5. L'Art-Terre (2)
« Tout va bien ? »
« Jeune fille, il y a plus confortable que le pavé pour se reposer. »
Les passants m'interpellent sans considération pour ce que j'endure. Quelques ECOs hésitent à lier leur cœurtex au mien pour m'offrir des crédits.
Je n'ai pourtant pas l'air si pouilleuse, si ?
Je ne suis pas en train de rendre obsolètes ces années d'efforts à apprendre à m'aimer, si ?
Une main honteuse écarte mes cheveux décoiffés. Elle en arrache un ou deux, et un picotement me tiraille le crâne. Ma coloration rouge s'estompe. Je ressemble à Laurane.
Physiquement.
Peut-être mentalement.
Les brindilles d'orange brûlée nagent entre mes doigts, illuminés par le dessin holographique d'une graine qui dévale un bâtiment. Une publicité, ou...
« Le bonheur est une graine que tout le monde peut faire germer. »
« Propager le bonheur, c'est en recevoir. »
« Faire une bonne action donne l'ordre à votre cœurtex de produire de l'ocytocine. »
« Pratiquer la gratitude, celui de produire de la sérotonine. »
« Rendre heureux, c'est être heureux. »
« C'est scientifiquement prouvé : plus l'homme est heureux, plus il est productif ; et plus il est productif, plus il atteint ses objectifs, dans le travail comme dans l'intimité. Fêter ses petites victoires donne l'ordre à votre cœurtex de produire de la dopamine. »
« Vous avez de la chance : les hormones du bonheur n'attendent que votre bonté et votre altruisme. Souriez, vous êtes aimés. Ceci est un message du Bureau Cordial de l'Art-Terre. »
Est-ce seulement si simple, en période de crise, lorsque vos proches se balancent à quelques mètres d'un précipice mortel ? Le Bureau devrait plutôt s'atteler à la résolution du problème, car en attendant, je me mets en tête d'imiter la personne que je méprise le plus au monde, et d'autres Yernas, sans doute, souffrent et affrontent leurs démons autant que moi. Résultat, je n'ose plus rendre visite à Margaret. Je ne lui ai pas laissé de nouvelles depuis notre dernière rencontre. Elle doit s'en mordre les doigts.
Et ce dégoût envers ma propre personne m'irrite d'autant plus que je m'apprête à la voir dans l'unique but de lui soutirer des informations, comme si je la considérais comme une moins que rien.
Tu parles d'une fille modèle.
Les derniers messages d'Oriane, surnommée « chrysanthème » dans mon répertoire, réapparaissent dans mes lentilles. Je les ai lus tellement de fois que les lettres se mélangent, s'envolent, perdent tout leur sens. Pourtant, je continue, peut-être pour me convaincre que je n'ai plus le choix, peut-être par ennui.
« Ils m'ont assuré qu'ils ne pouvaient rien faire, alors que j'ai aussi insisté. Je n'ai fait que ça, mais ils ne veulent rien savoir. Ça leur est impossible. »
« Mon père a maugréé quelque chose qui me turlupine, par contre. Du genre : "il peut toujours m'en parler, mais j'ai assez fait pour lui" — et bien évidemment, j'ai demandé des explications, mais selon lui, je comprendrai lorsque je serai ECO. »
« Navy, ça me révolte tout autant que toi, que ton père, mais aussi des tas d'autres personnes meurent à petit feu sans que l'on ne puisse rien faire. Je te le jure. Je ne peux pas t'aider, mais un jour, je me rattraperai. Tu as tout mon courage, en attendant. Passe à la maison dès que tu en as besoin. Ou invite-moi autre part. »
Ses parents sont adorables, mais à cet instant, je les méprise avec force. Ma frustration alimente la flamme — ma rage — qui brûle sous ma poitrine. Plus les heures coulent, plus elle s'embrase... mais je n'ai pas de temps à perdre.
Les Brisés n'attendent pas pour se laisser mourir.
Mon seul espoir se trouve au Margarheart Store.
M'affaler sur ce trottoir ne sert à rien.
Au moins, j'aurai de quoi noyer mon chagrin dans un thé chaud, ce soir.
Margaret ne se repose pas à l'extérieur. Heureusement. Le cœur battant, je me réfugie dans les détails de la rue : les sièges moulants qui se fondent dans les murs, les fleurs qui poussent entre les pavés, les banderoles en hologramme qui pendent entre les bâtiments, l'odeur de l'artisane, spécialiste des bonshommes de bois... mais rien ne me retiendra éternellement.
L'enseigne de l'atelier m'invite. J'ouvre la porte d'entrée.
Le silence et l'embarras m'accueillent. L'atmosphère me comprime encore le cœur. Cet endroit retrouvera-t-il un jour son charme initial ? Il a survécu à la mort de papy-papy, mais celle de papa ? Une femme assise en tailleur sur le canapé en cuir papote, jusqu'à ce que nos regards se croisent. Elle souhaite la bonne journée à son aînée et fuit. Margaret me dévisage, inconsidérée, mais les mots lui manquent aussi.
Elle finit par briser la glace :
— Tu as doré tes iris.
— Le vert me rappelait les Absinthes.
La conversation ne décolle pas au-delà de ces deux phrases. Autant ne pas passer par quatre chemins.
— J'ai besoin de toi... pour un de mes cours.
— Je croyais que tu avais réussi tes examens.
— J'ai pas encore mon diplôme. Et... Et je suis pas encore aussi expérimentée que toi.
Brosse-la dans le sens du poil si tu ne veux pas empirer les choses.
— Je vois... Veux-tu que je t'apporte ton thé ?
— Non, ça ira, je fais que passer.
Je ne veux pas lui en vouloir, mais je n'y arrive pas. Pourquoi l'accusais-je alors qu'elle ne le méritait pas ?
Putain. Je me déteste. Je pense de travers.
Je vais devenir folle !
Je n'ai jamais refusé de thé, qui plus est. Elle va se douter de quelque chose. Alors, quitte à tenter le tout pour le tout...
— Est-ce que tu sais quoi que ce soit à propos des dessaignages manuels ?
Ses traits se plissent, son visage se referme. Je ne la reconnais plus.
— Que c'est une pratique qui ne devrait pas t'intéresser. Ton école accepte que tu en parles ?
— Oui, je vois pas pourquoi elle devrait pas.
— Car c'est illégal.
Illégal ?
— Je comprends que le dessaignage par brisement le soit, mais manuel ? Je veux dire...
— N'argumente pas, Vanadis. C'est un crime : le cœurtex est mis hors service, la personne perd toute émotion et désir de vivre... l'objectif et les fins sont pareilles à un brisement. Je le jugerais même plus cruel et dangereux encore, car cela implique que n'importe qui pourrait être victime de n'importe qui d'autre.
Margaret croise ses bras tatoués et m'accule d'yeux accusateurs, mais sa peau blafarde pendouille sous son menton, elle tremblote, le reste de son corps aussi, et je ne risque pas d'arranger la situation.
— Je pensais que c'était utilisé pour recycler le cœurtex des Absinthes qui sont jetés au Désert ?
— C'est faux.
— Comment tu l'expliques, alors ? Ils sont envoyés là-bas avec leur cœurtex ?
— Je ne sais pas. Sans doute. Je n'y suis pas allée pour vérifier. Vanadis, que fais-tu ici ? Tu m'en veux au sujet de ton père, c'est ça ? Je ne pourrais pas assez m'excuser et tu le sais. Alors, qu'as-tu dans la tête ? Je refuse de croire qu'il s'agit d'un projet d'école. Je sais quand tu mens. Tu arrêtes de bouger, tu verrouilles ton regard sur un point fixe, tu es toute tendue...
— Peut-être que je suis tendue parce que papa va crever et que tout le monde s'en fout.
— Je ne m'en fous pas, moi ! Je suis là pour t'aider, je l'ai toujours été, mais je suis ici victime autant que toi. Je n'ai pas de superpouvoirs.
L'entendre m'horripile, car elle a raison. Je la libère de l'emprise de ce regard qui l'agite et un long soupir m'échappe. Elle continue :
— Je me réveille chaque matin en me disant que ce sera le dernier. Que l'on me brise le cœurtex ou non, je ne tiens plus. Ne rends pas la tâche plus difficile.
Devant mes bottines, un médaillon métallique reflète les lampes rondes qui pendent à quelques mètres — le collier qu'elle m'a offert. Je le caresse du regard, déjà nostalgique, mais l'annonce l'a maudit. L'aura qu'il propage n'a plus rien de chaleureux ou d'encourageant. Tant que ma vie n'aura pas repris un cours normal, que papa n'ira pas mieux, il ne m'attirera que des pensées sombres.
Ma flamme m'incendie le corps.
Je m'arrache le talisman et le pose sur l'établi de la vieille dame. Un craquement retentit, mes poumons se bloquent — il provient du parquet, pas de mon cœurtex, ni du sien.
« Sache en tout cas que ce genre de chose rend ton cœurtex bien plus solide. Ils ne le briseront pas. »
Ni Margaret ni Oriane ne peuvent m'aider. Je n'ai donc plus le choix.
— Je m'en sortirai seule.
Sur ces mots, les épaules lourdes, je retrace mes pas et reprends ma marche funèbre vers l'incertitude.
Plus rien ni personne ne m'empêchera de libérer ma folie intérieure.
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