ai pas traité la vieille dame comme il se doit. M'excuser et la garder dans la confidence m'allégerait les épaules.
Les pattes-d'oie déformées par des heures de labeur, elle contemple le vide qui épouse le torse de papa.
- As-tu ramené le cœurtex de remplacement ? J'ai oublié de te le demander, la dernière fois. J'ai jugé bon de le désactiver, car ton père ne sort plus, et d'autres personnes en ont besoin pour accéder à certains lieux publics.
- Je l'ai détruit.
Voilà qui commence mal. La déception dans ses yeux en amande me rapetisse, m'écrase. J'enchaîne les malheurs, je perds son respect par grosses gouttes qui me coincent la gorge ; je tousse ma honte. Le collier que je lui ai rendu a disparu de l'établi. L'a-t-elle jeté ou rangé ?
- J'espère avoir mal entendu, Vanadis.
- J'ai pété un câble. Je l'ai balancé contre un mur et il s'est brisé. Mais mon coeurtex a tenté de m'en empêcher... ou autre chose. Je crois que j'ai encore une chance.
- De ?
- Pas devenir Absinthe.
Le comptoir crée un fossé entre nous, creusé par l'absence de réconfort que j'ai l'habitude de recevoir ici. La voix frêle de Margaret s'épuise, elle se tue à continuer la discussion :
- De quoi parles-tu ?
- Le Dieu auquel tu crois. Peut-être... qu'il existe. Qu'il me protège.
- Non. Soracle n'interfère pas avec la technologie. Pourquoi deviendrais-tu Absinthe ? Est-ce en rapport avec ce que tu m'as demandé la dernière fois ?
- Non, me renfermé-je. Je suis pas venue ici pour ça. J'ai besoin de savoir combien de temps il reste avant qu'il meure. Après, je te demande plus rien, je te le promets.
Margaret contourne son établi et plus rien ne nous sépare. Ses lunettes concassent son nez tel du plomb et tirent son visage vers le bas. La pauvre dame tangue au bord d'un précipice infernal.
« Je ne suis pas sûre d'en survivre. »
Ces aveux. Sa fatigue. Ils me giflent. J'ai tenté de la pousser de cette falaise... pourquoi ?
- Je suis désolée. Tu mérites pas tout ça.
- Ne t'excuse pas, souffle-t-elle en emmenant papa plus loin. Je serai toujours heureuse de te venir en aide.
Près de la vitrine, elle déterre des coffres et en sort des ustensiles médicaux. Ses talents se comptent par milliers. Elle n'a pas besoin de cœurtex pour diagnostiquer ses patients.
- Personne ne nous entend, d'ici ? m'assuré-je, me rapprochant à pas de renards.
- Non, hormis ton père.
- Non. Il nous entend pas. Plus maintenant. Écoute, faut que je te dise quelque chose. J'ai peut-être trouvé un moyen de le sauver.
Ses bras, recouverts de perles et de henné, se bloquent, thermomètre en main.
- Que veux-tu dire ?
- Je peux pas rentrer dans les détails, mais... j'ai besoin de soutien, de quelqu'un qui soit là si j'ai besoin d'aide, et...
- Tu ne comptes pas briser le cœurtex d'un innocent, si ?
- Quoi ? Non... Non.
Pourquoi ?
Pourquoi mens-je encore ?
Pourquoi, à chaque seconde qui passe, me hais-je un peu plus ?
- Dis-moi la vérité, réplique-t-elle.
- La vérité ?
Un rire, bref, incontrôlable, me coupe la parole.
- Je n'abandonnerai jamais papa, voilà la vérité. Si je peux le sauver, je le fais, quitte à me sacrifier.
Remplies d'expérience, ses pupilles divaguent et m'explorent, s'arrêtent un long moment sur mon cœurtex fragile, puis affrontent mon regard, sans doute terrifié. Son autorité peut être implacable.
- Puis-je encore te faire changer d'avis ?
- Si tu avais pu sauver Umbra, tu l'aurais fait ?
Tout son aplomb se découpe en lamelle de chagrins. Même si je ne l'avais que peu connue, prononcer le prénom de cette femme, sa fille, victime d'une tragédie, me demande une force inouïe, car le visage de la forgeuse tombe en miettes à chaque fois. Au fond, elle me voit en elle. En m'aidant, elle l'aide, je le sais. Pourtant, elle repose une main sur papa et ses traits se raffermissent.
- Bien sûr que oui. Et si j'avais pu la venger, je l'aurais fait aussi. Crois-le ou non, je n'ai jamais obtenu ce que je voulais. Du moins, pas encore, d'une certaine manière.
Le sens de ces sombres mots m'échappe. De souvenir, nous n'avons jamais pu mettre de nom sur le responsable - selon elle. Cette pauvre grand-mère a toujours réfuté l'hypothèse de l'accident. Je la comprends, en soi, maintenant que cette sensation d'injustice me ravage à mon tour. Me comprend-elle aussi ?
- Alors, est-ce que tu peux... je sais pas, accepter de pas m'abandonner ? J'ai plus personne. J'ai besoin d'un pilier, quelque chose.
- Je crains ne rien pouvoir te promettre, ma petite. Cependant, oui... oui, bien sûr que je t'accueillerai ici, comme à jamais. J'ai simplement l'impression que par là, tu me demandes autre chose. Quelque chose sur lequel je ne peux pas t'aider. Tu t'apprêtes à enfreindre la loi et je ne peux pas m'y risquer.
Une petite infraction n'a rien de dramatique, si ?
Un soupir m'échappe. Voilà que j'essaie de me convaincre, car elle m'analyse trop bien, et que ma Mission gagne en gravité lorsqu'elle en parle.
- On est d'accord que les ECOs peuvent récupérer un cœurtex en cas d'accident, non ?
- Pardon ?
Ses pupilles s'écarquillent et elle flanche sur une planche de parquet grinçante, comme si elle venait de voir un Absinthe, ou un fantôme.
- C'est pour quelqu'un d'autre, rectifié-je. Oriane. Tu... tu as peur de moi ?
Je balbutie cette question. Je ne peux me permettre de douter. Margaret a reculé par crainte. Mes mains... Elles sont plongées dans mon veston, où repose mon canif. L'avait-elle...
Non...
Je ne suis pas un monstre. Que lui arrive-t-il ?
- T'attaques-tu aux ECOs ? halète-t-elle.
- Mais quoi ? Je veux juste éviter de revivre ce qui est arrivé avec papy... avec Léon ! Je me suis fait une promesse, le jour où j'ai vu son corps, dans cette mare de sang, et pour lui, je me dois de m'y tenir. Mais si tu ne veux plus me voir, je comprendrai. T'as plus confiance en moi.
- Vanadis, tu serais choquée d'apprendre que les ECOs m'ont dans leur ligne de mire depuis bien longtemps.
Un long soupir plus tard, Margaret se ressaisit et reprend son analyse comme si de rien n'était. Son cœurtex brille tel le soleil - pourquoi une institution pareille voudrait-elle l'attaquer ?
- T'en fais partie, pourtant. Qu'est-ce que tu racontes ?
- Disons que depuis l'assassinat d'Umbra au Château, et depuis que l'enquête s'est soldée par un simple accident de sa part, je ne leur fais plus confiance. Ils le savent. Umbra... cette fille était un prodige. Elle n'aurait pas laissé une bombe lui exploser à la figure.
Cette lourde pensée m'étouffe. Je m'échappe de la rancune de la forgeuse et erre à travers les feuilles tropicales qui pendent au plafond. M'éloigner n'est peut-être pas judicieux. Elle aurait apprécié un câlin, voire un mot de consolation, mais je peine à affûter mon point de vue sur cette affaire. Elle range son matériel.
- Qu'importe ce que tu comptes faire, il te reste moins de deux semaines. Il ne tiendra pas plus longtemps. Mais je t'en supplie, ne mêle pas d'autres innocents à tout ça. Ne deviens pas comme ta mère.
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